C'est moche, c'est mou, ça boudine. Pourtant, le legging pourrait bien être, sans le savoir, un vrai vêtement politique.
Le 25 mars, une mère de famille américaine nommée Maryann White s'est fendue d'une lettre ouverte au journal de l'université de Notre Dame (Indiana) pour dénoncer le port du legging à la messe. En effet, selon la maman de quatre garçons, ce vêtement «complique la tâche, pour les jeunes hommes, d'ignorer le corps des femmes». Elle décrit «un groupe de jeunes filles venues à l'église portant des leggings si moulants qu'on aurait dit qu'ils avaient été peints sur leur corps» et ajoute: «J'ai pensé à tous les hommes autour qui ne pouvaient pas faire autrement que de voir leurs derrières».
Rapidement, l'affaire fait polémique dans les médias aux États-Unis et des centaines d'élèves débarquent à la fac de Notre Dame en portant des leggings, en signe de soutien. Twitter s'enflamme de hashtags militants comme #LeggingsdayND ou #MybodyMychoice.
These leggings might be tight AF, but they still fit my determination to treat every human respectfully and with autonomy in regards to their choices in there #leggingsdayND #leggings #leggingsday pic.twitter.com/K5uYkrIYcy
— Meghan (@franklydarlin) 29 mars 2019
Ladies of Notre Dame - we're with you! Wear them loud, wear them proud. #yourbody #yourchoice #leggingsdayND #leggingsdayND pic.twitter.com/uZPabHetJI
— TLC Sport (@TLCSport) 28 mars 2019
«Athleisure» et «basic bitch»
Chez nos voisin·es d'outre-Atlantique, ce n'est pas la première fois que cet hybride entre pantalon et collant Lycra affole l'opinion. En 2017, déjà, deux préados avaient été refusées à l'embarquement d'un vol interne United Airlines pour cause de port de legging, l'employé de la compagnie ayant jugé leur tenue inappropriée selon le dress code en vigueur chez United (PS: sont aussi interdites les tongs et les jeans déchirés).
Dans les pays anglo-saxons encore plus que chez nous, le legging est devenu un pantalon comme les autres. Confortable, extensible, facile à porter, voire même carrément fashion, il a été adopté par les femmes de 7 à 77 ans. D'abord tenue de sport réservée aux cours de gym ou de yoga, il a étendu son territoire d'influence stylistique avec la fin de la frontière stricte entre casual et formal, soit entre le vêtement de détente et celui que l'on adopte pour les situations formelles. Bref, avec le legging, c'est l'extension du domaine du look casual Friday. On le porte partout, tout le temps et surtout pas pour faire du sport (voir ce sketch hilarant du «Saturdy Night Live» qui parodie une pub Nike).
Ces derniers temps, avec la vague «athleisure» [contraction de athletics et leisure, loisir, ndlr], soit le style «sport fashion», le legging est carrément devenu hyper désirable. Il se porte avec des baskets mais aussi avec des talons façon «basic bitch», comme Kim Kardashian... Au grand dam de Cristina Cordula. La papesse du style sur M6 a fait du legging sa bête noire, répétant à l'envi qu'il est interdit hors des gymnases.
Vêtement doudou pour les millennials avides de confort, le legging est évidemment la star d'Instagram (le mot-clé #leggings totalise près de sept millions d'occurrences, sans parler de #leggingsaddict ou #leggingslove). Au tournant des années 2010, il a même gagné la guerre contre le jean, mettant quasi KO une industrie du denim en mal de cool. À tel point que les géants du secteur ont dû réagir, inventant les pires aberrations stylistiques, tel le jeggings (jean + leggings), ou incorporant illico du stretch dans leurs pantalons.
D'après un rapport publié par la société américaine Global Industry Analysts, Inc., le marché mondial des vêtements athleisure devrait atteindre 231,7 milliards de dollars d'ici 2024. Et bonne nouvelle pour les industriels du collant sport/chic, la Chine est devenue accro! Résultat: tout le monde fait des leggings, que ce soit Etam, Zalando, Monoprix ou même Beyoncé, la première à avoir flairé la tendance avec sa marque Ivy Park, lancée en 2016.
Le secteur est très porteur et des marques se sont carrément imposées chez les urbaines actives et branchées, comme la Canadienne Lululemon, avec ses leggings à 120 euros pièce.
Couvrez ce camel toe que je ne saurais voir!
À l'origine, le legging, mélange de synthétique et de fibres extensibles, est un dérivé du collant, lui-même ancien dessous devenu dessus. Les premières traces de ce qui s'apparente à un collant remontent au XIVe siècle et au départ, ce sont les hommes qui adoptent ce vêtement fort révélateur de leur anatomie. Yvane Jacob, diplômée de l'Institut français de la mode, tient le compte Instagram Sapé comme Jadis. Elle précise: «Au XIVe siècle, le costume masculin commence à se différencier du costume féminin. Avant, les deux sexes portaient un habit assez similaire, une sorte de tunique longue. Lorsque les pourpoints raccourcissent, les chausses, sortes de bas en laine ou lin, apparaissent. Le tout relié par une pièce de tissu appelée “braguette”». Tellement galbant que l'Église ne les voit pas d'un très bon œil.
À la fin du XVIe siècle, Catherine de Médicis, lasse de souffrir l'intimité des cavalières révélée à tous lors des chutes de cheval, impose la culotte vénitienne –aussi appelée «bride à fesses», une sorte de caleçon. Un vêtement à l'origine porté par… les prostituées de la cité des Doges. Le collant arrivera dans le vestiaire féminin via la danse.
Vers 1730, une ordonnance de police oblige les danseuses de l'Opéra de Paris à enfiler un «caleçon de modestie», leurs jambes nues étant jugées indécentes. Pendant la période du Directoire en France, ce sont encore les hommes qui portent une sorte de pantalon archi moulant, fantaisie vestimentaire venue directement de l'Angleterre de Jane Austen.
Et dans les années 1980, avec la vague de l'aérobic, pas de jaloux c'est leggings moulax pour tout le monde!
Pour les femmes, la conquête de ce vêtement participe donc, au même titre que le port de la fameuse culotte précédemment citée, à la lutte pour plus d'égalité vestimentaire. Yvane Jacob raconte: «Le legging, comme la culotte, est un vêtement fermé. Jusqu'au XXe siècle, les femmes n'avaient pas le droit au vêtement fermé, privilège des hommes. La femme doit restée “offerte”, il y a clairement un enjeu d'accès au sexe féminin».
Aujourd'hui, ce bout d'élasthanne est devenu pour certaines un outil d'affirmation de soi, notamment via le fitness. Ainsi trouve-t-on sur Instagram moult corps féminins sportifs et musculeux, moulés dans un legging ad-hoc. Car le legging est l'uniforme de la femme puissante, celle qui combine carrière + vie perso et façonne son body grâce au running ou à la boxe.
Pour Yvane Jacob, le legging, comme d'autres vêtements venus du sport, participe à la libéralisation du corps de la femme: «C'est avec le sport notamment, et des femmes comme la tenniswoman Suzanne Lenglen ou la nageuse Annette Kellermann, inventeuse du maillot de bain une-pièce, que le corps féminin s'est mis à bouger. Auparavant, on empêchait la femme de se mouvoir, elle restait captive de l'homme». Le legging, un vêtement qui, avec ses coupes étudiées, flatte les muscles sculptés à coup de séries de squats. Et dévoile cette partie de l'anatomie féminine qui est l'obsession de notre époque: le booty, le butt –les fesses, quoi.
Car depuis le tournant des années 2000, les fesses sont les nouveaux seins. Après la décennie Wonderbra/Pamela Anderson, notre siècle nouveau est bien celui du popotin –celui de JLo, de Shakira ou de Beyoncé. Après le 90D, le twerk. Les grosses fesses ont la cote et le legging est à leur gloire. Un déplacement érotique assez révélateur pour Yvane Jacob: «Le corps blanc et longiligne n'est plus la référence, voyez Kim Kardashian».
Sur le net et notamment Instagram, il existe évidemment tout un fétichisme autour des fesses «émoji pêche» moulées de leggings, avec camel toe apparent (on vous laisse chercher…).
«Oui ça me boudine, et alors?»
Mais si pour certaines, le legging participe à une forme d'hypersexualisation du corps libéré, pour d'autres, ce vêtement archi moulant devient le vecteur d'un empowerment insoupçonné (en mode «oui ça me boudine, et alors?»).
Très démocratique car peu cher dans ses versions basiques, le legging existe en de nombreuses tailles et pour toutes les morphologies. À ce titre, c'est donc un vêtement étonnamment assez inclusif. Porter un legging, c'est aussi une manière de s'émanciper du regard masculin –pour beaucoup d'hommes, le legging est perçu comme pas chic, peu flatteur, voire carrément moche.
Anne a 38 ans et ne porte quasiment que des leggings, même pour aller au bureau (elle est créative dans une agence): «J'ai commencé à en acheter quand j'ai grossi. Impossible pour moi de passer au jean taille 40, trop déprimant, alors qu'un legging en 38, ça me va. Pour moi, c'est du confort avant tout. C'est pas du tout un statement mode comme les jeunes générations, les filles qui assument leur gros cul et dont je suis très admirative». Qui l'eût cru? Le legging, c'est mou, c'est moche, mais c'est dur avec le patriarcat.
Il suffit de visiter quelques sites internet de grands magasins pour s'en rendre compte. Un arc-en-ciel de couleurs s'offre aux consommatrices. TopShop met en avant des plumes colorées et des imprimés léopard décalés. Un peu partout, cerises, tomates, pastèques, flamants roses s'appliquent sur les robes, jupes et petit hauts. Zara et Mango mettent en avant le jaune, l'émeraude et le bleu-canard. Le statut intemporel du noir, nuance indéniable du chic, serait-il obsolète?
Rien à voir avec l'été, ni même avec la canicule. Depuis des mois, la mode vit au rythme des couleurs. Selon le cabinet de tendances WGSN, les vêtements de couleurs vives représentaient 16% du marché britannique il y a deux ans, aujourd'hui c'est plus de 20%. Entre avril 2017 et 2018, la part des vêtements de couleur noire dans les achats a baissé de 10 points. C'est le jaune qui réalise les meilleures performances avec une augmentation de 50% entre 2017 et 2018.
À LIRE AUSSI L'imprimé léopard ne sera donc jamais démodé?
Couleurs politiques
Florance Allday, analyste pour Euromonitor international, prédit que la proportion de vêtements noirs «va décroitre progressivement des rayons des commerçants». Elle perçoit un changement dans nos modes de vie: «Maintenant le bureau peut être un peu partout, les frontières entre le formel et l'informel, le travail et la maison se floutent». Porter de la couleur «n'est plus vu comme frivole, excentrique ou inapproprié».
Visiblement, les réseaux sociaux jouent aussi un rôle important dans la valorisation des couleurs. Comment mieux se faire remarquer dans un fil d'actualités bondé qu'en portant une couleur flashy? Dans le monde de l'image, les couleurs sont les reines de la photographie.
Porter des nuances vives deviendrait progressivement un moyen d'affirmer son individualité. Les fabricants répondent à cette demande en prévoyant plusieurs couleurs pour le même modèle, afin que chaque cliente puisse choisir la sienne.
La couleur n'est plus perçue comme superficielle, elle est même politisée, symbole d'identité et d'humeur. Elle envahit les manifestations, rose pour les «pussy hats», rouge pour la journée internationale des droits des femmes, orange contre les armes, etc.
À LIRE AUSSI La petite robe noire incarne la mode toute entière
Couleurs féministes?
On impose de moins en moins aux femmes de porter du noir pour «avoir l'air plus mince» ou pour se fondre dans le décor. D'abord associé aux deuils puis aux femmes de «petite vertu», le noir a vu son destin transfiguré par Coco Chanel qui en fait un uniforme pour toutes les femmes avec sa «petite robe noire» en 1926. Le noir devient synonyme d'absence de faute de goût et de prise de risque.
Susie Orbach, sociologue et autrice, explique que le noir est codé, symbolisé par l'héroïne de Diamants sur Canapé, Audrey Hepburn. «L'image de cette gamine, mignonne et sophistiquée dans sa robe noire. Ce qu'il y a là-dedans c'est la minceur, qui, bien sûr est déterminante dans la représentation de la féminité depuis des années.»
Mais pour elle, porter du noir ou non n'est pas plus un combat féministe: «Il n'y a aucun différence quand on parle de vêtement. C'est toujours par rapport à “comment je me représente”. Il y a toujours un œil interne qui juge, que la mode soit ce dont vous avez besoin pour vous démarquer ou pour avoir l'air svelte et sophistiquée».
Naomi Wolf, autrice du Mythe de la beauté, est plus optimiste: «Si les femmes adoptent la couleur, cela suggèrent qu'elles croient pouvoir être prises au sérieux sans forcément porter de noir. [...] Si les gens ne choisissent plus leurs vêtements juste pour avoir l'air plus fins, je pense que c'est politiquement important».