Voici venu le moment d'aborder la Déportation, ce grand traumatisme historique qu'un sens aigu de la litote amena les Acadiens à appeler pudiquement "le Grand Dérangement"...
En 1713, par le traité d'Utrecht, les Français avaient perdu Terre-Neuve, la baie d'Hudson et la presqu'île de l'Acadie (qui devenait la Nouvelle-Ecosse -Nova Scotia-), dont les frontières étaient toutefois restées floues. Ils avaient conservé l'Ile Royale (aujourd'hui Cap-Breton) et les rives du Saint-Laurent.
Après le Traité d'Aix la Chapelle, en 1748, les britanniques, soucieux de garantir leur main-mise sur la Nouvelle-Écosse, y envoyèrent 2 500 colons et fondèrent le port de Halifax, sur la côte sud. Par ailleurs, depuis le traité d'Utrecht, ils avaient exigé des Acadiens un serment d'allégeance à la couronne d'Angleterre. La plupart l'avaient signé, mais en exigeant de pouvoir rester catholiques et de ne pas avoir à combattre les Français. Ils revendiquaient le statut de "Français Neutres".
Les Anglais n'ayant aucune confiance dans les Acadiens malgré le serment envisageaient régulièrement de s'en débarrasser. Sans compter que s'emparer de leurs bonnes terres serait un bonus appréciable. Mettant fin à des décennies de tergiversations, en 1755, Charles Lawrence, lieutenant-gouverneur de Nouvelle Écosse, prit l'initiative de les déporter. Londres n'avait pas donné l'ordre d' expulsion, mais Lawrence ne fut pas désavoué.
Après plusieurs semaines de préparatifs secrets, et l'arrestation de divers Acadiens à certains endroits, le lieutenant-colonel John Winslow, accompagné de 313 soldats britanniques, arriva par bateau le 20 août dans le bassin des Mines. Il se rendit à l'église Saint-Charles et s'y installa, après avoir fait enlever les objets de culte par quelques habitants. Le 21, les soldats construisirent une palissade autour de leur camp, puis une autre le 30 autour du cimetière.
Entre le 31 août et le 2 septembre, Winslow et ses hommes visitèrent les différents hameaux et villages des Mines. Ils observèrent que la moisson était en train de se terminer. Les Acadiens, habitués à la présence anglaise, poursuivaient leurs travaux. Winslow rédigea une proclamation qui leur fut signifiée le 4 septembre :
« Aux habitants du district de la Grand-Prée, rivière des Mines, rivière aux Canards, etc., [...] j’ordonne [...] à tous les habitants, y compris les vieillards, les jeunes gens ainsi que ceux âgés de dix ans, [...] de se réunir à l’église de la Grand-Prée, le vendredi, 5 courant à trois heures de l’après-midi, afin de leur faire part des instructions que nous sommes chargés de leur communiquer. [...] aucune excuse, de quelque nature qu’elle soit, ne sera acceptée et que le défaut d’obéissance aux ordres ci-dessus entraînera la confiscation des biens et effets."
Le capitaine Murray adressa une sommation équivalente aux habitants de Piziquid et alentours.
Le lendemain, vendredi 5 septembre, les hommes et garçons âgés de plus de dix ans de tous les villages des Mines - Grand-Pré, Habitants, Canard, Gaspereau...-, soit 418 personnes, se rendirent donc à l'église. Les soldats britanniques fermérent aussitôt les portes, et Winslow fit lire par un interprète la déclaration suivante :
Journal de Winslow p 178
« Messieurs,
J'ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence les instructions du Roi1 que je tiens en main. [...] Le devoir qui m'incombe, quoique nécessaire, est très désagréable à ma nature et à mon caractère, de même qu'il doit vous être pénible[...]
Je vous communique donc, sans hésitation, les ordres et instructions de Sa Majesté, à savoir que toutes vos terres et habitations, bétail de toute sorte et cheptel de toute nature, sont confisqués par la Couronne, ainsi que tous vos autres biens, sauf votre argent et vos meubles, et vous devez être vous-mêmes enlevés de cette Province qui lui appartient. C'est l'ordre péremptoire de Sa Majesté que tous les habitants français de ces régions soient déportés. [...] je veillerai aussi à ce que les familles s'embarquent au complet dans le même vaisseau [..] et j'espère qu'en quelque partie du monde que vous puissiez vous trouver, vous serez de fidèles sujets, un peuple paisible et heureux2. Je dois aussi vous informer que c'est le bon plaisir de Sa Majesté que vous restiez en sécurité sous la surveillance et la direction des troupes que j'ai l'honneur de commander et ainsi je vous déclare prisonniers du roi. »
Le 15 septembre, Winslow établit la liste des Acadiens emprisonnés dans l’église de Saint-Charles, liste dont+ l'original se trouve aujourd'hui à Boston, et dont on peut voir un fac-similé au Musée de Grand’Pré. On y trouve les noms des habitants français de Grand’Pré, Rivière des Mines, Habitant, Rivière-aux-Canards, le nombre de leurs enfants, et le détail de leur bétail.
Expulser des milliers de personnes demandait une lourde logistique. Il fallut attendre plusieurs semaines l'arrivée progressive de tous les bateaux nécessaires pour transporter les habitants des paroisses Saint Charles de Grand-Pré, Saint-Joseph de la Rivière aux Canards, Sainte-Famille et Assomption de Piziquid. Les femmes et les enfants furent chargés de fournir la nourriture aux prisonniers. Pour empêcher que les habitants qui avaient pu s'enfuir ne puissent revenir s'installer après le départ de la flotte, Winslow fit brûler les hameaux et les champs3. A Beaubassin au fond de la baie Française et à Port Royal sur la rivière Dauphin, la situation des acadiens était la même... (Deux ans plus tard, un officier britannique décrivit les villages acadiens de Port Royal en ruines et les poiriers et pommiers abandonnés croulant sous le poids des fruits...)
Le 10 septembre, Winslow note dans son journal :
« J'ai remarqué ce matin une agitation inaccoutumée qui me cause de l'inquiétude. J'ai réuni mes officiers, il fut décidé à l'unanimité de séparer les prisonniers... Nous avons convenu de faire monter 50 prisonniers sur chacun des cinq vaisseaux arrivés de Boston et de commencer par les jeunes gens. [...] Selon mes ordres, tous les habitants français furent rassemblés, les jeunes gens à gauche. J'ordonnai au capitaine Adams, aidé d'un lieutenant et de 80 officiers et soldats, de faire sortir des rangs 141 jeunes hommes et de les escorter jusqu'aux transports. J'ordonnai aux prisonniers de marcher. Tous répondirent qu'ils ne partiraient pas sans leurs pères. [...] J'ordonnai alors à toute la troupe de mettre la baïonnette au canon et de s'avancer sur les Français. [...] Ils s'avançaient en priant, en chantant, en se lamentant et sur tout le parcours d'un mile et demi, les femmes et les enfants venus au-devant d'eux, priaient à genoux et pleuraient à chaudes larmes. J'ordonnai ensuite à ceux qui restaient de choisir parmi eux 109 hommes mariés qui devaient être embarqués après les jeunes gens [...] Ainsi se termina cette pénible tâche qui donna lieu à des scènes navrantes...»
Les familles de Grand-Pré commencèrent à embarquer à leur tour le 8 octobre. Elles le firent, note Winslow, "à contrecœur, les femmes en grande détresse emportant leurs enfants dans leurs bras. D'autres portant leurs parents décrépits dans leurs charrettes et tous leurs biens. Se déplaçant dans une grande confusion [...] scène de malheur et de détresse5."
C'est dans ce contexte que mourut le vieux Jacques LEBLANC (mon sosa 1232), alors âgé de 75 ans, petit-fils de Daniel le pionnier et de Françoise GAUDET par leur fils René, certainement terrassé de chagrin alors que ses frères et sœurs, ses 13 enfants, ses nombreux petits-enfants et petits-neveux, étaient sommés de monter à bord de bateaux différents, avant d'être éparpillés sur des milliers de kilomètres. Car malgré la promesse de Winslow, dans la confusion des embarquements, bien des familles se retrouvèrent séparées, et les milliers d'Acadiens expulsés de leurs terres de Grand-Pré, Piziquid, Beaubassin ou Port Royal, furent envoyés vers différentes colonies de la Nouvelle Angleterre : Massachussetts, Pennsylvanie, Virginie, Caroline du Nord, Connecticut, Maryland... L'objectif de Lawrence était non seulement d'expulser les Acadiens de Nouvelle Écosse, mais également de les disperser, pour les empêcher de se regrouper et de reconstruire leurs communautés.
Le cas des enfants de Jean Baptiste DUON (sosa 624) et Agnès HEBERT (S 625) de Port Royal illustre bien cet éparpillement :
Agnès, veuve depuis 1746, avait 59 ans lors du Grand Dérangement, 11 enfants âgés de 16 à 40 ans, et un certain nombre de petits-enfants. Elle se retrouva brutalement et définitivement séparée de toute sa famille, excepté son fils Louis Basile, 27 ans, et sa plus jeune fille, Rosalie, 16 ans, transportés comme elle à New York.
Lorsque les rafles avaient commencé à Port-Royal, ses fils Honoré, 38 ans, Charles, 21 ans, et Claude,18 ans, étaient parvenus à s'enfuir dans les bois (où ils survécurent dans des conditions terribles de famine et de maladie avec des centaines d'autres acadiens en fuite pendant quelques années, avant d'être repris et emprisonnés par les Anglais).
Agnès vit ses autres enfants embarqués sur des bateaux qui allaient partir :
pour Boston : avec Jeanne, 36 ans, et Abel, 32 ans
Pourtant, ceci n'était que le début d'une dispersion qui allait mener les enfants et petits-enfants d'Agnès bien plus loin encore (Québec, Louisiane, Angleterre, Martinique, France, etc...), et elle ne les revit jamais...
Les départs vers l'exil s'échelonnèrent de fin octobre au 20 décembre, et le voyage fut effroyable. Il faut dire que les bateaux affrétés n'étaient pas du tout adaptés à des passagers humains; la plupart servaient normalement au transport de bétail ou de marchandises, et malgré quelques modifications en prévision de la déportation, ils ne permettaient pas aux prisonniers de se tenir debout. De plus, l'air était irrespirable et vicié dans les cales surchargées de passagers (les capitaines britanniques étant rémunérés à la quantité d'acadiens embarqués n'avaient donc pas hésité à enfreindre les règlementations de l'époque), et la nourriture insuffisante. La maladie, le manque d'hygiène, la malnutrition et le désespoir firent des ravages. D'autant que si l'embarquement avait commencé le 10 septembre, les bateaux tardèrent des semaines avant de prendre la mer, et certains prisonniers y passèrent donc plusieurs mois 4.
Pour aggraver encore la détresse des déportés, la flotte partie fin octobre essuya une grosse tempête peu après le départ, obligeant certains bâtiments à faire relâche à Boston, le temps de réparer les avaries. Les autorités locales qui montèrent inspecter les bâtiments constatèrent la surpopulation, la présence de malades et le manque de provisions, ce qui n'empêcha pas les bateaux de reprendre leur route vers le sud...
Ce furent donc des prisonniers épuisés, affaiblis, souvent malades, qui arrivèrent à leurs destinations au fil des mois. Un certain nombre étaient morts pendant le voyage. D'autres moururent peu après l'arrivée, comme à Philadelphie où, sur les 454 acadiens débarqués en novembre, 237 furent rapidement emportés par la variole.
Les Anglais n'avaient pas pris la peine d'avertir leurs colonies de Nouvelle Angleterre de l'envoi de ces prisonniers. Les capitaines des navires étaient simplement chargés de remettre une lettre explicative aux autorités locales en débarquant... L'arrivée soudaine de ces exilés faméliques, malades, en haillons, étrangers et d'une autre religion (catholiques et considérés comme plus français que neutres), fut donc vue d'un très mauvais œil. Dans plusieurs colonies, on tergiversa des jours voire des semaines avant de les autoriser à débarquer, les laissant souffrir encore de la faim et du froid (novembre/décembre en Amérique du Nord...), toujours entassés sur les bateaux...
Parmi ces malheureux passagers se trouvaient :
Marie Josèphe LEBLANC, 50 ans, fille du vieux Jacques mort de chagrin en octobre à Grand Pré, avec mari et enfants, et avec son frère Jacques6, 47 ans, leur soeur Madeleine, 43 ans, leur soeur Elisabeth, 28 ans
Anne LE PRINCE (sosa 1239 et 1255), veuve RIVET, 70 ans, avec son fils Michel RIVET et sa seconde femme , son fils Etienne avec sa famille, le mari de sa fille Anne décédée en Acadie en 1750, et les enfants de celle-ci, et sa petite-fille Françoise, 22 ans, fille de Marie Rose (sosa 619 et 627). Par contre, Marie-Rose fut envoyée en Virginie avec ses autres enfants, Jean,8 ans, Marie Joseph,6 ans, Anne (sosa), 16 ans, Marguerite (sosa) 20 ans
C'est là que fut transportée Catherine LEBLANC, 30 ans, autre fille du vieux Jacques.
L'arrivée des "papistes" fut donc très mal acceptée. Là aussi, les enfants, employés comme domestiques dans des familles britanniques ou mis en apprentissage, furent volontairement séparés de leurs parents. La pratique de la religion catholique était interdite, et les Acadiens étaient assignés à résidence. Les débuts de la Guerre de Sept Ans au printemps 1756 aggravèrent encore leur situation, car les bostoniens craignaient qu'ils ne pactisent avec l'ennemi français et ne s'enfuient pour les rejoindre...
A Boston furent envoyés :
Jean TRAHAN, (sosa 630) , âgé de 58 ans, petit fils de Guillaume (lien) et de Madeleine BRUN, installé en Acadie à la Rivière aux Canards; je ne sais pas si sa femme Marie HEBERT l'accompagnait ou si elle était déjà décédée, ou si elle a été envoyée ailleurs. En tout cas il fut séparé de sa fille Marie Isabelle (dite aussi Elisabeth), 29 ans (ma sosa 315), envoyée en Virginie avec son (premier) mari et son fils de 6 ans
A New-York, Agnès HEBERT (sosa 625), qui avait déjà perdu presque toute sa famille au départ de la Nouvelle Écosse, fut séparée de sa fille Rosalie DUON, qui n'avait que 16 ans et dut rejoindre une famille locale.
Et enfin, en Virginie, où furent envoyés la plupart de mes Sosas, le gouverneur refusa absolument de les accueillir. Après leur avoir fait attendre une décision pendant des mois, les autorités de Virginie décidèrent finalement de rendre la pareille aux autorités anglaises, et d'expédier les pauvres expulsés survivants en Angleterre, sans prévenir la Couronne. C'est ainsi que le 10 mai 1756, quatre vaisseaux transportant 1044 Acadiens cinglèrent vers l'Europe, et après une pénible traversée, accostèrent à Falmouth, Liverpool, Bristol, et Portsmouth (puis Southampton).
10 de mes Sosas subirent ce pénible destin (sans compter leurs nombreux proches et tous les autres) :
Françoise GRANGER, 55 ans, Olivier DAIGRE, 52 ans, Rose RIVET, 48 ans, "Marie" Josèphe TRAHAN, 44 ans, Honoré DAIGRE 29 ans, Elisabeth TRAHAN, 29 ans, Cyprien DUON, 25 ans, Charles LEBLANC 21 ans, Marguerite LANDRY 20 ans, Anne LANDRY 16 ans
En tout, outre mes ancêtres directs et leurs enfants, près de 7 000 Acadiens furent déportés de Nouvelle Ecosse pendant le dernier trimestre de 1755. Beaucoup moururent dès les premières semaines, et la plupart des survivants connurent misère et dénuement pendant de nombreuses années*** , et encore bien des vicissitudes. Ils furent de fait les premières victimes de la Guerre de Sept Ans, qui allait commencer officiellement le 29 août 1756 et bouleverser définitivement Europe et Amérique. Le Traité de Paris en 1763, en les libérant du joug britannique, accentua leur éparpillement, et la diaspora acadienne a depuis semé des descendants un peu partout sur la planète...
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Notes :
1) En fait, c'était un mensonge, les instructions venaient de Lawrence
2) Ben voyons...
3) "depriveing those who shall escape of all meam of shelter or support by burning their houses and destroying everything that may afford them the means of subsistance in the countrey." (Instructions du 11 août 1755. Journal de Winslow. N. S. H. S. vol. III, p. 80.) ("privant ceux qui s'enfuiront de tous moyens d'abri ou d'aide en brûlant leurs maisons et en détruisant tout ce qui pourrait leur fournir des moyens de subsistance dans la région")
4) Grand Pré, 20 décembre 1755: le capitaine Phins Osgood écrit au Colonnel Winslow: "This serves to inform you that the French which you left under my care are all removed. The last of them sailed this afternoon, in two schooners, viz., the Race Horse, John Banks, master, with 112 persons. Ranger, Nathan Monrow, master, with 112 persons. Banks for Boston. Monrow for Virginia." (NSHS#3, p. 192.) ("Ceci pour vous informer que les Français que vous avez laissés à mes soins sont tous partis. Les derniers d'entre eux ont pris la mer cet après midi, dans deux schooners, le Race Horse, capitaine John Banks, avec 112 personnes; le Ranger, capitaine Nathan Monrow, avec 112 personnes. Banks parti pour Boston, Monrow pour la Virginie.")
5) "very sullenly and unwillingly, the women in great distress carrying off their children in their arms. Others carrying their decrepit parents in their carts and all their goods. Moving in great confusion and [it] appears as a scene of woe and distress."
6) En 1767, Honoré LEBLANC déclare Catherine envoyée au Maryland, et Jacques envoyé en Pennsylvanie; à voir où sont l'un et l'autre quelques années plus tard, c'est visiblement l'inverse : en 1763, Jacques est à Oxford, Pennsylvanie, et en 1762, Catherine est à Philadelphie. Il y a quelques erreurs dans la déclaration de leur frère Honoré à Belle-Isle. Il faut dire que les faits dataient de 15 ans, et les nouvelles circulaient difficilement. Il est même remarquable que les Acadiens de Belle Isle aient eu tant d'informations sur le devenir de leurs familles dispersées
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Sources principales :
-The Collections of The Nova Scotia Historical Society (NSHS) et en particulier Les bateaux de la Déportation