La notion de gratuité s’articule autour de deux dimensions. La première correspond à l’idée de non-contrepartie financière. « Gratis » signifie obtenir quelque chose pour rien, sans payer. En ce sens, l’économie de la gratuité semble en essor. Le marketing utilise depuis bien longtemps la technique de la gratuité. Pour exemple, Gillette, en offrant ses rasoirs et en faisant payer ses lames, a été l’une des marques pionnières dans ce domaine.
Le modèle freemium, qui consiste à proposer une version gratuite grand public couplée avec une version payante, est aujourd’hui largement exploité par les marques dans de nombreux secteurs. Avec Internet, l’économie de la gratuité semble à son apogée. Musiques offertes en ligne, logiciels open source, cours en ligne gratuits sous forme de MOOC, autant d’exemples qui illustrent l’essor du phénomène de gratuité. Et Chris Anderson d’intituler son célèbre ouvrage : « Free ! Entrez dans l’économie du gratuit ».
Si les modèles économiques fondés sur l’absence de contrepartie pécuniaire semblent effectivement se développer, les services proposés n’en demeurent pas pour autant totalement gratuits, en ce sens que la réciprocité est toujours attendue. Gillette offrait ses rasoirs pour pouvoir mieux vendre ses lames. Les modèles freemium consistent in fine à miser sur le fait que certains des consommateurs vont passer à la version payante. Le développement de nombreux modèles gratuits, tels que celui de Waze par exemple, s’appuie sur une contrepartie financière pour l’entreprise, contrepartie assurée par la publicité.
Ceci nous amène à considérer la deuxième dimension de la gratuité, celle qui correspond à l’idée de faire quelque chose « pour rien », sans utilité évidente, sans attente de contrepartie, sans équivalence. D’aucuns diront que cette gratuité-là n’existe pas, comme le suggère l’adage américain bien connu, « There is no such thing as a free lunch » (« les déjeuners gratuits n’existent pas »). Dans quelle mesure peut-on alors parler d’économie de la gratuité ? Et comment l’appréhender ?
Une gratuité « impossible a priori »
En changeant de paradigme. Certains chercheurs parlent de « paradigme sociaux dominants » pour caractériser cet ensemble de valeurs et de comportements, formels et informels, qui caractérisent une société. Ils ont notamment montré que l’un des paradigmes sociaux dominants régissant les sociétés occidentales relevait du paradigme économique, et s’articulait autour de trois croyances :
l’intérêt : le comportement individuel devrait être déterminé par l’intérêt économique de chacun ;
le progrès : l’économie est la meilleure mesure du progrès ;
la croissance : si la croissance économique persiste, tout le monde en profite.
Changer de paradigme, c’est donc changer de perspective. « Le cadre de pensée marchand rend la gratuité impossible a priori », soulignait en 1992 Jacques T. Godbout, professeur à l’Université du Québec dans son livre « L’esprit du don ». Les sciences de gestion sont habituées à puiser dans différents champs disciplinaires pour nourrir leur réflexion. La théologie en fait partie, et de plus en plus de chercheurs mobilisent le cadre d’analyse de la religion pour éclairer les modèles économiques ou la psychologie du consommateur.
La doctrine sociale de l’Église peut ici s’avérer un cadre d’analyse fécond. Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon Business School, suggérait aux gestionnaires en 2009, dans un éditorial de la revue Sciences de gestion, de lire l’encyclique Caritas in veritate, qui aborde le thème de la gratuité dans l’économie.
Le pape Benoît XVI estimait que la gratuité était nécessaire au bon fonctionnement de l’économie.
Dans cette encyclique, le pape Benoît XVI développe l’idée selon laquelle la gratuité est nécessaire au bon fonctionnement de l’économie :
« Le grand défi qui se présente à nous est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que, dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. »
L’agir gratuit prend alors la forme d’un interstice entre « le donner pour avoir », spécifique à la logique de l’échange marchand et caractéristique des modèles de gratuité évoqués au début de cet article, et le « donner par devoir », propre à l’action publique et réglée par les lois de l’État. Le don gratuit, c’est « le transfert, librement déterminé, d’une ressource tangible ou intangible à une autre personne, sans demande ou attente d’un quelconque retour ou compensation », pour reprendre la définition des chercheurs Bénédicte de Peyrelongue, Olivier Masclef et Valérie Guillard. L’économie de la gratuité revient alors à considérer que les acteurs de l’entreprise, les consommateurs, ne donnent pas uniquement que pour recevoir.
La réciprocité n’est pas exclue, mais elle est ex-post, elle arrive de surcroît. Et ce retour éventuel n’est pas forcément quantifiable, ni estimable. Former un nouvel arrivant dans l’entreprise pour le simple plaisir de transmettre, mettre à disposition son canapé gratuitement pour le simple plaisir de la rencontre, partager sa passion du jardinage sur YouTube pour le simple plaisir du partage, proposer un logiciel en version libre pour faire avancer la recherche, autant de comportements qui témoignent d’une forme d’économie de la gratuité.
Parfois, ces comportements sont motivés par la volonté de dénoncer le mythe de la croissance et de la surconsommation. Simplicité volontaire, frugalité, sobriété heureuse… Autant de vocables qui sous-tendent l’idée de réinjecter de la gratuité dans l’économie, en considérant que de nombreuses ressources nous sont offertes gratuitement, par la nature mais aussi par nos relations. Changer de paradigme, c’est donc regarder l’économie de la gratuité depuis la « citée inspirée » décrite par les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot, plutôt que depuis la « cité marchande ».
« There is no such thing as a free lunch. » Dans la sphère du marché, incontestablement. Il n’en demeure pas moins que l’économie a besoin de personnes ouvertes à la gratuité. La valeur créée est alors non pas une valeur d’usage ou d’échange, mais une valeur de liens.
Un peu plus de 10 ans après le premier opus (qui reste d'actualité et que je vous invite à relire), un article sur The Conversation relance le sujet avec de nouveaux arguments que nous reprenons ci-dessous
L'auteur y rappelle que la notion de gratuité s’articule autour de deux dimensions :
La première correspond à l’idée de non-contrepartie financière.
La seconde correspond à l’idée de faire quelque chose « pour rien », sans utilité évidente, sans attente de contrepartie, sans équivalence.
La première permet de développer des modèles économiques et cela existe depuis un bon moment, par exemple Gillette offrait ses rasoirs pour pouvoir mieux vendre ses lames. On trouve aussi un autre modèle comme le freemium (le plus connu du monde généalogique est sans doute celui de Geneanet) qui consistent in fine à miser sur le fait que certains des consommateurs vont passer à la version payante, ou encore le modèle de gratuité du service contre l'exploitation de la donnée comme chez Google qui n'est plus à une intrusion près dans votre vie privée et vient d'admettre écouter les enregistrements issus de son assistant vocal. Cela amène des adages comme "si c'est gratuit c'est vous le produit" et ces modèles économiques bien que fondés sur l’absence de contrepartie pécuniaire n’en demeurent pas pour autant totalement gratuits, en ce sens que la réciprocité est toujours attendue.
Pour la seconde , on ne peut l'appréhender qu'en changeant de paradigme et en abandonnant l'un de nos paradigmes sociaux dominants. Rappelons qu'il s'agit là de valeurs et de comportements, formels et informels, qui caractérisent une société. Le paradigme économique, s'articule autour de trois croyances :
l’intérêt : le comportement individuel devrait être déterminé par l’intérêt économique de chacun ;
le progrès : l’économie est la meilleure mesure du progrès ;
la croissance : si la croissance économique persiste, tout le monde en profite.
Abandonner ce paradigme revient à ne plus se trouver ni dans « le donner pour avoir » de l'échange marchand ni dans le « donner par devoir », propre à l’action publique. Le don gratuit, c’est « le transfert, librement déterminé, d’une ressource tangible ou intangible à une autre personne, sans demande ou attente d’un quelconque retour ou compensation », pour reprendre la définition des chercheurs Bénédicte de Peyrelongue, Olivier Masclef et Valérie Guillard. La réciprocité n'est pas exclue mais elle arrive comme un bonus.
Chez FranceGenWeb nous nous retrouvons pleinement dans cette deuxième dimension et si nous vous invitons à participer, c'est parce que nous croyons en notre œuvre collective et dans la libre diffusion du savoir.
Récemment je lisais sous une plume généalogique, courageusement signée "un administrateur", le poncif souvent employé par certains tenants de la vente des relevés généalogique : ce qui est gratuit n'a pas de valeur
Évidemment mon sang n'a fait qu'un tour. Car enfin au delà du jeu de mots sur "valeur" (la gratuité correspond effectivement à ne pas donner une valeur marchande à quelque chose) il y a aussi un jugement de valeur sur une chose ou un acte gratuit. Et c'est bien là que ça m'interpelle. Car enfin, un conseil proposé gratuitement chez FranceGenWeb se veut tout aussi sérieux qu'un conseil proposé sur un forum accessible uniquement sur abonnement.
En me balladant sur le net et en sortant du cadre généalogique j'ai trouvé ces quelques informations sur ce poncif. Tout d'abord même si certains l'attribuent à Freud, il s'agit plus probablement d'une adaptation de la phrase de Milton Friedman There is no free lunch ou There's no such thing as a free lunch (il n'existe pas de repas gratuit).
Certes les coûts lorsqu'ils existent sont bien supportés par quelqu'un. Et si ce site tourne c'est bien que des membres acceptent de le financer, que des bénévoles prennent sur leur temps et se déplacent, qui pour chercher des actes aux archives, qui pour photographier un Monument aux morts, qui pour construire les pages web relatives à tel service, qui pour gérer une petite base de données, etc. Nous cherchons toujours des bénévoles.
Autre argument souvent avancé, seul le prix donne de la valeur et crée la responsabilité. Quid alors de la valeur de l’amour, de l’amitié, de la fraternité ou, plus prosaïquement pour nous, du bénévolat ? C'est bien en cherchant à tout monétiser, que l'on oublie que certaines choses n'ont pas de prix. Comment monétiser les 10 années de recherche sur tel mariage, alors que pour cette branche là, j'ai épuisé les registres paroissiaux en deux jours ? Comment monétiser le coup de main que m'a donné tel autre généalogiste en me communiquant une part de ses recherches ?
Enfin on lit également que Le fait de payer rassure les gens. Même en payant, on est pas à l'abri d'une erreur (de lecture, de recopie ou d'homonymie par ex...) et pire on est pas à l'abri d'un charlatan qui "fabriquerait" de fausses preuves (l'histoire relatée par Stéphane Cosson à ce sujet est d'ailleurs édifiante). là non plus il ne faut pas jeter le bon grain avec l'ivraie, et de même dans la généalogie gratuite, tout est également possible.
En conclusion, s'il y a bien un poncif qui a la vie dure, c'est bien celui-ci et nous l'entendrons encore de nombreuses fois... Mais si quelques uns de ceux qui ont cette opinion pouvaient réviser leur position, ça aiderait à faire progresser la généalogie associative. Ces jugements à l'emporte pièce sont particulièrement pénibles à lire d'autant plus que l'attaque se fait toujours dans le même sens, nous respectons le choix de chacun de faire de la généalogie comme il l'entend en terme de monétisation mais nous entendons bien faire savoir que nous en faisons de manière gratuite et du mieux que nous sachions faire ! Merci à tous nos bénévoles & membres pour leur soutien et leur action depuis 10 ans qu'existe FranceGenWeb.
Les offres de produits et de services gratuits se multiplient. «There is no such thing as a free lunch», dit l'adage américain. Peut-on réellement parler de désintéressement dans la sphère économique?
La notion de gratuité s'articule autour de deux dimensions. La première correspond à l'idée de non-contrepartie financière. Gratis signifie obtenir quelque chose pour rien, sans payer. En ce sens, l'économie de la gratuité semble en plein essor. Le marketing utilise depuis bien longtemps cette technique. Gillette par exemple, en offrant ses rasoirs et en faisant payer ses lames, a été l'une des marques pionnières dans ce domaine.
Le modèle freemium [mot-valise de free et premium, ndlr], qui consiste à proposer une version gratuite grand public couplée avec une version payante, est aujourd'hui largement exploité par les marques dans de nombreux secteurs. Avec internet, l'économie de la gratuité semble à son apogée. Musiques offertes en ligne, logiciels open source, cours en ligne gratuits sous forme de MOOC, autant d'exemples qui illustrent l'essor du phénomène. Et Chris Anderson d'intituler son célèbre ouvrage: Free! Entrez dans l'économie du gratuit.
Si les modèles économiques fondés sur l'absence de contrepartie pécuniaire semblent se développer, les services proposés n'en demeurent pas pour autant totalement gratuits en ce sens que la réciprocité est toujours attendue. Gillette offrait ses rasoirs pour pouvoir mieux vendre ses lames. Les modèles freemium consistent in fine à miser sur le fait que certaines personnes vont passer à la version payante. Le développement de nombreux modèles fondés sur la gratuité tels que celui de Waze par exemple, s'appuie sur une contrepartie financière pour l'entreprise, qui est assurée par la publicité.
La deuxième dimension de la gratuité correspond à l'idée de faire quelque chose «pour rien», c'est-à-dire sans utilité évidente, sans attente de contrepartie et sans équivalence. D'aucuns diront que cette gratuité-là n'existe pas, comme le suggère l'adage américain bien connu, «there is no such thing as a free lunch» (les déjeuners gratuits n'existent pas). Dans quelle mesure peut-on alors parler d'économie de la gratuité? Et comment l'appréhender?
En changeant de paradigme. Certain·es spécialistes de la recherche parlent de «paradigme sociaux dominants» pour caractériser cet ensemble de valeurs et de comportements formels et informels qui caractérisent une société. L'un des paradigmes sociaux dominants régissant les sociétés occidentales relève du paradigme économique et s'articule autour de trois croyances:
l'intérêt: le comportement individuel devrait être déterminé par l'intérêt économique de chacun;
le progrès: l'économie est la meilleure mesure du progrès;
la croissance: si la croissance économique persiste, tout le monde en profite.
Changer de paradigme, c'est changer de perspective. «Le cadre de pensée marchand rend la gratuité impossible a priori», soulignait en 1992 Jacques T. Godbout, professeur à l'université du Québec dans son livre L'esprit du don. Les sciences de gestion sont habituées à puiser dans différents champs disciplinaires pour nourrir leur réflexion.
La théologie en fait partie et de plus en plus de personnes qui poursuivent leurs recherches mobilisent le cadre d'analyse de la religion pour éclairer les modèles économiques ou la psychologie de la population qui consomme.
«Dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don doivent trouver leur place dans l'économie normale.» Benoît XVI
La doctrine sociale de l'Église peut ici s'avérer un cadre d'analyse fécond. Pierre-Yves Gomez, professeur à l'EM Lyon Business School, suggérait aux gestionnaires en 2009 dans un éditorial de la revue Sciences de gestion de lire l'encyclique Caritas in veritate, qui aborde le thème de la gratuité dans l'économie.
Dans cette encyclique, le pape Benoît XVI développe l'idée selon laquelle la gratuité est nécessaire au bon fonctionnement de l'économie: «Le grand défi qui se présente à nous est celui de montrer au niveau de la pensée comme des comportements que non seulement les principes traditionnels de l'éthique sociale tels que la transparence, l'honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que, dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don comme expression de la fraternité peuvent et doivent trouver leur place à l'intérieur de l'activité économique normale.»
L'agir désintéressé prend alors la forme d'un interstice entre «le donner pour avoir», spécifique à la logique de l'échange marchand et caractéristique des modèles de gratuité évoqués au début de cet article, et le «donner par devoir», propre à l'action publique et réglée par les lois de l'État.
Le don gratuit, c'est «le transfert, librement déterminé, d'une ressource tangible ou intangible à une autre personne, sans demande ou attente d'un quelconque retour ou d'une compensation», pour reprendre la définition de l'équipe de recherche composée de Bénédicte de Peyrelongue, Olivier Masclef et Valérie Guillard. L'économie de la gratuité revient alors à considérer que les acteurs de l'entreprise ne donnent pas uniquement que pour recevoir.
Changer de paradigme, c'est regarder la gratuité depuis la «citée inspirée» plutôt que depuis la «cité marchande».
La réciprocité n'est pas exclue mais elle est ex-post, elle arrive de surcroît. Ce retour éventuel n'est pas forcément quantifiable ni estimable. Former un individu fraîchement arrivé dans l'entreprise pour le simple plaisir de transmettre, mettre à disposition son canapé sans autre contrepartie que le simple agrément de la rencontre, partager sa passion du jardinage sur YouTube juste pour le plaisir, proposer un logiciel en version libre pour faire avancer la recherche sont autant de comportements qui témoignent d'une forme d'économie de la gratuité.
La personne qui met un tuto à disposition attend peut-être une contrepartie mais en valeur de liens plutôt qu'en valeur marchande. | YouTube
Parfois, ces comportements sont motivés par la volonté de dénoncer le mythe de la croissance et de la surconsommation. Simplicité volontaire, frugalité, sobriété heureuse… ces vocables sous-tendent l'idée de réinjecter de la gratuité dans l'économie en considérant que de nombreuses ressources nous sont offertes par la nature mais aussi par nos relations. Changer de paradigme, c'est regarder l'économie de la gratuité depuis la «citée inspirée» décrite par les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot plutôt que depuis la «cité marchande».
«There is no such thing that a free lunch.» Dans la sphère du marché, incontestablement. Il n'en demeure pas moins que l'économie a besoin de personnes ouvertes au don désintéressé. Pour créer une valeur de liens plutôt que de laisser toute la place à la valeur d'usage ou d'échange.