La jeune militante pour le climat Greta Thunberg a été reçue mardi à l’Assemblée Nationale pour y interpeller les députés sur le réchauffement climatique – et, surtout, sur l’inaction quasi-totale du gouvernement face à l’urgence (pas trop chaud chez vous… ?). Sa venue en France a pourtant suscité de nombreuses critiques de la part de certains députés refusant d’écouter « une prophétesse en culottes courtes ». Or on retrouve également au Moyen Âge cette méfiance vis à vis de ceux qui prétendent connaître l’avenir.
Prophètes et faux-prophètes
Les prophètes sont évidemment nombreux dans le texte biblique et jouent un rôle-clé : ils transmettent aux hommes les vérités divines, obtenues grâce à un contact direct avec Dieu. Le prophète se reconnaît à plusieurs critères : la foi évidemment, mais aussi la discrétion, l’humilité, sa bonne connaissance des choses passées. Son propos doit rester cryptique : la prophétie ne se dit jamais au grand jour, mais se masque sous des images, des symboles, des mots ambigus. Le prophète, par conséquent, évite toujours les dates et les noms propres, permettant d’identifier à peu près ce que l’on veut derrière ses mots – c’est ce qui permet aux prophéties de Nostradamus d’être toujours utilisées aujourd’hui. Bref, le prophète voit la vérité mais la transmet dans des « obscures paroles », comme le fait par exemple Merlin – figure par excellence du prophète médiéval – dans les romans arthuriens.
A cet égard, parler de Greta Thunberg comme d’une prophétesse est fallacieux. En effet, elle ne prédit pas l’avenir, se contentant de diffuser l’avis unanime de la communauté scientifique mondiale, en s’appuyant notamment sur le rapport du GIEC. Elle n’utilise ni discours ambigu, ni images obscures : au contraire, son propos est d’une grande clarté, appuyé sur des faits et des chiffres précis. Enfin, elle n’appelle pas tant à une réforme morale assez floue qu’à des actions politiques concrètes et bien identifiées.
Dans le même temps, la Bible, en particulier l’Ancien Testament, met en garde contre les « faux prophètes ». Menteur, démagogue, le faux prophète est également séduisant (Michée, II, 11). Sa prophétie, évidemment, ne s’accomplit jamais, mais cela n’empêche pas le peuple de le croire. Il peut être inspiré par le diable : les démons en effet sont capables de prédire l’avenir.
Très vite, le faux prophète est assimilé au loup. Il s’agit d’un animal redouté à l’époque, souvent considéré comme l’incarnation du paganisme – Romulus, fondateur de Rome, qui a persécuté les chrétiens pendant plusieurs siècles, n’a-t-il pas été nourri par une louve ? Le loup est en outre l’adversaire par excellence du berger, figure christique, chargé de protéger son troupeau. Sans surprise dès lors, l’Evangile de Mathieu dénonce les « faux prophètes », qui ressemblent à des brebis mais sont en réalité « des loups ravisseurs ». Prenant cette métaphore au premier degré, de nombreux auteurs médiévaux s’emploient à décrire des loups prophètes.
C’est le cas par exemple dans l’Ysengrinus de Nivard, un prototype du Roman de Renard écrit en 1148 qui voit le loup, Ysengrin, prophétiser sur son lit de mort. Il faut dire que le loup entretient un rapport étroit avec la parole. Selon une croyance populaire relayée par les textes savants, le loup peut « couper la voix » de sa proie, lui voler son souffle en ouvrant sa gueule : ne pouvant pas crier, la proie est aisément dévorée… Pas étonnant dès lors de croiser dans les textes des loups qui parlent.
L’Ysengrinus est un texte parodique : le loup y est une caricature du clergé, et son dernier discours se moque donc du texte apocalyptique. Les anges sont remplacés par des porcs, les trompettes par des clochettes ; au lieu des désastres mondiaux du texte de saint Jean, Ysengrin propose une apocalypse domestique triviale, faite pour déclencher le rire : « les tabourets auront les pieds en l’air, la chaise sera renversée, tout le monde aura mal aux genoux, la cruche et la marmite se promèneront toutes seules… ». L’auteur du texte se moque de l’emphase des prédicateurs et de leurs images catastrophistes : la peur de la fin des temps est comme effacée par ce discours ancré dans le quotidien. De même, aujourd’hui beaucoup préfèrent se moquer de Greta Thunberg… plutôt que de l’écouter.
Le chroniqueur Giraud de Barri, qui écrit à la fin du XIIe siècle, décrit quant à lui la rencontre, en Irlande, entre un prêtre et un loup-garou parlant qui prophétise sur l’avenir de l’île. La scène est beaucoup plus inquiétante que dans l’Ysengrinus : au cœur de la nuit, un prêtre marchant dans les collines de Tara est abordé par un énorme loup, qui lui explique qu’il est catholique, que son peuple a été transformé en loup par un saint à cause de ses péchés, avant d’entamer une longue prophétie sur l’avenir de l’Irlande, prophétisant notamment l’invasion anglaise de l’île – évidemment, Giraud écrit en 1188, donc après cette invasion…
Le loup-garou est décrit dans les textes médiévaux comme un versipellis, c’est à dire un « change-peau » : figure ambivalente, il incarne la ruse, la traîtrise, la fourberie. Il est tout à fait logique du coup de le voir associer au faux prophète, maître des apparences et des illusions.
Mais ces deux loups prophètes sont avant tout des figures ambivalentes, qui disent à la fois le faux et le vrai. Chez Giraud de Barri, le prêtre, suite à sa rencontre avec cet animal étrange, réfléchit en effet à la notion chrétienne de la métamorphose, et donc au mystère de l’Eucharistie. Le loup est d’ailleurs décrit comme un bon guide et ses vertus sont mises en avant par le texte. Dans l’Ysengrinus, le ton violemment parodique permet à l’auteur de dénoncer, sous le couvert de l’humour, les abus et la corruption du clergé, à une époque où les hérésies commencent à se multiplier en Occident. Au même moment, la théologienne Hildegarde de Bingen se pose elle aussi comme une visionnaire, convoquant de terribles prophéties pour mieux appeler à une réforme morale et politique de l’Eglise.
Dans tous ces cas, le fait de parler de l’avenir, sur un ton sérieux, apocalyptique ou humoristique, permet de réfléchir sur le présent. Au Moyen Âge, les « prophéties de Merlin » puis celles de Joachim de Flore ont en permanence un rôle politique : les principaux pouvoirs s’en servent pour légitimer leur autorité… ou pour critiquer la domination d’un rival.
Greta Thunberg ne ressemble ni à l’Ysengrin de Nivard, ni au loup-garou de Giraud, ni même à Hildegarde de Bingen. Son discours n’a pas les accents de la prophétie, ni les mêmes buts. Mais, tout comme nos loups-prophètes médiévaux, elle rappelle que parler de l’avenir est toujours une façon de décrire le présent – et, du moins peut-on l’espérer, de transformer ce présent, pour éviter un avenir redouté.