Hypothèse : les garçons et les filles ont toujours été égaux face à l'enseignement supérieur. Première nouvelle ! Cette affirmation qui relève du déni est pourtant soutenue par de nombreuses personnes aujourd'hui, ici même sur Agoravox, et c'est pourquoi j'ai cru bon de me pencher sur l'histoire de la prestigieuse filière des hautes études commerciales. Démonstration à partir du cas HEC Jeunes Filles.
Je publie cet article en réaction à certains propos tenus par des contributeurs sur les forums d'Agoravox et niant le principe de domination masculine en tant que fait historique dans l'enseignement supérieur.
Tout cela m'a ramenée quelques années en arrière... A la fin des années 90, j’ai intégré HEC non pas en tant qu’étudiante mais en tant que salariée dans un service pédagogique. Le président nous avait préparé un beau discours, à nous, les nouveaux arrivants, discours qu'il a débuté en soulignant le point suivant : l'école HEC est ouverte aux filles depuis 1973 ! Quelle bonne nouvelle, me suis-je dit ironiquement. Pourtant, il avait bien raison de le souligner : HEC et les filles, c'est une longue histoire.
Oui car auparavant, il y avait HECJF, c’est-à-dire HEC Jeunes Filles. Une école prestigieuse pour les filles mais forcément moins estimée par les employeurs puisque réservée aux filles. Quant à savoir si l’enseignement atteignait le même niveau, je n’ai pas la réponse à cette question car je n'appartiens pas à la génération concernée et n'ai pas pris le temps de comparer les deux programmes (des témoignages ?). En tout cas, l'enseignement n'était visiblement pas bidon puisque certaines diplômées ont fait de belles carrières. Mais une chose est sûre, l’aura de HECJF n’avait rien à voir avec celle de HEC : demandez à un diplômé d’une grande école de commerce âgé d’une soixantaine d’années ce qu’il pense de HECJF, et vous verrez un sourire se peindre sur ses lèvres.
Si HEC fut fondé en 1881, HECJF est créé en 1916 par Louli Sanua et sélectionne alors ses candidates parmi les bachelières. L'école intègre le groupe des écoles de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris en 1923. A l'époque, l'ESCP (créé en 1821) et HEC (créé en 1881) étaient déjà intégrées à la Chambre mais n'étaient pas ouvertes aux jeunes filles.
C'est en 1954 que le recrutement de HECJF se durcit puisqu'il oblige les candidates à effectuer une année de classe préparatoire, la prépa HEC. La sélection devient de plus en plus difficile au fil du temps, obligeant la plupart des candidates à faire deux ans de préparation. La même année, l'association des diplômées de HECJF, créée en 1917, est déclarée « d'utilité publique » par décret, le 12 avril 1954.
Au début des années 1970, la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris décide enfin d'introduire la mixité dans l'enseignement supérieur. Les conséquences ne tardent pas à se manifester puisque trois ans plus tard, en 1973, les concours d'accès à HEC, à l'ESCP, à l'EAP et à l'ESSEC s'ouvrent aux femmes. Il était temps. Les premières diplômées de HEC sortent en 1975, ce qui entraîne logiquement la fermeture de HEC Jeunes Filles.
On perçoit plusieurs choses dans cet historique. D’abord, il est incontestable que l’accès des hommes et des femmes à l’enseignement supérieur n’était pas égalitaire jusqu’au 20e siècle. Chose qui paraît logique puisque les matières enseignées au lycée n’étaient pas forcément les mêmes (les filles avaient entre autres dans le temps des cours de « gestion domestique », no comment).
Ensuite, la conquête de l’enseignement supérieur ne s’est pas faite en 1 jour ; les choses sont toujours plus complexes. HECJF a été créé pour donner accès aux filles aux écoles de commerce mais on a peine à imaginer que les débouchés étaient les mêmes dans les années 20, 30, 40 ou 50, ne serait-ce que parce que les moeurs ne poussaient guère les femmes à devenir chef d'entreprise.
Il faut ajouter quelques considérations concernant la reconnaissance des associations de diplômés. Pour HEC jeunes hommes, l’association des diplômés fut créée en 1881 et déclarée « d’utilité publique » en 1900, soit 19 ans plus tard. L’association des diplômées de HEC Jeunes Filles fut créée en 1917 et il aura fallu attendre 1954 pour qu’elle soit reconnue « d’utilité publique ». 37 ans plus tard. 54 ans après HEC.
Dernière remarque, certains contributeurs ont souligné à juste titre dans le commentaire d’un autre article d’Agoravox qu'au cours de l'Histoire, l’accès à l’éducation des pauvres fut difficile pour les hommes comme pour les femmes. Et c'est parfaitement vrai. Oui, mais voilà. Elle s’est faite en deux temps : d’abord pour les hommes et ENSUITE pour les femmes, qui ont dû se battre deux fois plus, contre le rejet des privilégiés mais aussi des hommes de leur propre classe sociale. Et bien sûr, contre les mentalités.
Le monde a changé et nombre d'étudiantes intègrent les prestigieuses écoles de commerce. Toutefois, si l'accès aux filières les plus prestigieuses de l'enseignement supérieur (toutes disciplines confondues) est accessible aux femmes et aux hommes de manière égalitaire, les mentalités mettent du temps à changer. Pour preuve, selon un article de L'Expansion, les jeunes filles sorties diplômées de HEC en 1983 (soit dix ans après l'ouverture de l'école aux femmes) ne représentaient que le tiers des effectifs.
Encore aujourd'hui, les traces sont visibles dans les choix de chacune et de chacun lors de l'orientation au lycée, mais aussi lors du choix des filières à l'intérieur même des écoles et universités prestigieuses. Pour ma part, j'ai reçu ma Maîtrise des Sciences de Gestion en 1998 à l'Université Paris IX-Dauphine et autant vous dire qu'à l'époque, certaine filières étaient fortement prisées par les hommes, comme la finance, et d'autres par les femmes, comme le marketing et la gestion des ressources humaines. Non que ces dernières soient moins valables, mais disons qu'elles n'ouvrent pas les portes vers les mêmes hauts postes de direction. Une forme d'auto-censure pousserait-elle les filles à s'orienter vers les filières relationnelles ?
Concernant la vie professionnelle, le même article de L'Expansion cité précédemment, véritable enquête sur les femmes de la promo HEC 83, met également en lumière plusieurs freins empêchant les femmes d'accéder à des postes de n°1 dans les entreprises : volonté de concilier vie professionnelle et vie de famille (nous ne condamnerons pas) ou de pouvour suivre leur mari à l'étranger (principe résultant directement de la domination masculine dès lors qu'il devient la norme) mais aussi une certaine auto-censure ou encore une difficulté à se mettre en valeur et à réclamer : "les femmes attendent implicitement qu'on les installe dans la hiérarchie, alors que les hommes se positionnent tout naturellement au sommet", confient deux salariées de Neumann International (citation de l'article). L'éducation a encore des progrès à faire et ça commence dès l'enfance.
Enfin, il y a la difficulté à s'imposer dès lors qu'elle font concurrence aux hommes : "Tant que j'étais la collaboratrice qui mettait son patron en valeur, on ne tarissait pas d'éloges sur moi. Depuis que je commence à concurrencer des hommes, il y a toujours un petit quelque chose qui ne va pas.", confie une cadre dirigeante d'une grande entreprise (citation de l'article). Ne parlons même pas de la question des salaires, dont les statistiques sont édifiantes : parmi les femmes de cette promotion, 65,2% des femmes auraient un salaire inférieur à 150 000 Euros annuel, contre 41,6% des hommes...
Dans ces conditions, on comprend pourquoi l'auto-censure s'opère dès l'école.