La mise en avant systématique de la figure du «soignant-héros», dans l’émission cagnotte de France 2 masque la réalité : le manque de moyens des hôpitaux en grave difficulté.
Nous ne voulons pas de héros !
Tribune. Le 24 mars, France 2 organisait «une grande soirée de solidarité et d’appel aux dons». Le but : rendre hommage aux personnels hospitaliers et encourager chaque Français à verser de l’argent pour «soutenir les hôpitaux et l’ensemble des personnels soignants». Au premier regard, rien de bien polémique. Il s’agissait pourtant d’une cagnotte organisée par la sixième puissance mondiale pour sauver son hôpital.
Toute cette bonne humeur forcée et cet étalage de générosité nous racontaient la fiction d’une France unie, sans conflit ni critique, où personne n’est responsable de rien. Cette émission excluait en effet toute possibilité de relier le drame en cours à des choix de politiques budgétaires et fiscales de ce gouvernement et des précédents. Pas un mot sur les mois de contestation des personnels hospitaliers. Pas un mot sur leur combat pour défendre un hôpital public de qualité garantissant l’égalité d’accès aux soins. Pas un mot sur l’expression de leur souffrance au travail et sur la répression violente de certaines de leurs manifestations.
Des besoins connus depuis des années
Le lendemain de cette émission infantilisante, le Président intervenait à la télévision, laissant enfin espérer des mesures concrètes. Pourtant, dans ce discours à la mise en scène et à la rhétorique martiales, rien d’autre que des propos vagues et abstraits, alors que les besoins sont largement connus, depuis des années. Le Président a préféré défendre une «union nationale» dont il serait le seul dépositaire. Ses mises en garde contre «celles et ceux qui voudraient fracturer le pays» visaient implicitement toutes celles et ceux qui se permettent de critiquer son action ou tout simplement de rappeler les origines politiques de cette crise. Tous ceux-là deviennent des déserteurs, des mutins, les casseurs de l’esprit républicain.
La mise en avant systématique de la figure du «soignant-héros», dans cette émission cagnotte de France 2 comme dans la communication de l’exécutif, participe de cette rhétorique de l’union. Qui aurait envie de critiquer les soignants qui se sacrifient dans les hôpitaux ? Il faut effectivement avoir des qualités hors du commun pour accepter de travailler jour et nuit, au cœur de cette crise, pour des salaires horaires trop faibles, sans toujours toutes les protections indispensables (les masques bien sûr, mais aussi les surblouses, les charlottes, les surchaussures, etc.) La réalité, c’est que les personnels hospitaliers n’ont pas le choix : ils sont obligés de se comporter en héros. Ce rôle leur a été imposé. Pas seulement à cause du Covid-19. Mais aussi parce que ce nouveau virus vient percuter de plein fouet un hôpital en grave difficulté. Le discours de l’héroïsme sert ainsi à masquer le manque de moyens. Voire à le justifier. Si un système collectif résiste grâce aux sacrifices immenses de quelques-uns, à quoi bon l’améliorer ?
Dans ce contexte de crise, les plus jeunes comme les plus âgés, des étudiants aux retraités, sont envoyés «au front» sans armes ni munitions, pour reprendre la métaphore guerrière prisée par l’exécutif. Les personnels hospitaliers s’épuisent, physiquement et moralement, et risquent leur vie pour sauver la nôtre. Déjà plusieurs sont morts ou en réanimation. Nous ne voulons pas de héros qui portent à bout de bras l’hôpital, au prix de ces sacrifices inhumains.
Ne pas lâcher
Ce qui se joue avec la figure du héros apparaît alors plus nettement : même s’il s’agit de nous faire croire qu’il n’est question que d’émotions et de sentiments, on discerne en réalité un projet politique. Car le héros, c’est un demi-dieu, un personnage exceptionnel. Autrement dit, c’est promouvoir la puissance solitaire de l’individu plutôt que la réussite du collectif. Or l’hôpital n’a pas tant besoin de surhommes ou de surfemmes que d’avoir les moyens de fonctionner dignement. Les sacrifices d’aujourd’hui auraient pu être en grande partie évités si les personnels hospitaliers avaient été écoutés et si d’autres choix politiques avaient été faits.
D’autres crises, sociales, économiques, climatiques, succéderont à celle que nous vivons, qui n’est qu’une première alerte, terrible. A chacune d’entre elle, faudra-t-il accepter le chantage à l’union de ceux-là mêmes qui refusent de prendre les mesures qui permettent d’éviter ou au moins d’atténuer les crises et leurs conséquences sociales ? Nous ne pouvons pas à chaque fois congeler la vie politique et démocratique. Malgré la gravité de la situation, malgré le confinement, le débat sur l’avenir de nos services publics, de la santé mais aussi de la recherche, de l’éducation, est essentiel.
L’expression de désaccords n’est pas une sécession morale. C’est maintenant qu’il faut se battre pour le monde que nous voulons, ne pas lâcher, parce que si nous attendons poliment l’autorisation de parler, il sera trop tard. Et le jour d’après sera exactement le même que le jour d’avant.
Signataires : Julien Taieb, médecin à l’hôpital Européen Georges-Pompidou, Sonia Salimon, professeure de lettres, Melissa Hadoux, psychologue clinicienne, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Antoine Hardy, enseignant à SciencesPo, Hugo Huon, infirmier à l’hôpital de Lariboisière, Tamara Ben Ari, chercheuse à l’Inrae, mOlivier Berné, chercheur au CNRS, Christophe Le Tallec, aide-soignant, Baki Youssoufou, chef d’entreprise, Yacine Ait Kaci, président de la Fondation ELYX, Marie-Hélène Metzger, médecin de santé publique, AP-HP, Mélanie Teyssier, cadre de santé, membres du collectif ConfinésMobilisés, qui a lancé le 24 mars la pétition #JeNeSuisPasUnHéros : https://confinesmobilises.wesign.it/fr