Parmi les toutes premières familles installées à Port Royal figure celle de Guillaume TRAHAN (mon sosa 2468, 2520, 9862). Alors que les origines françaises de bon nombre de pionniers restent floues et sujettes à controverses, on suit clairement la trace de Guillaume dès avant sa venue.
Il est l'un des sept enfants répertoriés de Nicolla TRAHAN et Renée DESLOGES, de Montreuil-Bellay (Indre et Loire). Il se marie1 à St Etienne de Chinon le 13 Juillet 1627 avec Françoise CORBINEAU (S 9863). Vers 1629 naît leur fille Jeanne, puis un autre enfant quelque temps après. Guillaume est maréchal de tranchant, c'est-à-dire qu'il fabrique toutes sortes d'outils tranchants: haches, couteaux, faux, serpettes, faucilles, ciseaux de menuisier, etc., et même des ustensiles de table, comme couteaux, fourchettes, cuillères...
Il mène une vie paisible auprès de ses parents, ses frères François et Nicolas, ses soeurs Renée, Anne et Lucrèce2, sa femme et ses enfants... Mais voilà qu'en 1635, il est (ainsi que quelques autres) condamné pour avoir défriché et coupé du bois dans la forêt de Bourgueil. Ces défrichages semblent avoir été habituels depuis une quarantaine d'années, il n'est visiblement pas le seul ni le premier, mais un coup d'arrêt est soudain donné par les autorités à cette pratique. Selon le jugement de la maîtrise de Chinon,
Les habitants des paroisses St Germain et St Nicolas de Bourgueil, le procureur joinct........ et en outre Messire Léonor d'Etampes......ordonne à trois religieux, deux écuyers, un garde marteau de la forêt de Bourgueil, Guillaume TRAHAN........et quelques autres personnes que ce qui a esté entrepris, usurpé et déffriché par lesdictz deffendeurs des appartenances et dépendances de ladicte fôretz de Bourgueil depuis 40 ans en ladicte conservée par les procès verbaux de visitation et d'arpentaige et prétendus baux à rente que nous avons déclaré nulz et de nul effect, sera réuny en l'avenir au corps de ladicte forêtz de Bourgueil.......faisant inhibition expresse ausdictz deffendeurs et tout aultres de deffricher abattre ne couper aucun bois ........ne changer la nature d'icelle à peine de 500 livres d'amende..... sont condamnés ..... le dict Duberlé en 50 livres d'amende ......le dict TRAHAN 20 livres d'amende et soixante dix livres pour la valleur et estymation du jeune bois qui estoit en deux arpents qu'il a fait arrachez dont partie a esté trouvée en sa maison et oultre en quarante livres pour les domaiges et intêretz.....".3
Condamné à payer un total de 130 livres (une très grosse somme!) pour avoir défriché deux arpents de forêt, Guillaume doit être furieux, sans compter que ce jugement le met probablement dans une situation financière délicate.
Or il se trouve que depuis 16324 le tourangeau Isaac de Razilly s'efforce de développer l'Acadie, avec le soutien de Samuel de Champlain et Richelieu. Et fin 1635, peu après les déboires judiciaires de Guillaume, de Razilly fait recruter dans la région paysans et artisans pour aller travailler dans la toute jeune colonie encore embryonnaire.
Plusieurs habitants de la région vont se décider à partir à l'aventure vers ce continent de tous les possibles. Il s'agit de quatre jeunes couples de laboureurs de Bourgueil, qui n'ont encore qu'un ou deux enfants, ainsi qu'une veuve et ses deux enfants. S'y ajoutent cinq laboureurs célibataires , et, venant de Chinon, un tonnelier, deux tailleurs d'habits, deux laboureurs et un savetier.
Après sa mésaventure au tribunal, on peut imaginer que Guillaume et sa femme n'ont pas hésité longtemps à aller se construire une nouvelle vie au-delà de l'océan, là où défricher ne serait plus interdit mais au contraire encouragé, et où les autorités seraient bien lointaines... Ils se joignent donc, avec leurs deux enfants d'environ 7 et 5 ans et un valet, au groupe qui descend la Loire début 1636 et rejoint un navire de 252 tonneaux, le St Jean, que Claude de RAZILLY (frère d'Isaac) a affrété pour le long voyage.
L'équipage est constitué essentiellement de matelots de la Rivière d'Auray, d'où vient également le capitaine, Pierre SAUVIC. Le navire fait d'abord voile vers Bayonne, où sont recrutés 8 charpentiers et un maître charpentier basques, ainsi que 3 matelots pour renforcer l'équipage.
Puis le Saint Jean remonte sur la Rochelle, où embarquent 4 saulniers plus un maître et sa femme "pour aller faire des marais en la Nouvelle France", ainsi que le reste des passagers : tout d'abord Nicolas Le Creux, lieutenant de de Razilly, avec sa femme, Anne Motin, ses beaux-frères et belle-soeur, une cousine, et une "fille de leur suite" (= servante?). Le Creux a également embauché des "hommes de travail" : divers laboureurs et un fendeur de bois de Dijon, un maître charpentier de moulin et deux autres charpentiers venus de Paris, 3 matelots supplémentaires, un charpentier de Saint-Malo, un maître cannonier de La Rochelle, un vigneron, un maître armurier et serrurier, un maître farinier, un maître jardinier... Embarquent également quelques autres, aux spécificités non détaillées.
Au total, ce sont donc 18 membres d'équipage et 78 passagers (dont 9 enfants) qui quittent La Rochelle le 1er avril 1636 pour le "Nouveau Monde", certains pour s'installer définitivement, d'autres juste pour remplir un engagement de quelques saisons...
Fin mai, après 2 mois de navigation, le Saint Jean jette enfin l'ancre devant la Hève, dans le sud de la péninsule acadienne. Les passagers apprennent alors qu'Isaac de Razilly est mort, et que Charles de Menou, sieur d'Aulnay, qui a pris la relève, souhaite transporter la colonie à Port Royal, sur la côte nord. En effet, à La Hève, les terres cultivables sont rares et pauvres, tandis qu'à Port Royal, les premiers défrichements effectués sont très prometteurs. Le navire va donc permettre de déménager la colonie.
Dès l'été, les gros travaux commencent : construction de 2 moulins (l'un à eau et l'autre à vent), de 5 pinasses, plusieurs chaloupes et 2 petits vaisseaux, 2 fermes, des habitations, granges, étables. On s'emploie à construire des digues et des marais salants... Nul doute que Guillaume a fort à faire à fabriquer les outils nécessaires outre ceux qui ont dû être apportés par le St Jean.
Lui qui, un an plus tôt, s'était fait sévèrement sanctionner pour avoir défriché deux arpents de forêt en France, doit se réjouir de voir ces étendues immenses d'arbres que l'on peut à loisir abattre pour construire bateaux, moulins et maisons...
Vu l'urgence de s'installer avant l'hiver, les premières maisons sont assez grossières, faites d'arbres non équarris, couvertes d'écorce de bouleau ou avec des roseaux. De l'argile mêlée de paille permet d'assurer l'étanchéité des murs. (Plus tard, la construction d'un moulin à scie permettra d'équarrir les arbres et de construire de façon plus raffinée.) Le bois permet également de fabriquer des meubles et de façonner bols, assiettes, cuillers... La forêt et ses ressources sont vitales pour la colonie naissante...
Comme il n'existe pas encore de chemins, les nouveaux colons creusent des embarcations dans des troncs d'arbre et se fabriquent des canots en écorce de bouleau, à l'instar des autochtones...
Il faut aussi rapidement labourer les terres défrichées et préparer les semences pour s'assurer l'autonomie l'année suivante... Bref, après des mois d'inaction depuis le départ de Bourgueuil, c'est l'effervescence dans la petite colonie...
Les années suivantes, tandis que les engagés peu à peu regagnent la France, les quelques familles venues s'installer définitivement s'enracinent dans le nouveau continent.
Vers 1643, Jeanne TRAHAN (ma sosa 4931), 14 ans, la fille de Guillaume venue de France sur le St Jean à l'âge d'environ 7 ans, épouse Jacob BOURGEOIS (S 4930), 22 ans, membre très actif de la colonie, arrivé en Acadie le 6 juillet 1641 sur le Saint-François en provenance de La Rochelle. Il est chirurgien, mais se fera aussi au fil du temps constructeur de navires, commerçant, interprète entre Français et Anglais, et cultivateur... Guillaume sera grand-père dès l'année suivante, et au total, le couple lui donnera 11 petits-enfants.
Le nom de Guillaume TRAHAN apparaît dans différents documents concernant l'histoire de Port Royal, et notamment le 16 août 1654, quand il signe la capitulation en tant que "syndic des habitants".
Françoise et lui n'ont apparemment pas d'autre enfant après leur arrivée en Acadie, mais Françoise est toujours en vie en 1649, puisque dans son testament, le 20 janvier 1649, Charles de Menou, gouverneur de l'Acadie, demande à sa femme de ne pas oublier la femme de Guillaume TRAHAN :
« … Je la suplye davoir soin de Laverdure de sa femme; elle noublira pas la femme Guillaume TRAHAN et le tout autant que nostre bon dieu luy donnera les moiens et des richesses»
En 1666, toutefois, Guillaume est devenu veuf, puisqu'il se remarie avec la jeune Madeleine, fille de Vincent BRUN et de Renée BREAU (ou BRAULT / BRODE), elle-même arrivée en Acadie à l'âge de 3 ans. Il est déjà âgé d'une soixantaine d'années, tandis que la jeune épousée n'a que 21 ans, un de moins que l'aînée des petits-enfants de Guillaume... Cette très grande différence d'âge ne les empêchera pas d'avoir 6 enfants, avant le décès de Guillaume vers 16845.
Guillaume aura donc vécu près de 50 ans en Acadie, entouré de ses chères forêts...
PS : j'ai choisi de centrer cet article sur mon ancêtre Guillaume TRAHAN (dont je descends trois fois, par ses deux épouses), mais la forêt n'était pas seulement une ressource en matériaux pour les Acadiens. Elle fut aussi pour eux à diverses occasions un refuge. Quand les Britanniques arrivaient par la mer pour faire des raids contre les Acadiens, allant dans certains cas jusqu'à tuer les bestiaux, détruire les récoltes et brûler les maisons, comme en septembre 1696 à Beaubassin, la population fuyait dans les bois, où les Anglais n'osaient pas pénétrer. Et plusieurs milliers d'Acadiens s'y cacheront à partir de 1755 pour fuir la déportation.
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Notes :
1 acte découvert par Jean Marie GERME. Par contre, son acte de naissance ne nous est pas parvenu, certains registres étant manquants au début du siècle à Montreuil Bellay. Il est sans doute né entre 1607 et 1609.
2 Si l'on a confirmation par leurs actes de mariage que les frères sont devenus adultes, je ne suis pas sûre du devenir des filles
3 cité par Geneviève Massignon dans sa thèse Les Parlers français d'Acadie - Sorbonne - 1962
4 29 mars1632 : traité de St Germain en Laye par lequel l'Angleterre rend la Nouvelle France dont elle s'était emparée en 1629
5 Madeleine, chargée de jeunes enfants à élever, se remariera très rapidement, avec Pierre BEZIER, dit La RIVIERE, et aura avec lui une petite fille, Suzanne (âgée de 5 mois lors du recensement de 1686). Ce second mari sera lui aussi nettement plus âgé qu'elle, puisqu'il décèdera en 1706, à l'âge annoncé de "90 ans"! même si cette estimation est sans doute excessive, il devait être pour le moins sexagénaire lors de son mariage avec Madeleine, tandis qu'elle avait tout juste la quarantaine.