«Autant en emporte le vent», ce n'est pas juste une idéalisation de l'esclavage. C'est également une histoire de résilience, de sexe et de courage.
Il est probablement utopiste de penser réconcilier les deux camps qui aujourd'hui s'affrontent autour de la décision de HBO de retirer momentanément le film Autant en emporte le vent de sa plateforme, le temps de le «recontextualiser», et de celle de Warner Bros de déprogrammer sa projection au Grand Rex.
La seule chose que l'on puisse affirmer, c'est que cette œuvre littéraire est l'une des plus connues au monde, non seulement parce que les chiffres le disent (elle a été vendue à des millions d'exemplaires, traduite dans des dizaines de langues –une nouvelle traduction vient juste de sortir en français–, et en 2014, les Américain·es la citaient au deuxième rang de leur livre préféré, après la Bible. Pour la petite histoire, lors de sa publication en 1936, Margaret Mitchell avait dit: «J'espère qu'ils en vendront 5.000 exemplaires. Pour rentrer dans leurs frais»), mais aussi au vu du grand nombre de personnes qui ont un avis sur l'histoire que ce roman raconte.
Qui a lu et/ou vu Autant en emporte le vent vous dira que c'est l'histoire de Scarlett O'Hara (au départ, Margaret Mitchell l'avait appelée Pansy, ce qui avait beaucoup moins de gueule, admettez), jolie Sudiste de 16 ans qui voit son destin bousculé 1) par son amour impossible pour le fadasse Ashley Wilkes 2) par la découverte tardive qu'elle a un cœur et qu'elle peut aimer cette gourde de Melanie et ce tombeur de Rhett Butler 3) par la guerre de Sécession, la fin du monde qu'elle a toujours connu, la mort de ses parents 4) par la découverte qu'en couchant avec les bonnes personnes, tout devient possible.
Loin d'être l'histoire d'amour cucul la praline à laquelle elle est trop souvent réduite, Autant en emporte le vent est en réalité une fresque historique majeure, qui décrit pour la première fois –et c'est encore assez rare– l'histoire du côté des vaincus.
Margaret Mitchell «se souvenait d'avoir entendu, enfant, de nombreuses histoires de batailles héroïques, sur le courage des Sudistes et la traîtrise des Yankees, et sur la vie dans le Sud avant, pendant et juste après la guerre. Ce ne fut qu'à l'âge de 10 ans, plaisantait-elle, qu'elle se rendit compte que le Sud avait perdu», rappelle Cass R. Sunstein dans un excellent article publié en 2015 dans The Atlantic.
Mais c'est aussi, et peut-être surtout, une histoire de femmes. Celle de Scarlett bien entendu –on y reviendra–, mais aussi celle de Melanie, cruche hyper-patriote et d'une loyauté sans faille, tant à la «cause» qu'à la perfide Scarlett.
Mère courage et victime qui perd son frère à la guerre, voit son mari partir et son monde s'écrouler, comme la majorité des femmes de cette époque, Melanie est un symbole de la vie d'avant, de celles qui ne survivent pas à la catastrophe, à l'image des femmes d'Atlanta qui passent leur temps à médire sur Scarlett parce qu'elle s'adapte pour survivre –ce dont elles sont bien incapables.
C'est aussi, brièvement, l'histoire de Belle Watling, prostituée au grand cœur, dans les bras de qui Rhett se console quand Scarlett fait trop la peste et qui insiste pour que les vertueuses femmes sudistes qu'elle révulse prennent son argent sentant la luxure pour aider l'hôpital.
C'est l'histoire de Mama, la nounou noire de Scarlett, sa deuxième mère, femme roc, indéfectible et consentante, toujours prête à la ramasser quand elle tombe et la seule à exercer une quelconque autorité sur sa maîtresse, et de Prissy, la petite esclave insupportable du film qui se voit menacée d'être vendue par une Scarlett hystérique pendant le siège d'Atlanta, alors que Melanie est en train d'accoucher.
Toutes ces femmes se prennent en pleine face ce que l'histoire des hommes a inventé de pire: la guerre, et s'en sortent plus ou moins bien. À une époque où les femmes blanches de cette société sudiste qui se voulait aristocratique servaient uniquement d'objet de décoration et de reproduction et où les Noires étaient des machines à servir leurs maîtres et leurs maîtresses, elles n'avaient d'autre choix que d'être des victimes à la merci de ce que les hommes pourraient ou voudraient faire d'elles.
Mais pas Scarlett. Au début de l'histoire, elle a 16 ans, elle n'est bonne à rien et c'est une ado obnubilée par celui qu'elle prend pour l'homme de sa vie et qui servira de fil conducteur à toute l'histoire. Au moment où la guerre est déclarée, elle épouse le frère de Melanie par dépit, parce que que peut-elle faire d'autre pour se rapprocher et se venger d'Ashley (qui devient ainsi son beau-frère)? Le mariage, objectif et finalité des femmes de son monde, devient soudain un instrument. Et ça marche.
De ce premier mariage éclair («Deux semaines plus tard, Scarlett était mariée, deux mois plus tard, elle était veuve»), Scarlett gagne, bien sûr, un enfant, «à son grand désarroi». Elle en aura un deuxième, une fille, quasiment invisible, lorsqu'elle convolera pour la deuxième fois, par intérêt, avec le fiancé de sa sœur.
Car si Scarlett, jeune fille, flirtait, une fois la guerre arrivée, lorsqu'elle constate qu'elle a presque tout perdu et que personne ne pourra l'aider, elle décide de se servir de la seule arme qu'elle a à sa disposition pour ne pas perdre ce qui lui reste et parce qu'elle doit subvenir aux besoins de sa famille: son corps.
Elle tente d'abord de se prostituer en vendant ses charmes à Rhett Butler, et la tentative ayant échoué, elle épouse un homme qui a une bonne situation et de l'argent, dont elle pourra se servir pour payer ses impôts, conserver sa maison et nourrir les siens.
Scarlett sera la cause indirecte de son second veuvage, ce que ne manque pas de lui reprocher son entourage: si elle a été agressée dans un bidonville près d'Atlanta, c'est qu'elle a osé le traverser seule, ce qu'une femme bien ne doit pas faire, en plus pour aller travailler (et allez savoir comment elle était habillée); son mari était bien obligé de la venger, ce qui lui sera fatal (et pourtant, Scarlett n'en demandait pas tant).
Car en plus elle travaille (un comble), et elle s'occupe si peu de ses enfants qu'ils ne sont même pas mentionnés dans le film. La seule fibre maternelle qu'on lui connaîtra sera éveillée par la petite Bonnie, qui meurt en bas âge –ce qui n'arrangera pas les affaires de son couple.
Scarlett est dans l'ensemble une mauvaise mère pour ses enfants non voulus, et c'est une garce: elle s'exhibe, elle flirte, elle vole les fiancés des autres (deux fois!), elle travaille au lieu de se résoudre à rester dans la misère, elle roule des pelles à son beau-frère et lui propose de s'enfuir avec elle, elle épouse un homme infréquentable en partie pour son argent (bien sûr, nous, on a compris qu'elle l'aimait, dans le fond, mais c'est une mule, cette fille), et au passage, elle tue un homme et l'enterre au fond du jardin.
Si malgré l'idéalisation de l'esclavage et les relents de glorification du Sud confédéré de ce roman, l'histoire de Scarlett a touché tant de gens, tant de filles et tant de femmes, c'est parce que cette jolie putain qui ne cesse jamais de se battre pour ne pas tout perdre et qui refuse de se laisser soumettre, c'est avant tout la survivante que nous voudrions toutes être.
C'est là un des grands rôles de la littérature: construire et offrir des personnages qui nous inspirent et nous font espérer que nous aussi, nous pouvons traverser les pires situations et avoir suffisamment de résilience et de force pour nous en sortir.
Car le choix qui est offert à Scarlett, c'est soit rester à sa place, perdre sa maison, voir sa famille crever de faim dans la dignité (et se faire violer par l'épouvantable Yankee qu'elle va trucider) mais rester ancrée dans le respect des traditions de son époque et de sa caste, soit envoyer valser la crinoline, serrer les dents et les fesses et faire ce qu'il faut bien faire, à la guerre comme à la guerre: une robe dans des rideaux et un passage obligé dans le lit d'hommes qu'elle méprise, parce que dans son monde, il n'y a pas de juste milieu.
Et il en faut, du courage, dans une fiction comme dans la vie, pour braver la morale, agir en faisant fi de toutes les conventions et décider de ne pas mourir. Quand elle revient à Atlanta en pleine reconstruction, elle n'en croit pas ses yeux: «“Ils t'ont brûlée”, pensa-t-elle, “et ils t'ont laissée pour morte. Mais ils ne t'ont pas vaincue. Ils ne pouvaient pas te vaincre. Tu te reconstruiras, aussi grande et aussi insolente qu'autrefois!”» On n'est pas trop sûr de savoir si c'est d'elle dont elle parle, ou bien de la ville.
Alors on peut taxer Autant en emporte le vent de racisme, en confondant fiction et documentaire, en choisissant d'oublier qu'il fut écrit par une femme née trente-cinq ans après le cataclysme qui bouleversa sa famille (son grand-père paternel fut blessé pendant la guerre de Sécession) et l'histoire de sa région, qui en portait encore des stigmates visibles, et brûler l'héritage, mais ce serait cracher sur ce qu'est avant tout le chef-d'œuvre de Margaret Mitchell: un modèle pour des millions de femmes qui à travers la vie de Scarlett ont espéré ou espèreront encore que quelles que soient les circonstances et quelles que soient, parfois, les pauvres armes qu'on leur laisse, demain sera un autre jour.
“Autant en emporte le vent” est probablement le plus grand film de l’histoire du cinéma. Il appartient à la grande tradition des films humanistes dont les héros sont des individus naufragés dans un monde en voie de destruction et qui font survivre une certaine idée de la nature humaine.
La résistance aux coups du destin, le refus d’allégeance au malheur et la fantastique énergie vitale capable de se déployer du fond du désespoir pour nous faire renaître de nos cendres.
C’est un film d’amour avec le couple le plus glamour de l’histoire d’Hollywood qui a fait rêver des millions de personnes en leur donnant de la force et de l’espérance. C’est un film d’adulte, précision importante, pour un cinéma aujourd’hui dédié aux adolescents.
L’annulation de la projection de “Autant en emporte le vent” au Grand Rex sur demande de la Warner Bros est une nouvelle illustration du courant de décérébration qui s’est emparé de notre société.
La barque qui circule sur ce fleuve qui accélère son cours depuis une décade s’appelle la nouvelle morale.
Nous nous retrouvons tous, qu’on le veuille ou non, entassés sur ce nouveau véhicule. Le rythme s’accélère et nous n’avons que très peu de moyens de freiner l’évolution exponentielle du phénomène.
“Autant en emporte le vent” est raciste comme “La chevauchée fantastique” l’est. Comme tous les westerns le sont dès qu’ils mettent en scène un sauvage indien massacré par un cow-boy civilisé. Excluons donc les westerns de nos collections cinéma.
Excluons tous les films qui donnent de l’histoire une vision biaisée, intolérante, manichéenne.
Excluons en réalité tous les auteurs qui ont un regard.
Nous sommes dans le monde de la “doxa”, de l’opinion collective qui installe ses œillères mentales, par petites touches quotidiennes dont nous n’avons pas toujours conscience.
Il y a aujourd’hui un axe du bien imposé dans notre culture que vous avez plutôt intérêt à respecter si vous voulez survivre. L’art est aujourd’hui, comme le reste de notre société sous haute surveillance.
Ne prenez pas de liberté avec les grands sujets sacrés et fédérateurs: l’écologie, la famille, le handicap, le multiculturalisme. Vous risquez de graves déconvenues.
Les films sans gluten sont la règle aujourd’hui, dénués de toute molécule allergisante.
La critique s’est médicalisée. On ne critique plus, on aseptise. La plupart des films d’aujourd’hui sont sous antibiotiques pour éviter la virulence. Attention aux résistances…
Excluons! puisque nous sommes aujourd’hui des modèles de perfection morale et que nous avons fait amende honorable de toutes nos erreurs passées. Excluons et voyons ce qui restera de la culture.
“On ne critique plus, on aseptise”
On parle d’un film américain mais il ne faut pas s’arrêter là. Un coup d’œil sur notre patrimoine et nous verrons que les œuvres les plus innocentes sont farcies de sectarisme.
Pourquoi ne pas considérer que la trilogie de Marcel Pagnol, Marius Fanny César, constitue une grave atteinte aux droits des marseillais. Car quel marseillais aujourd’hui peut se reconnaître dans l’image qui lui est donnée de lui-même, de joueur de belote alcoolisé au pastis, tricheur, menteur et totalement centré sur son petit monde, indifférent au sort du moindre quidam né à plus de quarante mètres du vieux port.
Je lis dans Le Parisien (article abonnés, NDLR) du samedi 13 juin 2020 que des soi-disants historiens mettent sur un plan comparable “Autant en emporte le vent” et “Mein Kampf” et jugent nécessaires d’imposer un avertissement préalable au visionnage ou à la lecture.
Comme quoi la connerie est souvent diplômée.
J’y vois deux points à souligner:
Le mépris complet pour l’intelligence moyenne du public qui accéderait à une révélation inespérée grâce à l’avertissement d’une phrase de prévention ouvrant les œuvres sulfureuses.
Faudra-t-il passer toutes les œuvres au tribunal de la nouvelle inquisition ?Pensons aux films qui nous resterons, ceux qui auront le label “bonne moralité”. Les films lèche-culs, bien pensants, bien propres qui s’engraissent des millions d’entrée de spectateurs frileux mais contents d’être rassurés dans les salles sur une société qui leur est montrée comme elle est dans la vie, bien gentille, aimable, ouverte, hospitalière.
Tout cela rappelle quand même une époque particulièrement sombre pour le cinéma et pourrait bien initier un nouveau maccarthysme à la sauce européenne.
Naissance de la nouvelle censure à costume de tolérance et de bonne moralité. Censure propre.
Tiens, pour les historiens révisionnistes d’Hollywood, je rappelle que c’est grâce à “Autant emporte le vent” que le premier oscar pour un acteur noir a été attribué (Hattie mc Daniel) et que Hollywood a commencé à entrouvrir ses portes à la diversité.
Les redresseurs de tort ont donc bien raison d’interdire le visionnage de cette œuvre qui a participé à l’évolution de la société mixte.
Le thème du film était la fin d’une époque.
Il faudra consacrer quelques mètres de pellicule à la fin du cinéma, la fin d’un temps d’expression libre, où l’humanisme de surface ne suffisait pas.
Du conformisme, des leçons de conduite, de la médiocrité, voilà ce qui restera. Autant en emportent les cons.
Faut-il récrire l'Histoire ?
HBO a enlevé le film de Victor Fleming de sa plateforme au motif qu'il «dépeint des préjugés racistes» communs en 1939 mais plus aujourd'hui. Un retrait démagogique et stupide.
On en est là.
«Qualifié par des historiens de révisionniste, le film de Victor Fleming sorti en 1939 a été retiré de la plateforme de streaming HBO Max, en plein mouvement de protestation contre le racisme et les violences policières aux États-Unis» nous apprend une dépêche AFP.
Inutile de faire ici le panégyrique du film aux dix Oscars, du ciel flamboyant d'Atlanta et des amours impossibles de Clark Gable et Vivian Leigh. Rien de cela n'est en cause. C'est la «version romantique du Sud et [la] vision très édulcorée de l'esclavage» du film qui posent problème, dans un contexte de tensions raciales très violentes aux États-Unis. Déjà, en 2017, à Memphis, un cinéma avait interrompu la projection annuelle du film «estimant que cette œuvre [...] était insensible au public afro-américain».
Fallait-il retirer, même temporairement, ce film d'une plateforme de streaming?
Non, évidemment non.
D'abord parce que personne ne va arrêter de manifester en se disant «Bon, les gars, c'est ok, tout va bien, Gone with Wind n'est plus sur HBO Max, on a gagné, on rentre à la maison dans le calme» et qu'il est peu probable qu'un flic cesse de tabasser un·e Noir·e à mort en lui sortant: «Oups, excuse-moi, mon vieux, j'ai vu qu'HBO avait retiré Gone with the Wind de sa plateforme, du coup, j'ai déconstruit mes préjugés et c'est fini je suis plus raciste du tout, merci HBO.»
La censure est inefficace, laide et bête. L'autocensure n'a rien à lui envier.
Ce retrait pose de nombreuses questions. Et, comme tout acte de censure, il nous invite à couper court à l'émotion de l'instant («c'est nul!» versus «enfin!») pour réfléchir à ce qu'il signifie.
D'abord, HBO prend à l'évidence les gens pour des imbéciles. HBO considère que nous regardons un film de 1939 en 2020 en le prenant entièrement au premier degré. En gros, Gone with the Wind est une sorte de documentaire ou un document de propagande bien fichu (dont s'emparent d'ailleurs des activistes –révisionnistes– de The Lost Cause) et comme nous sommes bêtes, on ne s'en rend pas compte. Comme nous n'avons aucun jugement critique, aucune distance, et qu'on bouffe du racisme et du préjugé sans sourciller, autant retirer ce film puisqu'il est problématique. De la tartufferie ordinaire (cachez ce Sud que je ne saurais voir) naîtra un besoin viscéral de voir, de savoir, de s'échanger sous le manteau l'œuvre censurée. HBO nous prend pour des imbéciles mais crée l'envie de voir, comprendre ou défendre une œuvre légendaire et quasi oubliée: le film a vieilli et il dure 238 minutes de trop pour les jeunes d'aujourd'hui.
Sans «Gone with the Wind», que serait «Get Out»?
Ensuite, Gone with the Wind est au film romantique ce que sont, parmi d'autres, The Covered Wagon (1923) ou The Plainsman (1937) au western. Des films où les Indiens sont des violents, agressifs et cruels et ne méritent rien d'autre qu'une bonne giclée de plomb viril. Mais voilà, depuis, il y a eu La Flèche brisée, La Dernière chasse, Soldier Blue, Jeremiah Johnson, Little Big Man, Josey Wales... Si notre représentation des Indiens a changé, c'est aussi parce qu'elle s'est construite, sédimentée avec tous ces films, y compris les premiers.
Il en est de même dans la représentation des personnages noirs avec, me semble-t-il, une filiation évidente et tortueuse, qui conduit de Gone with the Wind jusqu'à Us, en passant par Sergeant Rutledge, Malcolm X, Amistad, Django Unchained ou 12 Years a Slave, Avec ses multiples pistes et significations cachées, le fim de Jordan Peele, Us, est à l'évidence le fruit de cette longue histoire. Et Get Out la version grinçante de Devine qui vient dîner...
Et c'est aussi ce qui fait la force et la singularité du cinéma américain (pardon: États-unien, je vais me faire lyncher), qui a toujours su se renouveler, à partir de son histoire et de ses mythes plus ou moins frelatés, en accompagnant ou précédant les évolutions sociétales. Si vous retirez Gone with the Wind de cette lignée, peut-être aurez-vous la satisfaction ponctuelle de vous dire: «Ouf! Cette année, je passe pas Noël avec mon beauf'», mais votre famille ne serait plus tout à fait la même. Sans oublier qu'on est toujours le beauf' de quelqu'un.
Par ailleurs, qu'on l'aime ou pas, Autant en emporte le vent reste un des films majeurs de l'histoire du cinéma, par ce qu'il comprend de démesure et dit de cet âge d'or des studios d'avant-guerre. Qu'il soit raciste et réécrive l'histoire de la guerre de Sécession est une évidence. Mais, à chaque fois que je l'ai vu, cela m'est apparu comme une évidence. De la même manière que la vision raciste, paternaliste et colonialiste de Tintin au Congo ou Cinq Semaines en ballon ne m'a jamais échappé, y compris lorsque j'étais gamin. Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste. J'arrive aussi à lire Les Aventures de Babar sans me prendre pour un éléphant.
Il est probable que les grottes de Lascaux ont été peintes par des hommes qui violaient des femmes et couchaient avec leurs enfants. Et je sais qu'il y a eu pas mal de morts dans les chantiers des cathédrales et qu'on laissait mourir des esclaves dans les tombeaux royaux égyptiens. Je ne demande pas pour autant une mise en garde contextualisée devant ces monuments.
Quand je lis, écoute, regarde, visite... se jouent en moi deux processus distincts: identification et distanciation. Or, chaque censure nie mon libre arbitre et ma capacité à me distancier. Chaque censure me renvoie au procès grotesque et hélas réel intenté à Madame Bovary en 1857, au nom des bonnes mœurs. Un dictionnaire de la bêtise s'attaquant à un monument d'intelligence.
Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste.
Paraphrasant Ernest Pinard, procureur impérial, on pourrait dire de Gone with the Wind: «Un film admirable sous le rapport du talent mais un film exécrable au point de vue de la morale!»
De ce procès, le plus consternant (ou désopilant, c'est selon) est le choix (ou plutôt le non-choix) de la défense. Pour sauver le roman, son avocat plaide la relaxe et entreprend de «démontrer que Flaubert a voulu faire œuvre de moraliste, ou que du moins une moralité se dégage de son œuvre». Et c'est pourquoi les scènes crues sont à peine effleurées («La toute-puissance descriptive disparaît parce que sa pensée est chaste») et qu'Emma «est cruellement punie de ses fautes, trop cruellement puisqu'elle meurt dans d'épouvantables souffrances: “L'adultère que dépeint Flaubert n'est pas charmant, il n'est chez lui qu'une suite de tourments, de regrets de remords”.»
Pour se jouer de la censure, il fallait donc être aussi hypocrite qu'elle. Les courbettes en vigueur aujourd'hui et les précautions de HBO ne servent guère la cause antiraciste. Il est même à craindre que ce happening de bonne conscience contribue à renforcer les haines et les préjugés.
Loin de moi l'idée de considérer Gone with the Wind comme un film ordinaire et d'ignorer les préjugés qu'il véhicule. Mais j'ai du mal à croire que nous regardons ce film en 2020 comme nos grands-parents le regardaient en 1939, de la même manière que je n'imagine pas un instant que le lectorat d'aujourd'hui puisse considérer que Madame Bovary est une œuvre pornographique. On grandit, on mûrit, on s'informe, on apprend, on sait. Penser le contraire, voire l'imposer, est infantilisant.
Qu'il existe ici ou là des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter. Que les héritièr·es de Margaret Mitchell aient réussi en 2001 à faire interdire une version noire du livre (The Wind Done Gone, d'Alice Randall) en arguant du copyright ne doit tromper personne. Mais ne donnons pas à ces cortex rabougris la victoire d'une censure qui ne ferait que les conforter dans leurs délires haineux en leur offrant sur un plateau des torrents d'argumentaires nourris de persécution, de vérités soi-disant cachées et autres petits complots. C'est en faisant appel à l'intelligence des imbéciles qu'on les confond. Pas en nous comportant nous aussi en imbéciles.
Estimant que maintenir le film tel quel aujourd'hui serait «irresponsable», HBO entend le remettre dans son catalogue, dans son format original, «car procéder autrement reviendrait à prétendre que ces préjugés n'ont jamais existé», a expliqué un porte-parole, tout en assortissant la diffusion d'une «discussion du contexte». Peut-être un bandeau d'avertissement (version cheap) ou un entretien critique, on ne sait. Si HBO a vraiment les chocottes, il lui sera loisible de faire précéder le film d'un avertissement: «Attention! Ce film est sorti en 1939, à une époque où vos grands-parents et arrières grands-parents ne pensaient pas comme vous aujourd'hui et on pense que vous êtes incapables de le comprendre par vous-mêmes.» Ça ne servira à rien.
Qu'il existe des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter.
Je préfèrerais et de loin l'entretien critique avec des spécialistes en histoire, cinéma ou sociologie qui enrichiraient le débat au lieu de l'appauvrir. Et puis, pourquoi ne pas proposer également une version «universitaire» du film, avec commentaires critiques et rappels historiques? Nul doute que ce serait instructif et nous aiderait à appréhender ce film dans ce qu'il dit des mensonges et aveuglements d'une époque.
Enfin, commencer à censurer, supprimer, occulter, faire disparaitre des œuvres est totalement contre-productif pour qui entend les dénoncer, analyser, déconstruire, reconstruire, pasticher, enseigner... Si un jour Gone with the Wind n'était plus visible, ici ou là, des journalistes et des profs devraient supprimer quelques paragraphes, renoncer à une partie de leur cours. Quelques pastiches perdraient leur raison d'être et le militantisme s'en trouverait réduit, n'ayant plus une œuvre phare à stigmatiser. Pensez à vos jobs, camarades!
Bien sûr, me direz-vous parfois, Jean-Marc Proust, ce vieux mâle blanc de 50 ans, en parle à son aise car il ne subit pas les préjugés, abuse de ses privilèges et Gone with the Wind ne le touche pas plus que ça en raison de sa couleur de peau. J'entends déjà l'objection, tellement convenue et facile. Certes, discréditer une personne dont les arguments vous dérangent permet de ne pas débattre, mais qu'y gagnerez-vous ?