Ma lettre A aurait pu être pour Aboîteaux, car qui dit Acadiens dit Aboîteaux...
A leur arrivée sur les côtes de la Baie Française (aujourd'hui Baie de Fundy) , les futurs colons, outre les immenses forêts canadiennes, découvrirent des marées impressionnantes (celles de Fundy sont les plus hautes du monde : leur marnage* peut atteindre jusqu'à 16 m), qui avaient formé de nombreux marais.
Grâce à l'ingénieux système des aboîteaux qu'ils mirent au point et à un labeur méthodique et harassant, ils allaient mettre ces espaces en valeur. Un aboîteau est une sorte de digue astucieuse, dont le clapet permet à la fois d'empêcher la mer d'envahir les terres à marée haute, et de les laver peu à peu de leur sel, grâce à l'écoulement à marée basse des eaux pluviales ou provenant de la fonte des neiges. C'est une spécifité acadienne.
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Certes, il fallait attendre deux à trois ans avant de pouvoir cultiver ces terres gagnées sur la mer, mais ensuite, le rendement était magnifique, nettement supérieur à celui obtenu en défrichant la forêt. C'était la puissance des marées qui créait la fertilité de ces terres inondables, car les courants profonds et rapides de la baie, qui peuvent attendre 13 kms/h, drainent et déposent deux fois par jour des quantités formidables de sédiments.
Par ailleurs, une végétation spécifique - avec des plantes halophytes** comme la spartine - poussait sur l'estran et servait de fourrage aux bêtes avant même que les terres ne deviennent cultivables.
La technique des aboîteaux fit des Acadiens des "défricheurs d'eau" et contribua à façonner leur identité collective. En effet, la construction des digues puis leur entretien face aux coups de boutoir des grandes marées et des glaces hivernales, exigeaient un travail colossal et donc imposait la solidarité et la coopération de tous. Cela tissait des liens étroits dans les communautés, où l'on travaillait ensemble entre voisins et toutes générations confondues. Même le gouverneur de l’Acadie, Charles Menou d’Aulnay, participait à la mise en valeur des marais. Ainsi, trois jours avant de se noyer dans le retournement de son canoë à Port Royal, en mai 1650, il était lui aussi occupé à "poser des piquets, tracer les lignes et tendre les cordeaux pour faire un nouvel assèchement de terre, pendant même qu’il pleuvait averse sur lui "...
Après quelques décennies, le succès de ce type d'agriculture et l'expansion démographique de la petite colonie de Port Royal amenèrent les plus dynamiques habitants de la région à rechercher de nouveaux espaces. C'est ainsi que vers 1672, Jacob BOURGEOIS (sosa 4930), quinquagénaire déjà bien établi à Port-Royal, alla avec certains de ses fils et ses gendres fonder un nouvel établissement dans l'isthme de Chinectou, au fond de la baie de Fundy; exactement sur la frontière actuelle du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Très vite, la fusion de la petite colonie de Jacob avec celle, voisine, du seigneur de la Vallière, constitua l'établissement de Beaubassin qui atteindrait les 3 000 habitants huit décennies plus tard.. Peu après, vers 1675, Pierre TERRIOT, Claude LANDRY, Antoine LANDRY et René LEBLANC (Sosa 2464) allèrent s'installer à la rivière Habitants dans la région des Mines, et en 1682, d'autres familles fondèrent Grand Pré.
Les terres gagnées sur la mer allaient rapidement faire la richesse de ces nouveaux établissements, et dès le début du XVIII° siècle, la région des Mines était la plus peuplée d'Acadie, et Grand-Pré devenu "le grenier de l'Acadie" exportait céréales et autres denrées vers Port Royal et jusqu'en Nouvelle Angleterre.
Les aboîteaux étaient si connus pour être essentiels à la richesse de ces communautés qu'en 1704, lors d'un raid britannique sur la région depuis le Massachussets, les 550 assaillants, non contents de faire des prisonniers, tuer du bétail et incendier des maisons, détruisirent les digues de Grand-Pré, laissant la mer envahir les terres et détruire les cultures. Résilients et obstinés, les Acadiens reconstruisirent leurs aboîteaux patiemment...
Notes :
** plantes halophytes : plantes adaptées aux milieux salés