« Les loups s’attaquent aux proies les plus faciles, ce qui permet à la nature de se régénérer et de permettre aux espèces d’être plus fortes. Le loup est la meilleure chose qui puisse arriver à un écosystème. »
9 décembre 2022 - Laurie Debove
C’est ce qu’on appelle « l’arroseur arrosé ». Alors que certaines fédérations de chasse refusent désormais de payer les dégâts causés par la prolifération des sangliers dans d’autres départements, celle de la Drôme se plaint de ne plus en avoir assez à chasser à cause du loup. Revenu en force sur le territoire, ce canidé sauvage régule bien mieux les populations d’herbivores que les humains armés.
En quarante-cinq ans, le nombre de sangliers en France a été multiplié par vingt. Il y en aurait aujourd’hui entre 1 et 2 millions dans l’Hexagone. Dans les vignes, les prairies ou les champs de maïs, leur prolifération entraîne chaque année 20 à 30 millions d’euros de dommages agricoles en France.
Dans les années 1960, les chasseurs avaient demandé à payer eux-mêmes le montant des dégâts causés par « le grand gibier » pour devenir les « régulateurs officiels » des herbivores des forêts. Seulement en 2019, l’indemnisation de ces dégâts a représenté un budget de 77,3 millions d’euros ce qui fait que les chasseurs ne veulent plus payer. Une demande rejetée en début d’année par le Conseil Constitutionnel.
« Les chasseurs ont fait tellement de choses pour gonfler les populations en les croisant avec des cochons domestiques, le fameux cochonglier qui est une pratique aujourd’hui interdite sauf en enclos, ou en les nourrissant. Face aux dérives, un décret a été promulgué il y a un mois pour interdire aux chasseurs de nourrir artificiellement les sangliers pour les maintenir à un endroit fixe, preuve que même l’Etat cherche à reprendre la main sur cette situation catastrophique » explique Richard HOLDING, naturaliste et chargé de communication à l’ASPAS.
En plus d’interdire les tirs sélectifs épargnant les laies reproductives et les lâchers de sangliers, ce nouveau décret punit désormais le nourrissage des sangliers (betteraves, patates et baguettes de pain) par une amende de 750 euros. L’agrainage reste paradoxalement toujours autorisé, sauf dans certains départements qui prennent les choses en main comme l’Indre-et-Loire.
Dans la Drôme, au contraire, le nombre de sangliers a diminué de plus de la moitié depuis 2018 grâce aux loups qui sont de plus en plus présents dans le département. Mais au lieu d’accueillir avec plaisir cette aide inattendue, les chasseurs se plaignent d’avoir moins de sangliers à disposition : alors qu’ils ont tué 20 000 sangliers en 2018, ils en ont abattu deux fois moins en 2021 et ne devrait en tuer « que » 7000 à 8000 cette année.
« Les chasseurs considèrent les loups comme des concurrents directs puisqu’eux ont besoin de chasser pour se nourrir et vont s’attaquer aux chevreuils, cerfs, chamois, mouflons ou sangliers. Leur prédation se voit clairement : j’ai moi-même eu l’occasion de l’observer en trouvant des crottes de loup pleines de poils de sangliers dans la nature. Les chasseurs sont de plus en plus mobiles avec le prix du permis de chasse divisé par deux en 2018 (de 400€ à 200€, ndlr).
Ce cadeau de Macron a eu un impact assez énorme : avant, les chasseurs se contentaient de rester dans leur département car le permis national était beaucoup plus cher ; aujourd’hui, ils viennent de très loin pour chasser à la journée. On n’est plus du tout dans cette chasse à l’ancienne où les locaux chassent autour de chez eux, je croise partout des grands pick-ups de chasseurs avec des immatriculations d’autres départements. S’ils n’ont plus autant de gibier à disposition, cela casse le business de la chasse et rend les chasseurs en colère » analyse Richard HOLDING.
L’argument avancé par les chasseurs n’est pourtant pas d’ordre économique mais écologique. Pour eux, la « présence excessive » du loup, soit environ 250 individus selon leurs estimations, serait une menace pour la faune sauvage qui risquerait de disparaître.
« Clairement, la Drôme a de plus en plus de loups mais les loups ne connaissent pas les limites administratives et les meutes évoluent certainement à cheval entre plusieurs départements. Ils se déplacent de plusieurs dizaines de kilomètres par nuit, ce sont des animaux très mobiles. Quand ils chassent, ils vont rester plusieurs jours sur un secteur puis partir ailleurs pour se faire oublier et tromper la vigilance des animaux sauvages. Chaque meute a son propre territoire, donc une population de loups ne peut pas pulluler sur un secteur car ils sont vraiment dépendants de la quantité de gibier disponible. Même les naissances s’adaptent à ce facteur, un phénomène courant chez les renards et d’autres prédateurs » détaille Richard HOLDING.
Pour les chasseurs, les loups seraient notamment responsables de la diminution des mouflons, qui seraient passés de 900 individus il y a 20 ans à seulement une quinzaine de nos jours. Or, le mouflon n’est pas originaire des Alpes. Il a été introduit petit à petit au milieu du XXe siècle, sans aucune étude préalable, pour des raisons cynégétiques.
« L’espèce a été importée par les chasseurs, pour leur plaisir. Alors que le chamois, lui, est une espèce endémique qui souffre beaucoup du changement climatique et de la sur-chasse humaine. » rappelle Richard HOLDING.
Pourtant, Michel Sanjuan, vice-président des chasseurs de la Drôme en charge du loup et du grand gibier, explique à FranceBleu que « si on ne change pas le statut d’animal protégé du loup, on court à la catastrophe » et aimerait avoir l’autorisation d’abattre ce prédateur naturel.
« Les loups s’attaquent aux proies les plus faciles, ce qui permet à la nature de se régénérer et de permettre aux espèces d’être plus fortes. Le loup est la meilleure chose qui puisse arriver à un écosystème. Ils ont ce rôle de régulation qui les assainit et profite à la végétation car les cervidés et les ongulés deviennent plus méfiants et plus mobiles, ce qui laisse plus de marge aux forêts pour se régénérer. Le problème, c’est qu’en France on ne laisse pas assez de temps et d’espace à la régulation naturelle. Clairement dans les zones où les loups sont présents il faudrait arrêter tout type de chasse et voir le résultat » plaide à l’inverse Richard Holding
On dénombrait entre 10 000 et 20 000 loups en France à la fin du 18ème siècle, contre 920 aujourd’hui. Malgré cela, des abattages légaux et illégaux de loups continuent d’avoir lieu dans le pays. Pour l’ASPAS, la solution n’est pas de les tuer, une bonne coexistence avec les éleveurs inquiets passe par le triptyque présence du berger, clôtures électrifiées et surtout chiens de protection.
Les études le prouvent, il n’y a aucun risque les loups fassent mourir toute la faune sauvage dont ils dépendent. Il n’y a que l’espèce humaine qui soit assez stupide pour se condamner toute seule.
Les accidents se multiplient, la cause animale gagne du terrain. Et pourtant, s’étonne ce journaliste britannique, le droit de chasse, acquis pendant la Révolution, reste profondément ancré dans la culture nationale.
L’automne dans la France profonde. L’éclat du soleil sur les grappes empilées, le parfum épicé de la récolte de tournesols, les aboiements sauvages des meutes tandis que la chasse traverse les bois embrumés – et, trop souvent, la tragédie d’une personne abattue par ladite chasse.
En France, la saison de la chasse, qui débute dès le mois d’août dans certains départements du Nord-Est, bat son plein – et, inévitablement, il y aura des morts d’ici la fermeture, en mars. Selon l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), depuis 1999, on a recensé 3 000 accidents de chasse, dont plus de 420 mortels. Certaines des victimes étaient innocentes : une femme de 69 ans tuée dans son jardin quand un chasseur a tiré à travers sa haie ; un conducteur touché par une balle qui avait ricoché sur un sanglier. Mais la plupart des morts sont des chasseurs eux-mêmes, qui ont succombé à un passe-temps qui n’est pas dangereux que pour les animaux.
L’ONCFS attribue ces décès au “non-respect des règles de sécurité élémentaires”, mais il faut prendre en compte les particularités de ce loisir dans l’Hexagone. Parmi le gibier qu’il est possible de tirer en France se trouvent le cerf et le sanglier, pour lesquels il faut utiliser des balles – d’une portée dépassant le kilomètre – plutôt que de la chevrotine, courante en Grande-Bretagne, mais dont la portée n’est que de quelques mètres. Quoi qu’il en soit, la raison la plus évidente, et la plus significative sur le plan culturel, de cette mortalité, c’est tout simplement le nombre de passionnés. Si les titulaires de permis sont de moins en moins nombreux depuis le tournant du siècle, ils sont encore 1,2 million. En France, la chasse est de loin le troisième hobby le plus populaire, après le rugby et le football.
La chasse fait aussi partie de l’ADN national, de la vision qu’a la France d’elle-même. Cette dernière est peut-être le pays le plus raffiné d’Europe (les trois plus grandes marques mondiales du luxe, Louis Vuitton, Chanel et Hermès, sont toutes françaises), mais en même temps elle est obstinément rurale, les zones non urbaines abritant un tiers de la population (par rapport à la moyenne européenne de 28 %, et de 17 % au Royaume-Uni). De plus, la population rurale en France occupe 450 000 kilomètres carrés, soit une densité de tout juste 11 habitants au kilomètre carré – environ un quart de celle de l’Angleterre. Ainsi, conclut l’Institut national de la statistique, la France est le deuxième pays le plus rural d’Europe, après la Pologne.
Les Français sont aussi les plus constants dans leur hostilité à la mondialisation, les plus fervents défenseurs de la notion d’héritage, et c’est fort probablement lié. C’est un pays animé d’un fort attachement au patrimoine, où la corrida et les combats de coqs sont toujours légaux car ils préservent la tradition – et en France, le patrimoine peut passer outre à la défense des droits des animaux, pour ne rien dire des préjugés des gens des villes.
En 2019, les propriétaires de résidences secondaires sur l’île d’Oléron, sur la côte atlantique, ont intenté une action en justice contre Maurice, un coq accusé de chanter trop tôt. Les autochtones ont soutenu Maurice, et un juge a donné raison à l’auteur des cocoricos, ordonnant aux plaignants de verser 1 000 euros de dommages et intérêts à Corinne Fesseau, à qui appartenait Maurice. Dans le sillage de plusieurs affaires du même type qui avaient vu la trinité honnie des néoruraux, des expatriés britanniques et – pire que tout – des Parisiens en vacances se plaindre des mœurs bruyantes et odoriférantes de la France profonde, l’Assemblée nationale a approuvé une proposition de loi de Pierre Morel-À-L’Huissier, député de Lozère, portant sur la protection du “patrimoine sensoriel” de la France. Autrement dit, “le chant du coq, le bruit des cigales, l’odeur du fumier”.
À lire aussi Oiseaux. Un “havre de paix” de la faune sauvage en Belgique menacé par les chasseurs français
Avant de découvrir TikTok et l’électorat des jeunes citadins, Emmanuel Macron avait crânement tenté de s’assurer le vote rural en louant les mérites de la chasse. Il a même relancé les chasses présidentielles au sanglier à Chambord, résidence de chasse du roi François Ier, dans la vallée de la Loire. Habile, dans le cadre de ce que l’on a appelé le “pacte de Chambord”, il a réduit de moitié le prix du permis de chasse, le faisant passer à 205 euros [pour le permis national]
Contrairement au Royaume-Uni, en France, la chasse n’est pas une activité avant tout pratiquée par l’élite ; dans notre coin boisé de Charente, les chasseurs sont le boucher local, le boulanger, le garagiste, l’infirmier et l’agriculteur, qui circulent tous en Berlingo Citroën blanc. C’est la chasse qui fournit le sanglier à rôtir pour le banquet des bonnes œuvres, ce sont les gars qui y vont qui délimitent les sentiers dans la forêt pour la randonnée communale.
En France, qui veut chasser n’a littéralement pas besoin de monter sur ses grands chevaux. Les chasseurs sont le plus souvent à pied, et non juchés sur quelque équidé. C’est pendant la Révolution que le droit de tirer du gibier a été arraché à l’aristocratie, et si les droits de propriété locaux sont abscons, il est généralement admis, rapport à 1789 et tout ça, que les chasseurs ont le droit d’aller où bon leur semble, sauf interdiction expressément formulée par le propriétaire. En France, la chasse est un acte révolutionnaire plutôt que la confirmation d’un statut social.
Mais alors pourquoi les chasseurs sortent-ils donc le dimanche avec leur fusil ? Certains sont pragmatiques. “Ça fait de quoi manger pour la famille pendant une semaine”, m’a expliqué une connaissance à propos du sanglier à l’arrière de sa camionnette. D’autres estiment rendre service à la communauté quand ils tuent des sangliers et des cervidés qui ravagent les récoltes. Ce que beaucoup recherchent, c’est une immersion dans la nature, un moyen de se ressourcer ; ou, comme l’a expliqué le philosophe espagnol José Ortega Y Gasset dans Sur la chasse, un classique mondial sur le sujet : “On ne chasse pas pour tuer mais on tue pour avoir chassé.”
Ce quasi-mysticisme cynégétique est tourné en ridicule par l’association Rassemblement pour une France sans Chasse (RAC) et l’ancienne actrice Brigitte Bardot, qui défend les droits des animaux. Les adversaires de la chasse se font de plus en plus entendre, et ils pensent que le temps et la mode politique jouent en leur faveur.
Les tristes chiffres de la chasse en matière de sécurité fournissent des munitions à ses détracteurs : les appels se multiplient en faveur de restrictions afin que les joggeurs, les promeneurs, les cyclistes et les conducteurs puissent eux aussi se livrer à leurs loisirs du dimanche en paix et sans risque. Une pétition en ligne destinée au président Macron, qui réclamait purement et simplement une interdiction dominicale de la chasse, a récolté environ 200 000 signatures.
Il y a une phrase essentielle à connaître quand on vit en France : “c’est compliqué”. En juin, Macron a enfin déclaré illégale la chasse à la glu, rejoignant ainsi le reste de l’UE. Une décision qui a été interprétée comme une atteinte délibérée à la chasse. (Pendant des décennies, la France a exigé une dérogation au nom de la “préservation du patrimoine”.) En août, la chasse à l’aide de filets ou de cages a elle aussi été interdite, car jugé contraire à la “directive oiseaux” de l’UE, qui date de 2009. Environ 5 000 chasseurs s’adonneraient encore à ces pratiques, qu’exècrent même certains de leurs collègues chasseurs. Or ceux qui chassent à la glu ou au filet ne devraient-ils pas être défendus par la fraternité des nemrods – et plus généralement par le monde rural – puisque, pour paraphraser cette autre clause capitale de la vie française, “qui s’en prend à l’un s’en prend à tous” ? C’est compliqué.
Dans les tensions entre la ville et la campagne, la première n’est pas la seule à multiplier les pressions, les pétitions et les opérations de communication. La puissante Fédération nationale des chasseurs (FNC) s’est engagée à lutter contre “l’érosion de la biodiversité” – au grand soulagement de ses membres, qui se voient comme les seuls véritables amoureux et champions de la nature. Après tout, la campagne française est hérissée de petits panneaux métalliques rouges ornés d’un bandeau tricolore qui signalent la présence d’une “réserve de chasse et de faune sauvage”, conformément à une directive gouvernementale de 1991.
La FNC dénonce de plus en plus souvent les géants de l’agroalimentaire et l’agriculture intensive, ce qui trouve aisément un écho dans un pays où la notion bucolique de paysannerie fait vibrer la corde sensible. Et dans leur guerre publique que suscite leur loisir, les chasseurs se trouvent des alliés qui rafraîchissent l’image de leur activité, qui passe pour être un passe-temps réservé aux hommes d’âge moyen. L’instagrammeuse, mannequin et influenceuse Johanna Clermont est devenue l’égérie des chasseuses et des chasseurs plus jeunes, tout comme Jessica Héraud, qui, à 25 ans, dirige Les Dianes, une fédération féminine de chasse de Charente-Maritime approuvée par la FNC et dont le nom est un hommage à la déesse de la chasse des Romains.
À lire aussi Chasseurs de trophées. Indignation au Zimbabwe : le lion Mopane tué par un Américain
Les chasseurs ont aussi des amis haut placés dans le monde politique. À l’Assemblée nationale, un député sur cinq fait partie du groupe d’études Chasse, pêche et territoires ; au Sénat, le groupe compte 70 membres. Si Macron a, lui, rejoint le camp des écologistes et des défenseurs des droits des animaux, d’autres représentants importants de son parti soutiennent la chasse. Alain Perea, député En Marche à l’Assemblée nationale, est coprésident du groupe Chasse, pêche et territoires.
[Le 18 septembre], des manifestations en faveur de la chasse ont été organisées dans tout le pays. À cette occasion, les chasseurs ont joué leur atout : ils ont appelé non seulement à préserver la chasse, mais aussi à protéger la ruralité. Dans l’esprit des Français, la chasse et la campagne font toujours un, elles sont encore indissociables. “Macron fossoyeur de nos traditions”, disait une pancarte.
Il y a trois ans, les ennuis du président ont commencé avec les “gilets jaunes”. Aujourd’hui, il ferait bien de veiller à ne pas se retrouver embarqué dans un bras de fer avec les “gilets orange”. La chasse se pratique en France depuis le Paléolithique, avec ses scènes animalières peintes sur les parois des grottes de Lascaux, en Dordogne. Il va falloir du temps avant de pouvoir en sonner l’hallali.
John Lewis-Stempel
Lire l’article original