Par Mohamed Arbi Nsiri -
Il est usuel de définir la mémoire comme étant la faculté de conserver des traces du passé et de pouvoir s’y référer activement en fonction des situations présentes. Mais très souvent, les discours identitaires, empêchent une lecture objective des événements historiques. Récemment, le « rapport Stora » a renouvelé le débat ancien, mais toujours renouvelé, autour des liens existants entre la mémoire historique et l’histoire savante. Recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les maîtres-mots de son rapport. Mais face à ce vif intérêt pour la mémoire, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre l’instrumentalisation de ce qui reste vivant de la « mémoire historique » au service de la politique.
Dans son livre intitulé Douze leçons sur l’histoire (1996), Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre histoire et mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’histoire, la mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; selon lui, la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut objective. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’histoire.
Cet antagonisme entre histoire et mémoire est apparu récemment. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du XXe siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par l’École des Annales en faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’histoire-mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la montée des revendications mémorielles, face auxquelles les historiens doivent se positionner.
À l’origine, l’histoire est mémoire. Au Ve siècle av. J.-C., Hérodote d’Halicarnasse justifie d’ailleurs d’emblée son entreprise par la volonté de préserver de l’oubli des événements qu’il juge d’importance. En ce sens, au moment de sa fondation, l’Histoire ne se donnait pas un objectif si différent du mythe : la poésie épique de type homérique, ou bien la tragédie, mettaient également en scène les grands événements du passé sans négliger d’en proposer une explication. D’ailleurs, rappelons que les Grecs considéraient que Mnemosynè, c’est-à-dire la mémoire divinisée, était la mère des neufs Muses, dont Clio la Muse de l’histoire. Déjà à la fin du VIIIe siècle av. J.-C., Hésiode se présente, dans les premiers vers de sa Théogonie, comme celui auquel les Muses ont accordé la connaissance du passé héroïque.
Comme le rappelle Paul Veyne à juste titre, le poète est un possédé de la mémoire, un témoin inspiré du mythe constructeur du passé. L’historien, pour sa part, est témoin d’un temps. Mais le principe est le même : Lucien de Samosate rapporte que les auditeurs des lectures publiques effectuées par Hérodote à Olympie donnèrent aux neuf livres de ses Enquêtes les noms de chacune des Muses.
Authentique ou non, cette anecdote révèle un parallèle établi entre l’historien et le poète, dans leur rapport à la mémoire autant que dans l’agrément de la forme. Durant toute l’Antiquité classique subsiste l’idée que l’historien transmet par son œuvre un souvenir mémorable utile à la postérité. Celui qui l’a formée le plus clairement est sans doute Cicéron, dans ses Dialogues de l’Orateur écrits en 55 av. J.-C., dans lesquels il présente l’Historia comme un témoin des temps.
Ainsi, chez les Romains de la fin de la République et du début du régime impérial, l’histoire se fait véritablement remémoration à vocation exemplaire : la commémoration y est source d’émulation et contribue à construire une mémoire socialement effective, procédé très sensible par exemple chez Tite-Live. Toutefois, si l’histoire est bien mémoire, elle ne constitue pas qu’un aspect de celle-ci, sous une forme particulière et qui peut même être jugée mineure. D’une manière générale, les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité disposaient de supports mémoriels puissants et variés qui ne leur rendaient pas indispensable l’écriture de l’histoire.
Tout se passe comme si l’invention de l’histoire s’était produite inexplicablement, sans réelle demande sociale. Et comme l’a bien mis en évidence l’historien italien Arnaldo Momigliano (1908-1987), les Grecs disposaient, sans l’aide des historiens, de tous les savoirs sur le passé dont ils avaient besoin. Ceci explique que l’histoire soit restée dépourvue de véritable statut pendant une bonne partie l’Antiquité et que les historiens n’aient jamais acquis une place reconnue dans la société antique. À ce propos l’historien italien notait la chose suivante :
« Ce ne peut être un hasard si tant d’historiens grecs vécurent en exil et si tant d’historiens romains furent des sénateurs d’un âge mûr : les uns écrivirent l’histoire alors qu’ils se trouvaient empêchés de participer à la vie normale de leur propre cité, et les autres alors que leur vie active approchait de sa fin. » (Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 55)
Ni enseignée, ni toujours bien distinguée de la littérature dans l’esprit du public de l’agora antique, l’histoire n’était qu’une des modalités de la mémoire collective, et pas nécessairement la plus importante. Mais avec la christianisation du monde antique, l’ancrage historique de la mémoire se déplace vers la liturgie, qu’illustre les Memoriae d’Antiquité tardive et du Moyen Age.
Lorsqu’elle émerge à la Renaissance, l’historiographie moderne cherche les racines des histoires locales jusque dans l’Antiquité qu’on redécouvrait alors avec passion : c’est ainsi qu’à la fin du XVIe siècle Étienne Pasquier (1529-1615) mit à l’honneur, dans ses Recherches de la France, le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ».
Non que le souvenir des Anciens n’ait jamais été perdu : au contraire, il suffit de songer à la référence politique constante qu’à représentée l’Empire romain durant tout le Moyen Âge, comme en témoigne par exemple la fameuse Donation de Constantin, dénoncée notamment par Lorenzo Valla (1407–1457) comme une « création » forgée de toutes pièces. Mais désormais, l’humanisme aidant, l’amour de l’Antique caractérise le classisme européen, durant lesquels l’histoire occupe une place privilégiée dans la culture des hommes du temps.
Académies et sociétés savantes entretiennent le rêve des origines, permettant aux élites locales ou régionales de penser leur identité face à une histoire officielle dominée par la centralisation monarchique. La Révolution française et l’Empire porteront à leur comble les emprunts à une Antiquité stéréotypée et atemporelle dans le but de construire une mémoire lavée de l’héritage abhorrée de la monarchie et de l’Ancien Régime. Par la suite, les nationalistes du XIXe siècle puiseront à leur tour abondamment dans l’histoire ancienne (pas seulement gréco-romaine d’ailleurs) pour fonder leurs revendications souvent antagonistes.
En France par exemple, la construction de la mémoire collective a procédé par flux et reflux. La place accordée au Moyen Âge est de ce point de vue significative. Si l’on considère que, pour être opératoire, le travail de mémoire doit succéder à temps d’oubli, alors il a dû être singulièrement efficace s’agissant du Moyen Âge. Plus qu’un oubli, on y verra d’ailleurs plutôt un effort délibéré de distinction et, dans le même temps, de dépréciation peu favorable à une remémoration continue : c’est ainsi que les savants de la période classique et de celle des Lumières ancrèrent dans les esprits une certaine idée du Moyen Âge, obscur et peu digne d’intérêt, que les hommes de la Renaissance avaient lancée.
L’engouement romantique pour la période médiévale apparaît donc, de ce point de vue, comme une grande rupture dont les premiers conservateurs et muséographes des années révolutionnaires furent certainement les éclaireurs. Les musées (Cluny, Petits-Augustins…), donc, mais aussi les arts, romanesque ou pictural, connurent alors un véritable foisonnement médiéval qui ne se démentit pas par la suite : même si leur œuvre était pétrie d’erreurs historiques grossières, Alexandre Lenoir, Victor Hugo ou Alexandre Dumas ont éveillé une passion populaire pour cette période historique. La qualité historique de leurs écrits importe peu ici : rapidement, de vrais historiens prendront le relais, qui n’auraient jamais pu le faire sans cet engouement initial.
C’est à partir de là qu’une dynamique a été impulsée, dont l’enseignement – secondaire et supérieur dès la Restauration, primaire à partir de la IIIe République – a été le principal moteur, entre vulgarisation des apports de l’histoire savante et passion de plus en plus partagée pour le Moyen Âge. Là, le « mythe des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch, trouvait sa pleine expression : Clovis à Tolbiac, Charles Martel à Poitiers, Charlemagne et sa barbe fleurie à Roncevaux, Louis IX sous son chêne et Jeanne d’Arc sur son bûcher… Les Français des trois derniers quarts du XIXe et de la première moitié du XXe siècle invoquaient les grandes figures que le premier sentiment national, médiéval celui-là, avait déjà honorée, mais en les réactualisant totalement.
Un subtil compromis avec toutes les formes de l’héritage révolutionnaire permettait que, miraculeusement, tous les Français s’y retrouvent, ce en quoi le mythe peut être qualifiée de pleinement opératoire. Sans surprise, il se délita lorsque le sentiment national lui-même qui le sous-tendait s’affaiblit pour différentes raisons politico-culturelles, dont la mondialisation.
Enfin, l’on peut remarquer que les identités dites « de minorités », régionalistes notamment, qui s’affirmèrent en s’opposant à une identité nationale englobante dont elles se disaient victimes, s’agrégèrent selon un mécanisme similaire d’invocation d’une mémoire des origines médiévales : les Bretons retrouvèrent le roi Arthur et Brocéliande, les Languedociens les Cathares et les Corses les pourfendeurs de Maures.
Réfléchissant le lien entre le trio histoire, mémoire et l’oubli, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) établit un utile distinguo entre mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une histoire de la mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations.
L’histoire de la mémoire collective est ici entendue comme celle de l’usage des passés dans les présents successifs. Caractéristique de cette démarche, l’entreprise de Pierre Nora par exemple, vise à l’établissement d’une cartographie mentale. Dans ce cadre, les lieux de mémoire sont entendus largement, puisqu’à côté des « panthéons » nationaux des emblèmes figurent également des notions telles les spécificités régionales, l’imaginaire, le folklore populaire… (etc.). Ici, « lieu » équivaut à « élément du patrimoine symbolique ». L’étude de Pierre Nora, partie d’une volonté de déconstruction d’un paysage anthropologique familier, aboutit à la mise sur pied d’un ensemble monumental.
Prenez-vous un vieux cahier et un stylo, ou vous avez un faible pour les Moleskine et les Montblanc ?
Que vous soyez sélectif ou non, sachez que les outils pour les mains sont des outils pour le cerveau. Les notes manuscrites sont excellentes pour le cryptage de la cognition incarnée et, en retour, elles améliorent la capacité du cerveau à récupérer de l’information. De plus, en écrivant à la main, on crée une très bonne mémoire externe : le carnet.
La prise de notes manuscrites est un processus utile qui fait partie de la panoplie d’outils cognitifs de chaque élève. L’apprentissage d’une prise de notes manuscrites efficace et son intégration en tant qu’outil d’apprentissage et d’étude peut commencer dès la troisième ou quatrième année, mais il n’est jamais trop tard pour s’y mettre.
La communication numérique s’intègre désormais dans notre quotidien. Développer la capacité d’écrire au clavier de manière automatique est une compétence importante, et les outils et applications de la communication numérique continueront d’évoluer et d’être utiles. Mais la saisie au clavier ne fournit pas au cerveau la rétroaction tactile que permet le contact entre le crayon ou le stylo et le papier — qui crée les circuits neuronaux du système main-cerveau.
Si l’ordinateur portable peut sembler plus rapide et plus efficace, il existe de bonnes raisons de garder à portée de main un cahier et un bon stylo.
Les chercheurs ont découvert que lorsque l’on prend des notes au clavier, on le fait textuellement sans traiter l’information. On parle alors d’une prise de notes « non générative ». En revanche, en écrivant à la main, on doit faire preuve d’un engagement cognitif pour arriver à résumer, paraphraser, organiser, mettre en correspondance des concepts et du vocabulaire. La manipulation et la transformation de l’information approfondissent la compréhension.
La prise de notes écrites devient une prise de notes mentale. On travaille activement à donner du sens pour pouvoir ensuite passer à la réflexion, à l’étude ou au partage afin de comparer sa compréhension avec des partenaires de laboratoire ou des camarades de classe. Il s’agit d’une bonne stratégie d’étude, car le traitement de l’information ainsi amassée peut être consolidé par la discussion.
Il existe des modèles et des formats qui enseignent des façons efficaces de prendre des notes manuscrites. La méthode Cornell, élaborée par le professeur Walter Pauk, est très populaire. On peut explorer d’autres moyens selon ses besoins, tels que les tableaux de comparaison/contraste ou les sites web.
Comment prendre des notes avec la méthode Cornell.
La qualité de la prise de notes dépend de l’habileté de la main, c’est-à-dire de la capacité à combiner lisibilité et rapidité. Pour cela, il faut une écriture propre, épurée et liée, soit une écriture cursive, que les jeunes commencent à apprendre en deuxième année. L’habileté de la main se développe dans les premières années d’école grâce à l’enseignement et à la pratique et nécessite de fréquentes activités d’écriture, ce qui permet d’allouer de l’espace de mémoire de travail aux besoins cognitifs de la prise de notes.
Le passage de la troisième à la quatrième année constitue un grand pas pour les élèves. Le contenu des programmes de sciences, d’études sociales, de la langue maternelle et des mathématiques exige des enfants qu’ils améliorent rapidement leurs compétences en lecture et en écriture.
Plus on avance dans son parcours scolaire, plus on doit développer sa capacité à lire et à écrire, à comprendre et à donner un sens à de grandes quantités d’informations dans des formats multimodaux.
Léonard de Vinci a écrit : « … plus une description est minutieuse, plus on risque d’embrouiller l’esprit du lecteur et de l’éloigner de la connaissance de la chose décrite. C’est pourquoi il est nécessaire de faire un dessin… en plus d’une description… »
Les carnets de l’artiste révèlent un esprit créatif, curieux, inventif et un homme de science et d’art sans pareil, en avance de plusieurs siècles sur son temps. Fergus Craik et Robert Lockhart, pionniers de la recherche en neurosciences cognitives, ont observé trois niveaux de traitement de l’information. Leur théorie dévoile comment, d’un point de vue neuroscientifique, les découvertes de Vinci ont été possibles il y a plusieurs siècles. Lorsque les gens illustrent l’information visuellement, ils peuvent approfondir leur compréhension de concepts tels que les cycles et les relations. C’est pourquoi certains chercheurs en neurosciences cognitives préconisent d’enseigner dès le plus jeune âge en présentant la connaissance de différentes façons.
Florence Nightingale est connue pour sa contribution à la réforme de la médecine grâce à ses observations, son enregistrement de données, sa prise de notes et ses écrits, le tout fait de manière détaillée et méticuleuse. On lui doit la création du diagramme circulaire qui représente ces informations.
Je demande à mes étudiants, qui se préparent à devenir enseignants, de dessiner la disposition de la classe où ils travaillent dans le cadre de leur stage. Ils prennent également des notes d’observation manuscrites qu’ils consignent selon la méthode Cornell. Ce travail vise à interpréter ce qui se passe en classe. Ce processus de documentation constitue une bonne base pour la réflexion et l’élaboration d’une théorie sur l’art de l’enseignement.
Si l’écriture fait partie de votre travail, que ce soit en journalisme, en enseignement, en architecture, en ingénierie, en mode ou dans tout autre domaine, vous connaissez déjà les avantages et l’importance de la prise de notes et de l’élaboration de croquis.
Pour comprendre et se souvenir, établir des liens personnels et susciter une réflexion créative, les notes manuscrites sont utiles et ont l’avantage de se conserver.
Il est intéressant d’observer que l’art de tenir un journal ou un agenda en version papier a fait naître de nombreuses communautés en ligne. Beaucoup prennent plaisir à préparer des calendriers, des agendas, des cartons, des notes et des listes de toutes sortes, ou à écrire à la main l’histoire familiale pour leurs descendants — pour ensuite partager le tout en ligne.
Pour les étudiants sérieux, la prise de notes est un outil cognitif et une technique d’étude indispensables. La création de circuits neuronaux pour la mémoire et le sens à travers la connexion main-cerveau est la clé pour décoder les notes manuscrites. Réfléchissez-y à deux fois avant de vous fier uniquement à votre ordinateur portable cet automne !
**En voyage, notre appareil photo et notre smartphone restent toujours à portée de main pour une photo.
Par Morgane Guillou
PHOTO - L’appareil photo et le smartphone font partie de notre quotidien lorsque nous voyageons. Nous sommes tellement habitués à prendre ces excursions en photo que nous avons l’impression de les gâcher si elles ne sont pas photographiées, comme l’explique notre vidéo en tête d’article.
Mais pourquoi y tient-on à ce point? La photographie vise en premier lieu à immortaliser un moment, servant ainsi de seconde mémoire. En voyage, elle rend compte du caractère esthétique et étonnant des lieux qu’on visite.
Comme l’a observé le sociologue britannique John Urry dans “The Tourist Gaze”, tel que rapporté par Wired, on utilise aussi les photos pour créer “nos propres images” des lieux visités afin d’en prouver notre passage.
L’idée de faire de beaux clichés s’est ainsi inscrite dans les objectifs du tourisme. Certains entrepreneurs y ont vu l’occasion de créer des applications dédiées à la photographie, comme “Depalo” qui dévoile les endroits les plus “Instagramables” aux États-Unis, ou “Really Good Photo Spots”, qui déniche les lieux les plus pittoresques à photographier à travers le monde.
Or, cette idée ne date pas d’hier. De nombreux lieux touristiques ont déjà mis à la disposition des visiteurs des plateformes conçues pour leur offrir les plus belles photographies de voyage.
L’arrivée des réseaux sociaux a aussi largement bousculé le rapport des touristes à la photo. Ces derniers ont commencé à publier leurs clichés, qu’ils pouvaient améliorer grâce à de nombreux “filtres”, sur les réseaux sociaux, se forgeant au passage un historique de voyage et une certaine image de soi.
Les influenceurs et entreprises du tourisme ont aussi investi ces applications pour faire la promotion de certains lieux ou évènements à la manière des brochures touristiques.
Mais l“addiction” à la photo a bel et bien saisi le public au sens large. Il n’y a qu’à observer son entourage lors d’une visite au musée: il ne se passe pas une minute sans qu’on aperçoive des visiteurs photographier le décor sous toutes ses coutures.
On ne peut nous-même pas résister à l’envie de dégainer notre smartphone devant une belle peinture ou un monument connu.
Si le tourisme tel qu’on le connaît existe depuis bien longtemps, il s’est largement démocratisé au cours des deux derniers siècles et en particuliers depuis le début des congés payés en France en 1936.
Évidemment, l’idée de vouloir immortaliser des moments familiaux au bord de la plage ou de photographier de beaux paysages ne date pas d’hier. On utilisait autrefois des appareils plutôt coûteux et encombrants, avant d’avoir accès aux fameux argentiques de la marque Kodak qui ont duré jusqu’à l’arrivée du numérique au début des années 2000.
Depuis, notre capacité à documenter facilement chaque parcelle de nos excursions touristiques a été rendue possible grâce aux nouvelles technologies. Leur développement rapide ces dernières années a donné naissance à des appareils photo à la fois très performants et faciles à transporter.
Le sociologue et auteur du “Manuel de l’antitourisme”, Rodolphe Christin, a observé cette évolution technologique. “Autrefois, prendre des photos avait un certain coût car il fallait un appareil, des pellicules et les faire développer”, explique-t-il. “Il y avait donc un côté économique lié à la prise de photo qui faisait qu’on y allait avec un peu plus de sobriété.”
De leur côté, les entreprises du numérique n’ont pas manqué l’occasion d’user de stratagèmes pour attirer les convoitises sur leurs marchandises, au point de les rendre totalement incontournables chez les consommateurs.
C’est vite devenu le cas des fameux smartphones, ces téléphones portables intelligents dont l’option photo évolue constamment pour optimiser la qualité des clichés. Leur légèreté et leurs capacités multiples les rendent même plus populaires chez les touristes, malgré la qualité d’image souvent plus élevée des appareils photo.
Les réseaux sociaux ont ensuite fait leur entrée fracassante, offrant la possibilité de créer des albums photos en ligne et de les partager sur la sphère publique. Vincent Pastorelli, consultant en réseaux sociaux et vidéo, analyse régulièrement le phénomène: “Il y a cette notion de ‘storytelling’ et de mise en scène où on raconte sa propre vie.”
Or selon une étude menée par une chercheuse de l’université de Fairfield dans le Connecticut, notre addiction à la photo pourrait aussi diminuer nos capacités à nous souvenir des moments photographiés.
“Les gens sortent si souvent leurs appareils photo, presque sans réfléchir, qu’ils peuvent rater ce qu’il se passe juste devant eux”, explique Linda Henkel. Elle a appelé cet effet le “Photo-Taking-Impairment Effect” (l’effet de déficience derrière la photo).
“Lorsqu’ils utilisent un appareil photo pour enregistrer un moment, les gens n’ont plus besoin d’y assister pleinement”, ajoute-t-elle. “Cela peut avoir un impact négatif sur leur manière de se rappeler ces expériences.”