Depuis quelques années, les baies sauvages ont un goût étrange, rapportent des personnes âgées autochtones de l’Arctique canadien. Durant les décennies de vie de celles-ci, la saveur des aliments tirés de la nature s’est modifiée, selon les recherches du scientifique Alain Cuerrier, professeur associé au Département de sciences biologiques de l’Institut de recherche en biologie végétale, à Montréal.
"Chez les Inuit, les impacts des changements climatiques sont clairs, ils sont actuels, ça se passe présentement", souligne le chercheur.
Entre autres, la saveur du caribou, des phoques et des poissons n’est plus la même, disent les Inuit.
Au cœur du problème : le réchauffement climatique, qui vient déséquilibrer des écosystèmes fragiles, tels que ceux de la toundra arctique. Les plantes et les animaux qui y vivent se sont en effet adaptés aux conditions de cet environnement, mais si celles-ci changent, certains aspects des plantes changeront en conséquence.
"Si tu as des chaleurs intenses et pas de pluie, ça brûle les fruits sur la toundra, explique Alain Cuerrier. Pour des plantes habituées à être dans un certain froid, ça peut jouer un rôle sur la physiologie de la plante. Pour les Autochtones, ça se traduit par un goût plus insipide, plus sec."
Pour une personne n’ayant jamais mangé les fruits d’autrefois, le goût des baies d'aujourd'hui paraît sucré et doux. Cette augmentation du taux de sucre dans ces petits fruits est pourtant une conséquence directe du réchauffement climatique.
"Pour nous, les baies sont meilleures, mais les personnes âgées ne retrouvent plus le goût de leur enfance", fait valoir M. Cuerrier. De plus, la modification de la physionomie de ces fruits pourrait entraîner une baisse de leurs qualités médicinales.
Ces changements, en apparence anodins, sont pourtant d’une importance capitale pour les premiers peuples. "L’identité des Inuit est liée à l’alimentation, à la toundra, aux animaux, à leur langue... Tout ça définit un lien culturel avec un endroit", explique le chercheur.
Une jeune Inuk du Labrador m’a dit : "J’ai déjà perdu ma langue. Si je n’ai plus la nourriture qui me définit, je suis qui, moi?"
Alain Cuerrier, ethnobiologiste
"Ça fragilise ton lien identitaire. C’est énorme pour les Inuit, dit Alain Cuerrier. Ils voient déjà qu’il y a des plantes qui arrivent dans le nord du Québec, des nouveaux insectes... Ils me parlent d’animaux, comme l’ours noir, qui se rend là où il n’y a pas d’arbres maintenant."
M. Cuerrier n’est pas le seul chercheur à s’intéresser aux effets des changements climatiques sur nos aliments.
Au Japon, une étude sur le goût des pommes, qui s’est étirée sur plus de 40 ans et qui a été publiée dans la revue Nature(Nouvelle fenêtre), a conclu que la texture et la saveur des fruits étaient influencées par la température de l’air ambiant, les pommes devenant plus sucrées et moins fermes avec les années, à mesure que la Terre se réchauffe.
Il n’y a pas que la température qui change la qualité des fruits et légumes : la concentration de CO2 dans l’air joue elle aussi un rôle important sur des traits comme la teneur nutritionnelle et le goût, selon cet article paru en janvier dans le Journal of Innovation Economics & Management(Nouvelle fenêtre).
On y apprend que les températures plus élevées et le taux de gaz carboniques dans l’atmosphère ont des conséquences positives sur certains traits des fruits, comme leur taux de sucre et la présence accrue d’antioxydants, mais influence négativement la quantité de protéines et de minéraux présents dans plusieurs plantes nourricières, comme les tubercules.
En Chine et en Inde, le précieux thé est en train de perdre de sa valeur(Nouvelle fenêtre), puisque sa qualité est minée par des pluies plus abondantes. La dilution des composés aromatiques, causée par la présence plus abondante d’eau dans la plante, est le principal facteur de cette réduction de la qualité, mais des infestations d’insectes nuisibles plus fréquentes et des températures à la hausse entraînent des saisons plus difficiles pour l’exploitation des théiers.
En général, les cultivars des plantes maraîchères qui sont traditionnellement cultivées sur un territoire ou dont le goût définit ce qu’on appelle le "terroir" seront appelés à disparaître ou à évoluer, selon les scientifiques. Il ne s’agit donc pas de voir la tomate disparaître, mais bien les caractéristiques précises d’un cultivar, qui ne pourra plus pousser près de chez nous à cause d’un climat radicalement différent à celui auquel il est habitué, comme on l’apprend dans ce reportage de L’épicerie(Nouvelle fenêtre).
Tout cela fait dire à Alain Cuerrier que l’agriculture telle qu’on la connaît aujourd’hui doit commencer à s’adapter. "Il y a un mouvement au Nigéria, notamment, où on a décidé d’abandonner la course à la productivité pour adopter des plantes rustiques, qui ont de moins grands besoins en eau, suggère-t-il en exemple. Il va falloir se dire : il va y en avoir moins, mais au moins il y a quelque chose qui va pousser."
Propos recueillis par Ariane Labrèche.