Après deux épisodes (1, 2 ) sur les accents et trois sur les noms ( 1 ), 2, 3 ?), le 3e opus étant d'ailleurs déjà beaucoup plus orienté vers la culture, je pense qu'il faut voir le problème sous une forme globale et englober toute la culture.
Depuis plusieurs mois, une notion appelée « cancel culture » qui a fait son apparition aux États-Unis, arrive en France. Au départ il s'agit d'une « culture de l’annulation » une « culture de l'effacement » qui consiste a effacer de son environnement ce qui va à l’encontre de la pensée dominante dans un groupe militant, qui souvent milite pour une cause noble : féministes, antiracistes, pour les droits des personnes LGBT,...
Le magasine Stylist, cité par Martin Pimentel dans Causeur, nous en donne une version plus précise : "Dorénavant, dès que quelque chose ne nous plait plus, on peut l’annuler dans la minute : forfait de téléphone, course Uber, abonnement Netflix. Alors pourquoi ne pas annuler aussi les humains".
Comme le souligne la traduction de la philosophe et sociologue Natalie Wynn sur le site Madmoizelle, la « cancel culture » souffre de 8 caractéristiques :
La présomption de culpabilité (les victimes qui témoignent DOIVENT être crues, les accusés sont FORCÉMENT coupables)
L’abstraction (qui remplace les détails concrets et spécifiques d’une revendication par une déclaration plus générique afin de créer une culpabilité)
L'essentialisme (quand on passe de la critique des actions d’une personne à la critique de la personne elle-même)
Le pseudo-moralisme (les prétextes que nous trouvons pour justifier d’actes normalement répréhensibles)
L’absence de pardon (malgré ses excuses publiques, et même si les accusations se sont avérées être un tissu de mensonges, l’histoire ressortira à chacun des faits et gestes d'une personne "cancelled")
La contagiosité (si une personne soit dénoncée, ses amis, ses proches, ses collaborations sont passées au crible et pris à partie)
La vision manichéenne (les personnes sont soit bonnes, soit mauvaises, sans qu’aucune nuance ne puisse être apportée.)
La souffrance provoquée (les menaces et les cyber-harcèlements laissent des traces)
D'après le politologue Eric Branaa, cette notion de « cancel culture » est l’héritière des séances de délation publique tenues par les puritains à leur arrivée aux USA. Au sein des gouvernements locaux appelés "caucus", auxquels tous les citoyens participaient, il fallait tout dénoncer en public, par exemple les adultères. C'est dans ce cadre puritain qu'eut lieu le procès des sorcières de Salem en 1692 dans le Massachusetts, qui conduisit à l'exécution de 25 personnes, accusées de sorcellerie. La question philosophique "faut-il distinguer l'homme de l'artiste" est ainsi tranchée de façon manichéenne et leurs actions immorales (à l'aune d'aujourd'hui) sont reprochées à personnalités des siècles passés. Gauguin a été proposé a être "cancelled" par le New-York Times fin 2019 (à lire en français sur le site de Marianne). Le Figaro nous montre les 3 catégories de statues qui pourraient être déboulonnées si l'on suit les demandes de ces nouveaux censeurs
Ce mouvement dérive ainsi de plus en plus vers une autre traduction possible de « cancel culture » ou le mot cancel n'est plus traduit comme un nom mais comme un verbe, il s'agit alors de « détruire la culture » tel un autodafé moderne. Il s'agit alors de ne plus heurter la sensibilité de personne, et cela crée comme le montre France24 de nouveaux métiers de "sensitivity readers" qui vont vérifier qu'aucun élément les choquant n'apparait fonction de leur sexe, de leur couleur de peau ou de tout autre critère.
De même le monde du Scrabble s’interroge aussi sur l’interdiction des insultes racistes et sexistes en compétition et l'on apprend ainsi l'envie de l'association nord-américaine des joueurs de Scrabble de retirer 238 mots du dictionnaire officiel de la discipline ! D'ailleurs les termes antisémites ont déjà été retirés dans les années 1990. En France aussi les éditions récentes du dictionnaire du scrabble ignorent aussi certain mots. On se croirait dans la société de 1984 de George Orwell ou la novlangue réduit le langage pour réduire toute possibilité de conceptualiser plus large que le cadre voulu.
L'humoriste Christophe Bourdon sur la radio de la RTBF La 1ere a fort bien résumé le problème : à vouloir supprimer tout ce qui heurte la sensibilité de quelqu'un on se retrouve dans un monde vide sans culture, sans histoire, un monde de présent sans passé ni avenir. Et de nous citer le livre 1984 :
" Tous les documents on été détruits ou falsifiés, tous les livres réécrits, tous les tableaux repeints, toutes les statues, les rues, les édifices ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Que le parti puisse étendre le bras vers le passé et dire d'un évènement cela ne fut jamais, c'était bien plus terrifiant que la simple torture ou la mort. La dictature s'épanouit sur le terreau de l'ignorance"
Enfin, seule réaction, dans une lettre ouverte publiée sur le site de la revue américaine, Harper’s Magazine, plus de 150 auteurs et personnalités intellectuelles mettent en garde contre une forme de censure inédite exercée par des minorités – ou pour leur compte – qui se prétendent dépourvues de tout pouvoir politique, économique et médiatique. Comme nous le dit Jerémy Stubbs dans Causeur cette nouvelle censure qui s’exerce dans les universités, les maisons d’édition, les médias et même les entreprises, se caractérise par une « intolérance à l’égard des opinions divergentes », un « goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme » et une « tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. » Il s’agit d’exclure du discours public à la fois certains points de vue et les voix qui les portent. L’idéologie au nom de laquelle ces prohibitions sont imposées s'appelle le woke, ce politiquement correct dopé aux stéroïdes ...
Laurent Sagalovitsch — 17 juin 2020 à 10h02
[BLOG You Will Never Hate Alone] Quelle figure historique peut prétendre avoir mené une vie en tout point irréprochable?
J'ai beau avoir décroché mon bac avec mention, hier encore, j'ignorais qui était vraiment Colbert. Je le voyais comme un grand commis de l'État dont le magistère avait dû s'exercer quelque part entre le XVe et le XVIIIe siècle et c'est à peu près tout. Probablement comme le plus mécréant des ignorants suis-je déjà passé devant sa statue sans même le savoir. Aurais-je pris le temps de lire son nom que je n'aurais pas été plus avancé. «Tiens, ce brave homme perché sur ce socle d'airain est donc Colbert», me serais-je dit avant d'attraper mon bus. Et l'affaire en serait restée là.
Aujourd'hui, grâce aux manifestations de la semaine dernière, j'en sais un peu plus sur lui, notamment qu'il fut à l'origine du Code noir, lequel régissait le sort des esclaves aux siècles passés. Ce qui n'est pas bien, pas bien du tout. Vilain monsieur que ce Colbert. La prochaine fois, je ne manquerai pas de m'en aller lui tirer les oreilles et de lui dire ma façon de penser. Du moins si sa statue est toujours en place.
En soi, je n'ai rien contre le fait de déboulonner des statues, sauf qu'il faudrait les déboulonner toutes. Si Colbert a le droit à cet honneur, je ne vois pas pourquoi Voltaire ne connaîtrait pas le même sort tant ce dernier tenait en piètre estime –c'est peu de le dire– et les Noirs et les Juifs. Et quand on se sera débarrassé de l'auteur de Candide, on passera au suivant, à Rousseau qui abandonna ses enfants à l'hôpital public, à Jules Ferry, ce théoricien du colonialisme, à Napoléon qui ensanglanta toute l'Europe avec ses conquêtes meurtrières, à Hugo, l'amateur de chair fraîche, à l'Abbé Pierre, ce révisionniste qui s'ignorait, à tous ces grands hommes ou prétendus tels dont nul ne saurait résister à un examen rétrospectif de leurs actes et de leurs gestes.
Personne n'en réchappera. Ce sera un massacre absolu. Une vendetta sans retour. Qui peut imaginer un homme ou une femme ayant eu tout au long de son existence un comportement en tout point admirable dans sa vie publique comme dans sa sphère privée? Qui jamais n'aura écrit ou dit une parole offensante? Dont la vie aura été une suite interrompue d'éclairs de bravoure, une existence sans vice et sans travers, sans manquements ni petitesse, si linéaire et si grandiose qu'elle aurait comme quelque chose d'irréel, d'effrayant même?
Les individus sont les produits de leur époque, lesquelles charrient tout leur lot d'ignominies qui nous apparaissent comme telles une fois passées par le moulinet du temps. L'antisémitisme ou l'antijudaïsme de Voltaire ne peut être comparé à celui d'un Paul Morand ou d'un Céline qui même après l'Holocauste continuèrent à vilipender «la race juive». Le raciste de nos jours qui continuerait à louer les mérites de l'esclavage sera jugé bien plus sévèrement que celui qui présida à sa naissance même si les deux comportements sont tout aussi condamnables. Le colonisateur des époques reculées aura le droit à une certaine mansuétude, laquelle sera absente pour juger celui de l'époque moderne.
Un esprit aussi éclairé fut-il ne peut pas s'extraire des conditions qui donnèrent naissance à sa pensée. Nous sommes tous prisonniers de notre temps, nous voyons le monde comme il se présente sans qu'il nous soit possible de dire combien, sur certaines problématiques, il nous entraîne à nous comporter d'une manière qui avec l'accumulation des années apparaîtra aux générations futures comme tout à fait scandaleuse ou inappropriée.
Nous-mêmes qui passons notre temps à donner des leçons de morale, sans même que nous en ayons conscience, avons des attitudes, des pensées, des conduites qui un jour prochain ne manqueront pas d'indigner nos cadets, lesquels seront prompts à nous juger avant d'être à leur tour l'objet des remontrances de leur descendance et ainsi de suite comme une invariable qui régirait nos existences humaines.
Les héros n'existent pas, ce sont des créatures rencontrées seulement dans les livres d'enfants. Par nature, à des degrés divers, nous sommes tous coupables. Nous avons tous nos défauts, nos étroitesses, nos égoïsmes, nos lâchetés, nos rancœurs, nos jalousies mesquines, nos outrances, nos bêtises. Prétendre le contraire serait s'extraire de la condition humaine pour épouser un destin divin. Et encore, à bien des égards, même les dieux sont imparfaits!
L'histoire humaine n'est pas figée. Ses canons changent selon les humeurs des siècles. Les progrès scientifiques ne cessent de redistribuer les cartes et ce qui hier encore était pris pour une vérité éternelle sera démenti par l'apparition de nouvelles connaissances qui seront autant de désaveux pour les croyances d'antan.
D'une certaine manière, le temps passe son temps à se contredire, à dire tout et son contraire, à se renier, riant de nous autres qui sommes assez naïfs pour vanter la qualité de nos jugements comme immuables. C'est ainsi qu'autrefois dans les sanatoriums, on ne trouvait rien à redire aux malades qui fumaient! Il suffit de lire ou de relire La Montagne magique de Thomas Mann pour s'en convaincre.
Il est vrai que le cœur humain, lui, ne change pas et c'est probablement dans ce domaine que notre vigilance doit être de mise. Celui qui dans l'exercice de son pouvoir manifesta vis-à-vis d'autrui une haine viscérale à rebours des avancements de la science ou de la morale propres à son temps, celui qui au-delà des contingences de son époque, proclama la supériorité d'une peuplade sur une autre, celui dont l'incandescence de la pensée déboucha sur le massacre d'innocents, celui qui consacra toute sa vie à se répandre en considérations oiseuses au point d'en faire la matrice de son existence, celui-là ne saurait mériter de figurer dans l'espace public; sa place est dans le caniveau de l'histoire.
Colbert répond-il à cette définition?
Vu ma connaissance du bonhomme, il ne m'appartient pas d'en juger.
Quel courage que le mien!
«Autant en emporte le vent», ce n'est pas juste une idéalisation de l'esclavage. C'est également une histoire de résilience, de sexe et de courage.
Il est probablement utopiste de penser réconcilier les deux camps qui aujourd'hui s'affrontent autour de la décision de HBO de retirer momentanément le film Autant en emporte le vent de sa plateforme, le temps de le «recontextualiser», et de celle de Warner Bros de déprogrammer sa projection au Grand Rex.
La seule chose que l'on puisse affirmer, c'est que cette œuvre littéraire est l'une des plus connues au monde, non seulement parce que les chiffres le disent (elle a été vendue à des millions d'exemplaires, traduite dans des dizaines de langues –une nouvelle traduction vient juste de sortir en français–, et en 2014, les Américain·es la citaient au deuxième rang de leur livre préféré, après la Bible. Pour la petite histoire, lors de sa publication en 1936, Margaret Mitchell avait dit: «J'espère qu'ils en vendront 5.000 exemplaires. Pour rentrer dans leurs frais»), mais aussi au vu du grand nombre de personnes qui ont un avis sur l'histoire que ce roman raconte.
Qui a lu et/ou vu Autant en emporte le vent vous dira que c'est l'histoire de Scarlett O'Hara (au départ, Margaret Mitchell l'avait appelée Pansy, ce qui avait beaucoup moins de gueule, admettez), jolie Sudiste de 16 ans qui voit son destin bousculé 1) par son amour impossible pour le fadasse Ashley Wilkes 2) par la découverte tardive qu'elle a un cœur et qu'elle peut aimer cette gourde de Melanie et ce tombeur de Rhett Butler 3) par la guerre de Sécession, la fin du monde qu'elle a toujours connu, la mort de ses parents 4) par la découverte qu'en couchant avec les bonnes personnes, tout devient possible.
Loin d'être l'histoire d'amour cucul la praline à laquelle elle est trop souvent réduite, Autant en emporte le vent est en réalité une fresque historique majeure, qui décrit pour la première fois –et c'est encore assez rare– l'histoire du côté des vaincus.
Margaret Mitchell «se souvenait d'avoir entendu, enfant, de nombreuses histoires de batailles héroïques, sur le courage des Sudistes et la traîtrise des Yankees, et sur la vie dans le Sud avant, pendant et juste après la guerre. Ce ne fut qu'à l'âge de 10 ans, plaisantait-elle, qu'elle se rendit compte que le Sud avait perdu», rappelle Cass R. Sunstein dans un excellent article publié en 2015 dans The Atlantic.
Mais c'est aussi, et peut-être surtout, une histoire de femmes. Celle de Scarlett bien entendu –on y reviendra–, mais aussi celle de Melanie, cruche hyper-patriote et d'une loyauté sans faille, tant à la «cause» qu'à la perfide Scarlett.
Mère courage et victime qui perd son frère à la guerre, voit son mari partir et son monde s'écrouler, comme la majorité des femmes de cette époque, Melanie est un symbole de la vie d'avant, de celles qui ne survivent pas à la catastrophe, à l'image des femmes d'Atlanta qui passent leur temps à médire sur Scarlett parce qu'elle s'adapte pour survivre –ce dont elles sont bien incapables.
C'est aussi, brièvement, l'histoire de Belle Watling, prostituée au grand cœur, dans les bras de qui Rhett se console quand Scarlett fait trop la peste et qui insiste pour que les vertueuses femmes sudistes qu'elle révulse prennent son argent sentant la luxure pour aider l'hôpital.
C'est l'histoire de Mama, la nounou noire de Scarlett, sa deuxième mère, femme roc, indéfectible et consentante, toujours prête à la ramasser quand elle tombe et la seule à exercer une quelconque autorité sur sa maîtresse, et de Prissy, la petite esclave insupportable du film qui se voit menacée d'être vendue par une Scarlett hystérique pendant le siège d'Atlanta, alors que Melanie est en train d'accoucher.
Toutes ces femmes se prennent en pleine face ce que l'histoire des hommes a inventé de pire: la guerre, et s'en sortent plus ou moins bien. À une époque où les femmes blanches de cette société sudiste qui se voulait aristocratique servaient uniquement d'objet de décoration et de reproduction et où les Noires étaient des machines à servir leurs maîtres et leurs maîtresses, elles n'avaient d'autre choix que d'être des victimes à la merci de ce que les hommes pourraient ou voudraient faire d'elles.
Mais pas Scarlett. Au début de l'histoire, elle a 16 ans, elle n'est bonne à rien et c'est une ado obnubilée par celui qu'elle prend pour l'homme de sa vie et qui servira de fil conducteur à toute l'histoire. Au moment où la guerre est déclarée, elle épouse le frère de Melanie par dépit, parce que que peut-elle faire d'autre pour se rapprocher et se venger d'Ashley (qui devient ainsi son beau-frère)? Le mariage, objectif et finalité des femmes de son monde, devient soudain un instrument. Et ça marche.
De ce premier mariage éclair («Deux semaines plus tard, Scarlett était mariée, deux mois plus tard, elle était veuve»), Scarlett gagne, bien sûr, un enfant, «à son grand désarroi». Elle en aura un deuxième, une fille, quasiment invisible, lorsqu'elle convolera pour la deuxième fois, par intérêt, avec le fiancé de sa sœur.
Car si Scarlett, jeune fille, flirtait, une fois la guerre arrivée, lorsqu'elle constate qu'elle a presque tout perdu et que personne ne pourra l'aider, elle décide de se servir de la seule arme qu'elle a à sa disposition pour ne pas perdre ce qui lui reste et parce qu'elle doit subvenir aux besoins de sa famille: son corps.
Elle tente d'abord de se prostituer en vendant ses charmes à Rhett Butler, et la tentative ayant échoué, elle épouse un homme qui a une bonne situation et de l'argent, dont elle pourra se servir pour payer ses impôts, conserver sa maison et nourrir les siens.
Scarlett sera la cause indirecte de son second veuvage, ce que ne manque pas de lui reprocher son entourage: si elle a été agressée dans un bidonville près d'Atlanta, c'est qu'elle a osé le traverser seule, ce qu'une femme bien ne doit pas faire, en plus pour aller travailler (et allez savoir comment elle était habillée); son mari était bien obligé de la venger, ce qui lui sera fatal (et pourtant, Scarlett n'en demandait pas tant).
Car en plus elle travaille (un comble), et elle s'occupe si peu de ses enfants qu'ils ne sont même pas mentionnés dans le film. La seule fibre maternelle qu'on lui connaîtra sera éveillée par la petite Bonnie, qui meurt en bas âge –ce qui n'arrangera pas les affaires de son couple.
Scarlett est dans l'ensemble une mauvaise mère pour ses enfants non voulus, et c'est une garce: elle s'exhibe, elle flirte, elle vole les fiancés des autres (deux fois!), elle travaille au lieu de se résoudre à rester dans la misère, elle roule des pelles à son beau-frère et lui propose de s'enfuir avec elle, elle épouse un homme infréquentable en partie pour son argent (bien sûr, nous, on a compris qu'elle l'aimait, dans le fond, mais c'est une mule, cette fille), et au passage, elle tue un homme et l'enterre au fond du jardin.
Si malgré l'idéalisation de l'esclavage et les relents de glorification du Sud confédéré de ce roman, l'histoire de Scarlett a touché tant de gens, tant de filles et tant de femmes, c'est parce que cette jolie putain qui ne cesse jamais de se battre pour ne pas tout perdre et qui refuse de se laisser soumettre, c'est avant tout la survivante que nous voudrions toutes être.
C'est là un des grands rôles de la littérature: construire et offrir des personnages qui nous inspirent et nous font espérer que nous aussi, nous pouvons traverser les pires situations et avoir suffisamment de résilience et de force pour nous en sortir.
Car le choix qui est offert à Scarlett, c'est soit rester à sa place, perdre sa maison, voir sa famille crever de faim dans la dignité (et se faire violer par l'épouvantable Yankee qu'elle va trucider) mais rester ancrée dans le respect des traditions de son époque et de sa caste, soit envoyer valser la crinoline, serrer les dents et les fesses et faire ce qu'il faut bien faire, à la guerre comme à la guerre: une robe dans des rideaux et un passage obligé dans le lit d'hommes qu'elle méprise, parce que dans son monde, il n'y a pas de juste milieu.
Et il en faut, du courage, dans une fiction comme dans la vie, pour braver la morale, agir en faisant fi de toutes les conventions et décider de ne pas mourir. Quand elle revient à Atlanta en pleine reconstruction, elle n'en croit pas ses yeux: «“Ils t'ont brûlée”, pensa-t-elle, “et ils t'ont laissée pour morte. Mais ils ne t'ont pas vaincue. Ils ne pouvaient pas te vaincre. Tu te reconstruiras, aussi grande et aussi insolente qu'autrefois!”» On n'est pas trop sûr de savoir si c'est d'elle dont elle parle, ou bien de la ville.
Alors on peut taxer Autant en emporte le vent de racisme, en confondant fiction et documentaire, en choisissant d'oublier qu'il fut écrit par une femme née trente-cinq ans après le cataclysme qui bouleversa sa famille (son grand-père paternel fut blessé pendant la guerre de Sécession) et l'histoire de sa région, qui en portait encore des stigmates visibles, et brûler l'héritage, mais ce serait cracher sur ce qu'est avant tout le chef-d'œuvre de Margaret Mitchell: un modèle pour des millions de femmes qui à travers la vie de Scarlett ont espéré ou espèreront encore que quelles que soient les circonstances et quelles que soient, parfois, les pauvres armes qu'on leur laisse, demain sera un autre jour.
“Autant en emporte le vent” est probablement le plus grand film de l’histoire du cinéma. Il appartient à la grande tradition des films humanistes dont les héros sont des individus naufragés dans un monde en voie de destruction et qui font survivre une certaine idée de la nature humaine.
La résistance aux coups du destin, le refus d’allégeance au malheur et la fantastique énergie vitale capable de se déployer du fond du désespoir pour nous faire renaître de nos cendres.
C’est un film d’amour avec le couple le plus glamour de l’histoire d’Hollywood qui a fait rêver des millions de personnes en leur donnant de la force et de l’espérance. C’est un film d’adulte, précision importante, pour un cinéma aujourd’hui dédié aux adolescents.
L’annulation de la projection de “Autant en emporte le vent” au Grand Rex sur demande de la Warner Bros est une nouvelle illustration du courant de décérébration qui s’est emparé de notre société.
La barque qui circule sur ce fleuve qui accélère son cours depuis une décade s’appelle la nouvelle morale.
Nous nous retrouvons tous, qu’on le veuille ou non, entassés sur ce nouveau véhicule. Le rythme s’accélère et nous n’avons que très peu de moyens de freiner l’évolution exponentielle du phénomène.
“Autant en emporte le vent” est raciste comme “La chevauchée fantastique” l’est. Comme tous les westerns le sont dès qu’ils mettent en scène un sauvage indien massacré par un cow-boy civilisé. Excluons donc les westerns de nos collections cinéma.
Excluons tous les films qui donnent de l’histoire une vision biaisée, intolérante, manichéenne.
Excluons en réalité tous les auteurs qui ont un regard.
Nous sommes dans le monde de la “doxa”, de l’opinion collective qui installe ses œillères mentales, par petites touches quotidiennes dont nous n’avons pas toujours conscience.
Il y a aujourd’hui un axe du bien imposé dans notre culture que vous avez plutôt intérêt à respecter si vous voulez survivre. L’art est aujourd’hui, comme le reste de notre société sous haute surveillance.
Ne prenez pas de liberté avec les grands sujets sacrés et fédérateurs: l’écologie, la famille, le handicap, le multiculturalisme. Vous risquez de graves déconvenues.
Les films sans gluten sont la règle aujourd’hui, dénués de toute molécule allergisante.
La critique s’est médicalisée. On ne critique plus, on aseptise. La plupart des films d’aujourd’hui sont sous antibiotiques pour éviter la virulence. Attention aux résistances…
Excluons! puisque nous sommes aujourd’hui des modèles de perfection morale et que nous avons fait amende honorable de toutes nos erreurs passées. Excluons et voyons ce qui restera de la culture.
“On ne critique plus, on aseptise”
On parle d’un film américain mais il ne faut pas s’arrêter là. Un coup d’œil sur notre patrimoine et nous verrons que les œuvres les plus innocentes sont farcies de sectarisme.
Pourquoi ne pas considérer que la trilogie de Marcel Pagnol, Marius Fanny César, constitue une grave atteinte aux droits des marseillais. Car quel marseillais aujourd’hui peut se reconnaître dans l’image qui lui est donnée de lui-même, de joueur de belote alcoolisé au pastis, tricheur, menteur et totalement centré sur son petit monde, indifférent au sort du moindre quidam né à plus de quarante mètres du vieux port.
Je lis dans Le Parisien (article abonnés, NDLR) du samedi 13 juin 2020 que des soi-disants historiens mettent sur un plan comparable “Autant en emporte le vent” et “Mein Kampf” et jugent nécessaires d’imposer un avertissement préalable au visionnage ou à la lecture.
Comme quoi la connerie est souvent diplômée.
J’y vois deux points à souligner:
Le mépris complet pour l’intelligence moyenne du public qui accéderait à une révélation inespérée grâce à l’avertissement d’une phrase de prévention ouvrant les œuvres sulfureuses.
Faudra-t-il passer toutes les œuvres au tribunal de la nouvelle inquisition ?Pensons aux films qui nous resterons, ceux qui auront le label “bonne moralité”. Les films lèche-culs, bien pensants, bien propres qui s’engraissent des millions d’entrée de spectateurs frileux mais contents d’être rassurés dans les salles sur une société qui leur est montrée comme elle est dans la vie, bien gentille, aimable, ouverte, hospitalière.
Tout cela rappelle quand même une époque particulièrement sombre pour le cinéma et pourrait bien initier un nouveau maccarthysme à la sauce européenne.
Naissance de la nouvelle censure à costume de tolérance et de bonne moralité. Censure propre.
Tiens, pour les historiens révisionnistes d’Hollywood, je rappelle que c’est grâce à “Autant emporte le vent” que le premier oscar pour un acteur noir a été attribué (Hattie mc Daniel) et que Hollywood a commencé à entrouvrir ses portes à la diversité.
Les redresseurs de tort ont donc bien raison d’interdire le visionnage de cette œuvre qui a participé à l’évolution de la société mixte.
Le thème du film était la fin d’une époque.
Il faudra consacrer quelques mètres de pellicule à la fin du cinéma, la fin d’un temps d’expression libre, où l’humanisme de surface ne suffisait pas.
Du conformisme, des leçons de conduite, de la médiocrité, voilà ce qui restera. Autant en emportent les cons.
Le dernier jour des portes ouvertes a été l’occasion d’un afflux de visiteurs (lecteurs ou pas) dans la nouvelle médiathèque. Quelque 2.200 nouveaux inscrits en un seul week-end!
Temps gris ou pas, les Varois se sont déplacés en masse à Chalucet pour découvrir la nouvelle médiathèque et la chapelle voisine qui constituent l’épicentre du nouveau écoquartier.
Il est vrai que c’est un cas unique en France. Lorsqu’on quitte l’autel préservé du lieu de culte, on peut accéder directement, par une porte située sur le côté, à l’intérieur de la médiathèque.
Là, des milliers de visiteurs se sont éparpillés entre le café culturel (au rez-de-chaussée), le coin enfants (avec bandes dessinées à foison), la bulle des contes (à l’abri de la foule) et les immenses allées des étages avec des livres et documents à perte de vue.
"Il y en a 70.000 au total, rassemblés en un même lieu. Dix mille ouvrages étaient entreposés à l’école des Beaux Arts et, compte tenu du déménagement de l’école à Chalucet, le fond a été rapatrié ici", explique Laurence, chargée du rayon, dans la plus belle aile du bâtiment.
Tout l’art contemporain est là mais seuls les élèves toulonnais peuvent emprunter les livres. Mais, sur place, tout le monde peut les consulter, installé sous les poutres en bois magnifiques de l’ancien site Chalucet. Les poutres ont été conservées et intégrées à leur nouvel environnement. Riche idée!
Les ouvrages sont classés par auteurs et par thèmes.
Partout ailleurs c’est une fourmilière et chacun cherche son support culturel préféré: livres (romans, fiction, histoire...), image et son (CD ou DVD à découvrir dans des fauteuils de visionnage), cinérama, salle de jeux vidéo et auditorium de 122 places.
On entre et on sort par différentes portes. Sans contraintes et en toute sécurité.
A noter que la médiathèque Chalucet sera ouverte du mardi au samedi toute la journée, le vendredi jusqu’à 21 heures... et même le dimanche, de 14 à 18 heures.
À l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et de l’accessibilité de tout pour tous en un simple « clic », il devient légitime – quoiqu’un peu effrayant pour un intellectuel – de se demander à quoi peut bien servir, de nos jours, la culture générale. Qu’est donc devenue cette notion, jadis si centrale dans l’éducation, dans la formation des jeunes esprits ? « L’homme sans culture est un arbre sans fruit », disait poétiquement Rivarol. « La culture, ce qui a fait de l’homme autre chose qu’un accident de la nature », déclarait philosophiquement Malraux. Mais plus récemment, cela s’est un peu gâté. Entre le constat fataliste de Bernard Pivot affirmant que « Commercialement, la culture est pénalisante » ou, plus provoquant, un ancien chef d’État (en fonction au moment des faits) dénonçant « Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents d’un concours d’attaché d’administration sur la Princesse de Clèves », le moins que l’on puisse dire, c’est que la culture générale est chahutée...
Alors cette fameuse « culture générale », que devons-nous en penser ? Est-elle toujours un bastion que certains qualifieraient d’élitiste et que l’on chercherait (ou pas) à conquérir ? Ou, au contraire, se serait-elle dissoute dans un populisme rampant ? Ou encore, aurait-elle muté vers de nouvelles formes moins lettrées et plus adaptées à un environnement devenu, au quotidien, plus pragmatique ?
Qu’est-ce que la culture générale ?
La culture générale devrait pouvoir, globalement, se définir comme un ensemble de connaissances culturelles, sans domaine de spécialisation précis. Mais, en France, cette définition n’est pas tout à fait exacte. En réalité, la culture n’est « générale » que par le nom qu’elle porte, tant des pans de connaissances entiers ne sont pas – ou peu – reconnus par cette expression qui se veut pourtant explicitement englobante. En effet, l’univers du savoir qu’elle recouvre se limite souvent quasi exclusivement à des domaines dits « littéraires », à savoir la philosophie, la littérature, l’histoire, les arts et la religion et concerne peu les domaines scientifiques, qu’il s’agisse de sciences dites « exactes » ou naturelles, mais aussi de savoirs techniques, ou plus éloignés encore, d’autres domaines telles l’économie ou la santé.
Et à cette discrimination des « types » de savoirs, on peut également ajouter une autre restriction importante : celle du degré de « consensus intellectuel » accordé – ou non – aux références et qui font que celles-ci appartiennent – ou non – à la fameuse Culture générale, et ce, à un moment donné et pour une population géographiquement circonscrite. Par exemple, reconnaître les premières mesures de la Sarabande d’ Haendel, savoir déclamer la « Tirade des nez » de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand ou encore connaître, dans l’ordre, les Présidents de la IIIe république française, tout cela fait partie sans nul doute possible de la liste. En revanche, reconnaître une chanson de l’Astre de l’Orient, Oum Kalthoum, reproduire le schéma d’un moteur à quatre temps ou encore énumérer la liste des scores de l’Équipe de France de football à la Coupe de monde 2018, en fait-il partie ? Rien n’est moins sûr…
Quelle finalité pour la culture générale ?
Si l’on considère qu’il s’agit d’une simple accumulation, depuis la prime enfance, de données diverses et variées sans autre but que celui d’additionner des références pour avoir les « codes » bien-pensants d’un milieu élitiste, c’est, en grande partie, désavouer son but originel. En effet, si l’on reprend l’idéal de « l’honnête homme », tel qu’il a été défini au XVIIe siècle, la notion de « culture générale » s’entendait plutôt comme un « premier pas » dans une logique de dépassement de soi. C’est l’équilibre qu’incarne l’aimable, le tempéré et cultivé Philinthe dans Le Misanthrope de Molière : ni inculte (horreur !), ni pédant (horreur aussi !).
Certes, dans un premier temps, se cultiver consistait à acquérir de multiples savoirs, mais surtout, dans l’objectif de les confronter. Et ainsi permettre à l’homme cultivé de passer au-delà de sa notion de nature pour atteindre une nouvelle dimension de son être. Aujourd’hui, cette notion est fortement battue en brèche, bafouée, déviée de ses buts initiaux, voire combattue. Au mieux, on apprend des « bouts » de culture, que l’on replace si nécessaire (examens, soirées jeux entre amis). Au pire, on se détourne de la « culture générale » pour revendiquer uniquement une culture identitaire.
Devant la dérive contemporaine du rapport à la culture non comme moyen mais comme finalité, comment ne pas approuver les réticences de plus en plus nombreuses des prestigieux établissements d’enseignement supérieur et autres concours d’État vis-à-vis de l’exigence de culture générale au moment des épreuves d’entrée ? Que dire des rapports du concours de l’ENA qui, avec un peu plus d’insistance chaque année, déplore le manque de culture et surtout d’originalité des candidats ? Ce qui était censé faire la différence entre les élèves fait désormais leur ressemblance : mêmes références, mêmes citations, même chemin unique de pensée… Régurgité à partir de fiches toutes préparées par thème, sans la moindre once de pensée individuelle mais avec tous les passages obligés de… culture générale ! Cela pose donc directement la question du conformisme. Et, par ailleurs, comment imaginer et manager une société toujours en mouvement avec des références… toujours à l’arrêt ? Et non seulement à l’arrêt, mais bien également représentatives du mode de pensée de la classe dirigeante.
C’est ainsi que, dès 2013, l’IEP de Paris – dit Sciences Po – a « résolu le problème » de la culture générale, en choisissant purement et simplement de supprimer l’épreuve de la dissertation de culture G de son concours d’entrée, jugeant celle-ci discriminatoire, en s’appuyant sur le raisonnement, maintes fois prouvé depuis qu’elle était, en grande partie, le fait d’un héritage culturel. D’autres grandes écoles ont suivi la même voie : IEP de province, ENS Lyon, etc.
Vers une culture générale populaire ?
Et pourtant, les Français aiment la culture générale. Ils le disent. Ils le revendiquent parfois. Plaisir personnel, plaisir d’échanger, mais aussi marqueur d’un milieu et donc du « groupe de référence » auquel nous nous identifions, la culture générale connaît, depuis quelques années déjà – mais toujours avec le même succès – un tournant populaire notamment via la télévision et les nombreuses émissions de quiz ouvent même en prime time : citons seulement « Le grand quiz des animateurs » (TF1) « Tout le monde joue – avec… l’Histoire/la France/le Brevet » (France 2). Et, plus récemment, la nouvelle série de ce que l’on pourrait appeler des magazines divertissants, « La fabuleuse histoire de… » proposée là aussi en soirée, avec un grand succès.
Dernier argument de cette popularisation : le choix inattendu de Sylvie Tellier, présidente du comité Miss France, de mettre en place, en 2013, un test de culture générale pour les candidates. Certaines des questions peuvent, certes, prêter à sourire : « Qu’a-t-on célébré en France le 11 novembre dernier ? », « Quel est l’accent du deuxième “e” sur le mot fenetre ? », « À quel animal l’adjectif hippique se rapporte-t-il ? », mais le besoin de reconnaissance, exprimé par cette nouvelle « épreuve » qui apparaît si décalée par rapport à son objet initial montre toujours ce besoin si naturel d’entrer dans une histoire commune.
Ainsi, en 2019, que ce soit en famille, entre amis, à l’école ou dans le monde du travail, la culture générale apparaît toujours et plus que jamais comme un pont essentiel contre les ravages de l’hyperspécialisation. Que ce soit en médecine ou en éducation, ces tendances sont aujourd’hui à la fois très présentes dans la réalité et très contestées dans ce qu’elles promettent pour le futur. Car si elles offrent, à l’instant X, une solution efficace, elles ne permettent pas d’embrasser une vision d’ensemble, ni d’entremêler des connaissances qui n’ont a priori pas de lien entre elles, ce qui fait pourtant tout le sel de la personnalité et le terreau de la créativité.
En puisant ses racines dans des domaines multiples – qui gagneraient certainement à être élargis à des formes de connaissances nouvelles – la culture générale permet d’envisager une approche systémique, c’est-à-dire au-delà de son propre univers, seule façon pour tenter de comprendre, humainement, un monde devenu extrêmement complexe et technique.
Françoise Nyssen a quitté le ministère de la Culture. Pour la remplacer, le gouvernement a fait le choix du député Franck Riester. Le parlementaire a notamment été l'ancien rapporteur de la loi Hadopi et a siégé au collège de la Haute Autorité pendant six ans.
« Je regrette l’Europe aux anciens parapets. » Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre »
« Faire l’Europe » ? Elle existe déjà. Ce qu’il faut, c’est construire notre regard. Umberto Eco disait que « la langue de l’Europe, c’est la traduction » et il est vrai que l’Europe géographique, avec 35 langues officielles, enrichies de 225 langues secondaires a toujours été pour les eurosceptiques un mythe, pour les Européens convaincus un rêve.
C’est dans cette faille que s’inscrit le Brexit. Boris Johnson, dans le Telegraph du 15 mai 2016, déclarait de manière ultra-provocatrice :
« L’Union européenne poursuit un but similaire à celui d’Hitler en tentant de créer un puissant super-Etat ! […] Si les bureaucrates de Bruxelles utilisent des méthodes différentes de celles du dictateur nazi, ils partagent le même but d’unifier l’Europe sous une seule “autorité”. »
et, plus loin :
« Napoléon, Hitler, plusieurs personnes ont déjà tenté cela et cela s’est terminé tragiquement. L’Union européenne est une tentative d’y parvenir par des méthodes différentes. Mais fondamentalement ce qui manque est l’éternel problème, il n’existe pas de loyauté à l’idée d’Europe. Il n’y a pas d’autorité unique que tout le monde respecte et comprenne. C’est ce qui cause cet énorme vide démocratique. »
L’idée européenne est née de la tragédie des guerres. Victor Hugo, dans son discours lyrique du Congrès de la Paix du 21 août 1849 s’exclamait :
« Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. – Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! »
Un héritage culturel commun
Les deux guerres mondiales contribueront à relancer l’idée européenne. Stefan Zweig fait l’apologie d’une Europe cultivée, humaniste et pacifiste à laquelle il donne les traits d’Érasme. À Vienne, en 1926, se tient une grande conférence dans le prolongement de la publication en 1923 de l’ouvrage Paneuropa par le comte Richard Coudenhove-Kalergi. Elle réunit plus 2000 délégués de 24 nations dont Adenauer. Y est développée la vision d’une Europe de 300 millions d’âmes dont seraient exclus la Russie, trop orientale, et… la Grande Bretagne tournée vers son Empire.
Le temps a passé. Crise de l’euro, tragédie des migrants. Les uns s’attristent d’une Europe en crise, les autres déplorent et quelquefois se réjouissent qu’elle n’existe déjà plus.
Sortons de ce discours du « rêve » européen, d’une démarche utopiste synonyme d’efforts pour atteindre à un but ou d’amères déceptions de ne pas y parvenir, et adoptons une approche clinique. L’Europe, tout simplement, existe. L’identité européenne est beaucoup plus puissante que n’importe quelle identité nationale. De quoi s’agit-il ?
Lors d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15 novembre 1922, Paul Valéry décrit l’Europe comme la résultante de l’héritage culturel grec, du droit romain et de l’unité chrétienne.
« Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de Saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. […] On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes. Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois… »
La Chine comme miroir
La Chine, justement, tel un miroir, permet de comprendre l’Europe. C’est l’expérience de François Julien décrite par Paul Ricœur :
« Sa thèse que je ne discute pas, mais que je prends comme hypothèse de travail, est que le chinois est l’autre absolu du grec – que la connaissance de l’intérieur du chinois équivaut à une déconstruction par le dehors, par l’extérieur, du penser et du parler grec. »
Écoutons à présent François Jullien :
« […] En organisant un vis-à-vis entre les pensées chinoise et européenne, je les conduis à se réfléchir l’une dans l’autre, l’une par l’autre. C’est-à-dire à sonder dans l’autre ses propres partis-pris théoriques, les choix enfouis à partir desquels elle a pensé, bref à remonter dans son impensé. Chacune ainsi se “dé-construit” à travers l’autre. J’appelle “impensé” ce à partir de quoi on pense et que, par là-même, on ne pense pas : à quoi sa pensée est adossée. »
Les concepts, non pas de la culture chinoise qui est diverse, mais de la « langue-pensée » chinoise au sens où l’entend Jullien font apparaître une vision du monde totalement différente de celle issue de la Grèce des Européens. À commencer par la dé-construction de l’ontologie : « Car vous savez ce fait majeur que la langue chinoise ne dit pas l’« Être » au sens absolu du « je suis », to be or not to be, mais seulement la prédication. »
Ce n’est pas que l’individu n’existe pas en Chine mais comme le rappelle Yuzhi Ouyang dans sa thèse « La culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale contemporaine » :
« La Chine […] méprise l’individu, l’individualisme est une donnée fondamentale dans la culture occidentale, une composante tellement cardinale dans le système de valeurs occidentales que parfois les Occidentaux en oublient l’importance » […] Chez les Grecs jusqu’aux stoïciens, la vie avait en effet pour but le perfectionnement de l’individu. Mais le salut, le but de la foi chrétienne, est lui aussi l’individu. Je peux dire que, dans la culture occidentale, dès son origine, c’est l’individu qui prime. Par contre, dans la culture chinoise, dès son origine, c’est au contraire le collectif qui est valorisé. »
De même, le concept d’amour entre les hommes est à mettre en abîme avec celui de ren que décrit Ouyang : « Le ren incite à agir tout en restant sensible aux relations entre les personnes. Par conséquent, le ren a conduit les Chinois à se positionner toujours dans les relations, dont Confucius a défini les cinq principales : père/fils ; souverain/ministres ; époux/épouse ; frère aîné/frère cadet ; ami/ami. Quand il y a conflit entre la collectivité et l’individualité, l’individualité se soumet toujours à la collectivité. »
François Jullien développe sa pensée selon trois notions clés :
Le concept grec de beau, qui ne se retrouve pas en Chine. Il n’y a pas de nu dans l’art chinois, il n’y a pas non plus d’incarnation de l’Être, ousia ou parousia. « […] En Chine, le corps est plutôt un sac, quasiment informe, de souffle-énergie dont il convient de suivre le plus minutieusement la circulation (ainsi dans l’acuponcture) ».
La pensée chinoise privilégie l’ouïe à la vue. « Pour dire “intelligent”, on dit “entendant-voyant” (cong-ming), l’ouïe avant la vue. Car la vue va chercher dans le monde ce qui est “jeté” devant elle et lui fait obstacle : son “ob-jet” ; mais l’ouïe recueille comme un cornet – c’est pourquoi il faut prêter l’oreille aux transformations silencieuses qui font discrètement leur chemin, continûment et globalement, sans alerter. »
« Le stratège chinois opérera par transformation silencieuse, ce pourquoi il “n’agit pas”, mais fait (laisse) mûrir la situation : quand celle-ci est parvenue à maturation, il n’y a qu’à récolter (li en chinois), sans qu’il y ait à proprement parler de “visé” (skopos dit le grec) fixant méthodiquement à l’avance des “buts” à atteindre (telos), en les détachant de la processualité des choses, et quitte à vouloir forcer tragiquement le destin ».
Comme le souligne Claude Hagège, la Chine joue le rôle d’un grand opérateur théorique : « Il fallait se mettre en position d’étudier la pensée grecque à partir d’une autre pensée, la chinoise ».
Le détour chinois nous permet donc de voir les peuples d’Europe qui se sentent si différents les uns des autres… alors qu’ils sont unis par une métaphysique, une sensibilité, des valeurs et un rapport au monde qui opèrent comme un ciment bien plus fort que les forces centripètes auxquelles l’attention s’attache à vouloir conférer une importance qui, comme l’aurait dit Jonathan Swift, rapportée à l’essentiel relèvent de guerres picrocholines.
Construire une Europe de la culture et des valeurs
D’où vient donc la difficulté de créer les circonstances d’une Europe juridique et institutionnelle ? Peut-être d’un problème de méthode. On se souvient de la fameuse phrase apocryphe de Jean Monnet, père fondateur de l’Union européenne : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » (en réalité un effet rhétorique d’un discours de Mme Hélène Ahrweiler indiquant ce qu’aurait pu s’écrier Jean Monnet et non pas ce qu’il avait réellement dit). Ce qui est intéressant c’est le succès de cette « citation » qui ne s’est jamais démenti car elle touche évidemment une corde sensible.
L’Europe s’est construite sur l’économie et le politique, beaucoup moins sur la culture et les valeurs. Le modèle conscient ou inconscient de ses promoteurs a toujours été calqué sur celui des États-Unis, les États-Unis d’Europe comme pendant des États-Unis d’Amérique, comme l’exposait Victor Hugo en 1849 :
« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! »
Or, s’il relève de l’habitude de réunir l’Europe et les États-Unis au sein du concept plus large d’Occident (voir par exemple Samuel P. Huntington, une différence essentielle subsiste.
Huntington, en effet, définit la civilisation en accordant une prévalence à la notion de religion. Il cite Christopher Dawson (« Les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ») et estime que « Parmi les cinq « religions du monde » selon Weber, quatre – le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le confucianisme sont associées à de grandes civilisations » tout en s’expliquant sur l’exclusion de ces catégories des religions bouddhiste et juive. Or l’Europe n’est pas chrétienne. Comme l’écrit l’auteur Israélien Yuval Noah Harari, elle a inventé une nouvelle religion, celle de l’Homme.
« En Europe, à l’aube des Temps modernes, on pensait que les meurtriers violaient et déstabilisaient l’ordre cosmique. Le rétablissement de l’équilibre passait par la torture et l’exécution publique du criminel en sorte que tout le monde pût voir l’ordre rétabli. Les exécutions macabres étaient un passe-temps favori des Londoniens et des Parisiens à l’époque de Shakespeare et de Molière. Dans l’Europe d’aujourd’hui, le meurtre est perçu comme une violation de la nature sacrée de l’humanité. Pour rétablir l’ordre, les Européens ne torturent ni n’exécutent plus les criminels. Ils punissent le meurtrier de la façon, à leurs yeux, la plus « humaine » possible, sauvegardant ainsi, voire reconstituant sa sainteté humaine. »
Les États-Unis sont plus éloignés de la notion de laïcité. Bien que le premier amendement de la constitution inspiré par Thomas Jefferson garantisse la séparation de l’Église et de l’État et que John Quincy Adams déclarât dix ans plus tard que le gouvernement des États-Unis n’était pas fondé sur la religion chrétienne, on imagine mal figurer sur nos euros « In God we trust » ou nos responsables politiques terminer leurs discours par « God bless Europe ».
L’apport essentiel de l’Europe, à partir des Lumières, a consisté à installer l’Homme plutôt que Dieu au centre de l’univers.
Certes, cet humanisme est issu de la religion chrétienne elle-même. L’appréhension du père, du fils et du Saint-Esprit dans une vision dynamique et non statique est vertigineuse de modernité : Dieu s’incarne en Homme pour devenir Esprit. Il se défait de sa déité, devient mortel pour devenir intemporel. Génie du christianisme, vision sublime qui préfigure celle de faire de l’Homme la valeur suprême de nos sociétés.
C’est ce pas supplémentaire qu’a franchi l’Europe. Elle a su se dégager de la religion en la sublimant. N’en déplaise aux eurosceptiques, l’Europe a une âme et cette âme c’est son humanisme.
Vents contraires
Hélas, des vents contraires se sont levés. À l’est et au centre ont émergé des démocraties il-libérales (Hongrie, Pologne, Slovaquie, etc.) auxquelles Alain Finkielkraut a consacré une émission. Les invités y expliquent qu’il s’agit de nations sans état qui se sont construites sur une identité culturelle et qui non seulement s’opposent au libéralisme politique mais aussi au libéralisme sociétal (mariage gay, avortement et multiculturalisme). Ces pays se vivent – plus dans un conflit de paradigmes que civilisationnel – comme les derniers défenseurs d’une Europe conservatrice (famille, nation, valeurs chrétiennes). Elles s’opposent à la religion humanitaire qui est la nôtre et qui les inquiète. Ainsi, le rejet par ces pays de quotas de migrants que souhaite leur imposer Bruxelles s’explique non par un nationalisme buté mais par des raisons symboliques : le refus d’un avenir multiculturel qui aurait échoué et qui aboutirait à une remise en cause de leur identité. C’est sur fond d’un recul de l’état de droit et d’une résurgence de l’antisémitisme qu’un divorce est en train d’être consommé à l’intérieur de l’Europe.
Découvrons-nous en Europe à travers les Lumières qui nous rassemblent et depuis peu nous divisent ! Tentons, Européens, le pari d’emprunter aux Chinois leur approche de la stratégie, celle « des transformations silencieuses ». Peut-être faut-il renoncer à l’idée de construction européenne et s’orienter vers celle de reconnaissance de l’identité européenne, renoncer à donner une forme à l’Europe pour en révéler les contours véritables. L’avantage serait de s’unir autour de ce qui existe plutôt que d’imaginer ce qui n’existe pas ou d’en dénoncer le caractère utopiste.
Les intérêts économiques peuvent diverger, les approches politiques aussi, le socle de valeurs communes est lui beaucoup plus stable. Plutôt que de rêver à l’Europe des mille normes, dessillons nos yeux et voyons apparaître belle et triomphante, mais surtout bien réelle, l’Europe de l’humanisme, celle du droit et de la culture. Comme une apparition inouïe.
The Conversation
Jean-Jacques Neuer est un des fondateurs d'EuraChine, une association qui a pour objet la promotion de l’art et de la culture entre l’Europe et le monde Chinois. Il est avocat d'affaires, spécialiste de l'Art et de la Culture. Il est cofondateur de l'Association Française pour la Démocratisation de l'Art, une institution philanthropique à but culturel. Il a été membre du Conseil d'administration du Centre National du Théâtre et du Conseil d’administration du Musée Guimet, musée national des Arts Asiatiques. Il a également été membre du Comité des Affaires Juridiques de l'ICOM - Conseil International des Musées.
Qu’est-ce qui empêche la transformation des organisations? Plus généralement, qu’est-ce qui empêche de changer face à une évolution de son environnement? Les causes sont multiples, mais parmi elles figure en bonne place la façon dont on perçoit le monde et dont on se perçoit soi-même, c’est à dire son modèle mental. L’importance du modèle mental est particulièrement frappante dans un cas historique important, celui de la disparition de la colonie norvégienne du Groenland.
Les norvégiens ont colonisé le Groenland en 984, établissant plusieurs colonies sur place. Après une période florissante, les colonies déclinent progressivement jusqu’aux alentours de l’an 1400, quand toute trace vivante de la colonie disparaît. Les fouilles archéologiques ont montré que les habitants sont morts de faim et de froid, mangeant à la fin leurs chiens et leurs jeunes animaux, brûlant tout ce qui pouvait se brûler.
Ils sont morts de faim alors qu’ils habitaient au bord d’une mer grouillant de poissons et de phoques faciles à pêcher. Le géographe Jared Diamond affirme que les colons se sont refusés à pêcher du poisson jusqu’à la fin, mais des recherches scientifiques récentes montre que, plus exactement, la consommation de poisson, très faible au début de la colonie, a progressivement augmenté jusqu’à représenter 80% de l’alimentation. Mais il était trop tard.
L’effondrement de l’établissement norvégien est d’autant plus étonnant que les Inuits, habitants historiques situés plus au nord, se sont parfaitement adaptés aux circonstances même s’ils ont connu eux aussi des périodes difficiles. Les Inuits étaient d’excellents pêcheurs. On sait qu’il y a eu des contacts entre les deux populations; donc l’idée de pêcher non seulement n’était pas difficile à imaginer, mais l’exemple des Inuits était là pour en montrer la possibilité et l’intérêt. Et pourtant il a fallu 400 ans aux colons pour faire le pas qui nous semble si évident, se transformer en pêcheurs.
Identité européenne
Qu’est-ce qui explique cet entêtement? En un mot: l’identité européenne et le modèle mental qu’elle implique. En tant que colons, les norvégiens méprisaient les Inuits qu’ils considéraient comme sous-développés. Sans surprise, les relations n’étaient pas bonnes entre les deux populations, et tout ce que faisaient les Inuits était de facto considéré comme suspect. Le refus d’adopter des pratiques des Inuits, pourtant experts en survie dans ce milieu hostile, est devenu une marque de fabrique de la colonie, constitutive de son identité. On a ainsi retrouvé très peu d’objets inuits dans les fouilles. Il n’y a eu pratiquement aucun mariage mixte.
Ce comportement n’est pas irrationnel ou stupide: Isolés aux confins de l’Europe chrétienne, il était important pour les colons d’affirmer leur identité européenne et surtout chrétienne pour maintenir un lien vital. La construction d’églises a pris ainsi une grande importance, mobilisant des ressources pourtant rares: des bras, qui manquaient alors pour les récoltes, mais aussi des pierres et surtout des arbres en quantité gigantesque, ce qui a entraîné une forte dégradation de l’écosystème. Se refusant longtemps à consommer du poisson, les colons se sont obstinés à développer l’élevage bovin, pourtant très mal adapté au climat, car ils se voyaient comme paysans-éleveurs. La construction d’étables, source de prestige dans une culture d’éleveur, a ainsi consommé des ressources rares.
Il était également important pour leur survie que les colons reçoivent de l’aide du roi de Norvège et pour cela ils devaient avoir un évêque pour rester membre de la chrétienté, ce qu’ils obtiennent en 1118. Tous les évêques seront des européens, et viendront avec une identité fortement européenne. Ils imposeront un maintien strict de l’identité chrétienne et européenne, empêchant tout mélange avec les Inuits païens et imposant des constructions coûteuses.
Jusqu’au bout, l’affirmation de leur identité, clé de leur survie dans un monde qui leur semble si hostile et face à des Inuits qui leur répugnent, empêchera les colons de s’adapter à la réalité de leur environnement, et principalement de cesser de consommer de la viande et de se tourner vers le poisson, abondant autour d’eux. Passer d’éleveurs à pêcheurs a pris un temps infini car cela a nécessité de remettre fondamentalement en question cette identité, c’est à dire tous les modèles mentaux qui la constituent. La pression sociale et surtout religieuse pour s’y opposer a dû être très forte.
Il en va des organisations comme des individus et des sociétés humaines: le changement radical n’est pas difficile parce que l’environnement extérieur est incompris ou invisible. Il est souvent parfaitement compris. Le changement est difficile parce qu’il revient à remettre fondamentalement en question ce qui nous constitue. Henry Ford a bâti son incroyable succès avec la Ford T sur un modèle en rupture avec les pratiques de l’époque: une voiture simple et pas chère. Dans les années 20 le marché évolue et les clients veulent plus de choix. Ford refuse ce changement et continue avec sa voiture simple et pas cher, persistant à voir le nouveau monde avec son modèle mental de l’ancien monde. L’entreprise passera à deux doigts de la faillite avant de se reprendre.
Ainsi le changement de modèle mental est doublement difficile: il est difficile d’une part parce qu’il implique un changement au plus profond de ce qui nous définit, et d’autre part parce qu’il s’agit de changer ce qui a fait notre succès jusque-là , et qui peut-être continue de faire notre succès. Il faut donc accepter de sacrifier sa position actuelle et faire un grand saut en avant. Imaginons que la colonie norvégienne, disons aux alentours de 1300, consciente de l’échec de son modèle, décide de tout changer. Elle se rapproche des Inuits, tout est pardonné, et devient « native » pour employer un terme colonial qui a perduré jusque récemment, et qui traduisait l’horreur ressentie par le colon vis à vis de celui qui adoptait les mœurs locales. Les ponts auraient été immédiatement coupés avec l’Europe et le changement de mode de vie aurait certainement suscité un traumatisme: les femmes apprenant à coudre les peaux de phoques pour faire des kayaks, les hommes à pêcher, et tous ensemble condamnés par leur religion. C’est pratiquement inconcevable. Cela explique pourquoi l’adoption de la pêche a été si lente, et donc n’a pu sauver la colonie.
La question dès lors devient: qu’est-ce qui peut permettre de faire ce grand saut en avant? Ou peut-être peut-on éviter ce grand saut et s’adapter progressivement? En tout état de cause, tout programme de transformation qui ne prenne pas en compte cette notion centrale de modèle mental est voué à l’échec.
Le déterminisme de l’innovation, qui prophétise la transformation de la société par les «nouvelles technologies», s’est immiscé dans de nombreux discours. Même la recherche scientifique, par essence rationnelle, n’y échappe pas. La technique n’est pas neutre, elle est truffée de valeurs morales.
La science contaminée par les croyances numériques
Nous savons que nos circulations numériques sont orientées : de nombreux algorithmes nous «recommandent» des recherches, des achats, des amis. Ces algorithmes ont-ils pour autant du pouvoir ? Assurément non. Un algorithme est une production humaine, mise en place pour des besoins parfois précis, et d’autres fois non. Il ne menace personne. La technique ne peut être jugée, seuls peuvent l’être ceux qui la développent ou la détournent pour des motifs illégaux (accroissement de la richesse ou du pouvoir aux dépens d’autrui, diffusion d’idéologies, meurtre, etc.). On ne peut accuser un algorithme d’insertion d’un film publicitaire dans une vidéo YouTube. En revanche, on peut juger les personnes qui décident de telles insertions dans les films pour enfants de 2 ans.
La technique n’est pas pour autant neutre. Elle est truffée de valeurs morales : au XIXe siècle, le travail des enfants fut interdit en ajustant les machines textiles américaines à la taille des adultes, au grand dam des industriels qui pensaient que la concurrence étrangère les anéantirait. Quelles valeurs structurent le numérique ? Elles sont capitalistes, sous couvert de libéralisme : alors qu’un Etat (les Etats-Unis) fut à l’origine des usages massifs d’Internet, aujourd’hui seules les start-up, par définition privées, ont droit de cité pour le développer.
La technique ne nous est pas plus extérieure. Nos expériences quotidiennes nous le rappellent : nous nous déplaçons avec des bicyclettes, nos corps sont truffés de prothèses, de la paire de lunettes au plombage dentaire, nombre d’entre nous ne survivraient pas sans prise quotidienne de médicaments, et nous écrivons avec des ordinateurs fonctionnant à l’électricité. Peut-on imaginer plus intime ?
Pour le dire autrement, nombre de techniques, surtout une fois socialisées, ne sont pas objectivables. Nous avons peine à séparer ce qui sépare l’humain (le sujet) de ses techniques (des objets ?), et nous savons que nos représentations du monde sont métissées par ces appareillages qui nous ont aidés à comprendre que le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, que les microbes existent, que la matière ou la réalité ont des dimensions virtuelles : au-delà de sa fonction utilitaire, la technique fait sens et culture, et nos catégories d’appréhension du monde n’ont plus de rapport avec celles d’un Aristote. Cette hybridité humaine technique existe depuis toujours, elle est constitutive de notre humanité.
Restent les discours tenus sur la technique. Le plus fréquent est le déterminisme technique, qui suppose que la technique transforme la société. Il est problématique car il suppose cette extériorité et objectivité dont nous avons vu la fausseté. Il peut être utile pour différencier de façon synthétique des évolutions sur le temps long : pas de ville sans écriture… Mais il n’explique rien : s’il fut dit que le chemin de fer allait transformer la société française, d’autres facteurs étaient oubliés (la colonisation, les guerres), et nous pouvons aujourd’hui douter des effets sociaux des diligences sur rail : c’est bien la société qui en a fait des rames de TGV.
Cette théorie a un petit frère, le déterminisme de l’innovation, qui affirme que ce sont les «nouvelles technologies» qui transforment nos sociétés. Cette théorie est aussi fausse que la précédente, et il a été prouvé qu’elle n’a qu’une fonction politique : freiner les revendications sociales, en invitant les pauvres et les exclus à attendre des jours meilleurs, une fois que ces nouvelles technologies nous auront apporté bonheur, richesse, démocratie et savoirs. La rengaine date du début du XXe siècle. Avec Internet, ces discours renaissent, alors que le chômage, l’analphabétisme (surtout numérique), le terrorisme, les guerres et leurs lots de réfugiés s’amplifient. Ils disent, parfois explicitement, que si nous ne prenons pas ce train du progrès, ce sont les Chinois qui vont y monter, pour nous exploiter : fonçons dans le numérique pour dominer autrui avant que l’inverse ne se produise. Nous sommes loin des utopies fraternelles et démocratiques.
Caractère totalisant
Pour autant, ces propos sur l’objectivité de la technique et sur son pouvoir sociétal sont largement répandus, y compris chez les ingénieurs et scientifiques. Comment se fait-il que des personnes dont le métier est d’exercer une activité rationnelle au quotidien basculent en de tels régimes de croyance ? Certes, elles ne sont pas seules. Les hommes et femmes politiques, publicitaires et bureaucrates reproduisent abondamment de tels discours. Il est aussi possible que nos scientifiques soient contraints par des pouvoirs qu’ils ne maîtrisent plus. Pour le dire autrement, ce ne sont pas les algorithmes qui vont transformer la société et la science, mais ses gestionnaires et toutes les personnes qui aiment les solutions simples.
Preuve en est le caractère totalisant de ces discours : l’Agence nationale de la recherche (ANR), dans l’annexe à son appel générique publié en septembre, a un chapitre entier sur «la Révolution numérique». Le «r» majuscule est dans le texte. Sont ici évoqués l’éducation et la formation, la création et le partage des savoirs et, bien sûr, la culture et le patrimoine. En bref, le numérique fait système. Il résoudra tous nos problèmes. La preuve ? «Apprendre le numérique devient une compétence clé pour l’éducation, tant la capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux du travail, le foyer, l’espace civique, est facteur d’inclusion sociale». Le numérique, meilleur vecteur de lutte contre l’exclusion. Ne sommes-nous pas ici dans le pur registre de la foi, dans le dévoilement d’une nouvelle ère paradisiaque ? Hélas, oui : «Apprendre à l’ère numérique, c’est disposer de la promesse permanente d’un équipement massif, nomade et connecté, qui modifie les valeurs et les comportements.» Oui, l’équipement le plus matériel transforme la société et ses valeurs, c’est écrit dans le «Livre» de l’ANR. Au cas où nous ne serions pas convaincus de la mécanicité de ce déterminisme, il nous est rappelé que «les infrastructures de communication, de traitement et de stockage constituent le socle du fonctionnement de nos sociétés numériques : elles ont un rôle central dans des domaines aussi divers et essentiels que le partage de connaissance, l’émergence des villes». Le Numérique est grand et l’ANR est son «Prophète».
Quid de la réalité, face à ces incantations ?
En sciences (humaines et) sociales, l’informatique et les réseaux ont facilité l’essor de nouvelles méthodes et pratiques de recherche. Mais peu en tirent profit ou en déduisent des analyses épistémologiques. Souvent, le rapport au nombre et à ses possibles reste minimal. Des thèses nous apprennent que X % des personnes utilisent tel outil numérique et Y % sont de sexe masculin. Mais la différence de pratiques à ce sujet entre hommes et femmes n’est jamais calculée. Si la documentation en ligne semble mieux maîtrisée, les arts de compter, dessiner et même écrire ne se repèrent qu’au sein de groupes fort restreints de chercheurs. L’écriture, vue comme technologie de l’intellect, est désormais inaccessible dans sa version numérique à la majorité de nos collègues. Ce qui réduit drastiquement la possibilité d’une pensée critique, hier caractéristique des sciences sociales. On enseigne qu’il faut communiquer avec les réseaux sociaux, mais pas ce que Google, Facebook ou Apple connaissent de nos pratiques. Les questions de surveillance, d’éthique du numérique ne peuvent être abordées faute de culture technique, qui pourtant fait appel à de vieux savoirs ou algorithmes. On se réjouit de poser, sur une affiche de colloque, les logos de Twitter et Facebook, quand ceux d’Esso, Shell ou Volkswagen généreraient assurément de vertueuses récriminations.
Inculture scribale
En bref, nombre d’entre nous ont basculé dans une inculture scribale qui leur fait renier la spécificité de leurs disciplines (expliciter le caractère socialement, culturellement construit des objets et faits sociaux) et les rend doublement dépendants : des spécialistes des sciences exactes, qui eux savent écrire, compter, dessiner, et qui investissent sans vergogne les champs des sciences sociales abandonnés par les nouveaux illettrés du numérique ; et des algorithmes de gestion de l’université, qui les contraignent à de douloureuses abdications. Ici, l’algorithme semble tout-puissant. Mais ce sont les gestionnaires qui manifestent ainsi leur prise de pouvoir en imposant ces logiciels.
Rappelons-le, quelques représentants des sciences sociales et humaines savent tirer grand parti de tous les algorithmes disponibles ; en considérant le numérique comme une technique scribale moderne, ils prouvent que l’écriture est constitutive de nos capacités à penser. Mais ils et elles sont rares, et les étudiants sont de plus en plus déçus des enseignements transmis à l’université.
L’ANR propose de traiter «le fait religieux dans sa diversité : […] rites et croyances, […] place du religieux dans l’espace public». Pouvons-nous proposer à l’ANR, qui s’intéresse tant aux radicalisations violentes, une recherche sur la religiosité du numérique et du «big data», appuyée par une étude précise des discours des agences scientifiques qui en font la promotion ? Car l’ANR n’est pas seule en Europe à produire ce type de discours. Il est à peu près certain qu’un tel projet ne sera jamais financé. La science n’est pas menacée par le pouvoir des algorithmes, elle est malade du pouvoir de ses gestionnaires pétris de croyances en le déterminisme de l’innovation.
Eric Guichard philosophe, maître de conférences HDR à l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib)
Oh Malraux si tu savais !
Bien sûr, Emmanuel Macron n’était pas là le jour où André Malraux a inauguré la Maison de la Culture d’Amiens… Le 19 mars 1966 est néanmoins resté gravé comme une date clé de l’histoire de la politique culturelle française. Ce jour-là, par l’un de ses discours au ton et à l’inspiration inimitables, Malraux réaffirme les bases de l’action de son jeune ministère et légitime l’impérieux devoir qu’il fait à l’État de soutenir et protéger la création artistique.
Dans le monde de l’après-guerre fracturé en deux blocs, entre lesquels la France tente de restaurer son prestige de grande Nation éclaireuse, Malraux voit un péril mortel pour l’Humanité dans ce qu’il appelle « les usines de rêve ». Entendons par là les industries culturelles qui ont pris essor avec le cinéma, et dont l’objet est de remplir de vide spirituel le temps laissé vacant par les loisirs récemment conquis. Pour Malraux,
« Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêve ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace […], c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, l’argent et la mort ».
À la redoutable efficacité des machines qui produisent et diffusent les images de mort, Malraux oppose la force intemporelle et universelle des œuvres de l’esprit qui éclairent le destin de l’Homme à travers les siècles et les continents : « Les seules images aussi puissantes que les images de sang, ce sont les images d’immortalité. »
Grandeurs et misères de la démocratisation
C’est sur cette base que le premier ministre des Affaires culturelles donnera à son projet la double mission d’organiser l’accès de tous aux grandes œuvres de l’esprit et de soutenir la création artistique. Il s’agissait, comme l’a écrit Jean Caune, de « produire une culture contemporaine », en donnant en partage un patrimoine que les artistes vivants viendraient réinterpréter pour garantir son immortelle puissance émancipatrice. Ainsi conçue, la politique culturelle est avant tout un combat : il s’agit de dresser une sorte de cordon sanitaire autour de la culture dite cultivée, que Malraux entend protéger des « démons » enfantés par le lucre industrialisé.
On sait aujourd’hui que ce projet – qualifié a posteriori et de façon très réductrice de « démocratisation culturelle » – a échoué. Il est vrai qu’il portait en lui ses propres limites. Très vite en effet, il est apparu que pour être efficace, la politique culturelle ne pouvait s’abstenir de prendre en compte, en même temps que la culture cultivée, les cultures populaires. Ainsi vint le temps de la revendication d’une démocratie culturelle, phénomène ascendant censé équilibrer le mouvement descendant de la démocratisation culturelle. Dès lors le mot d’ordre sera celui de la créativité, dont Jack Lang fera son cheval de bataille : chaque individu recelant un talent créatif, il suffirait de lui donner l’occasion et les moyens de l’exprimer pour que la messe culturelle soit dite.
Le malheur fut que sous couvert d’objectifs soi-disant démocratiques parés d’intentions fort généreuses, ce mouvement s’est opéré dans la plus grande confusion. Au point qu’il a fini par déboucher sur ce que Malraux redoutait par-dessus tout : une forme de relativisme culturel mortifère non seulement pour l’ensemble de la société, mais pour le ministère de la Culture lui-même.
La Fête de la musique, un événement annuel voulu par Jack Lang en 1982. Wikipedia
Toute la culture vient de là
Car pour établir une relation équitable entre culture cultivée et culture populaire, encore aurait-il fallu prendre la peine de définir la seconde pour lui donner ses lettres de noblesse. Lesquelles résident dans la capacité des cultures populaires à produire des formes esthétiques exprimant les aspirations d’un groupe donné à un moment donné, et susceptibles de nourrir des représentations symboliques universelles.
Ainsi, la culture dite cultivée est fondamentalement le produit d’une mise en forme syncrétique des innombrables cultures populaires qui ont jalonné, exprimé, illustré et transmis l’histoire de l’Humanité. Que ces expressions dites populaires irriguent en permanence la culture cultivée est donc dans l’ordre naturel des choses de la culture. Les exemples en sont légion, des chants traditionnels au hip-hop, en passant par le jazz ou le rock. S’il n’avait pas d’abord fait rire dans les cours de ferme, Molière n’aurait jamais eu l’occasion de se rire de la cour… et on ne le jouerait plus aujourd’hui.
Mais cela ne veut pas dire que la créativité peut se substituer à la création. Le prétendre relève de la pure supercherie, et ne peut déboucher que sur un désastreux malentendu. Car le travail de création artistique, qui inlassablement renouvelle la culture, exige une maîtrise des formes qui ne s’improvise pas : s’il n’avait pas été en concurrence avec Corneille et Racine pour obtenir les faveurs du roi, Molière n’aurait pas atteint l’excellence qu’on lui reconnaît… et on ne le jouerait plus aujourd’hui.
Or de même que la maîtrise des formes est une condition de la création, la maîtrise des codes est indispensable au travail culturel, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou qu’on s’en satisfasse. L’ignorer, c’est vouer à l’échec tout processus démocratique de mise en culture de l’art, c’est condamner à une vie séparée culture cultivée et culture populaire, c’est consacrer des pratiques culturelles socialement distinctes et distinctives. Et c’est aussi, et peut-être surtout, jeter la culture populaire dans les bras avides des industries culturelles. Lesquelles peuvent produire le meilleur quand la puissance publique les protège de leurs propres appétits lucratifs. Mais lesquelles sont avant tout, et intrinsèquement, de formidables machines à fabriquer une culture de masse sans âme qui fait feu de tout bois, sans autre projet que le profit financier généré par l’obsession du divertissement.
Or si la créativité ne se confond pas avec la création, le divertissement n’est pas équivalent à la délectation. Si tel était le cas, toutes les chaînes de télévision programmeraient Molière en prime time, et les centres dramatiques n’auraient aucun mal à élargir et renouveler leur public.
Bête de scène
Dans le triangle sensoriel-sensible-symbolique qui contient le processus de création artistique et de mise en culture de l’art, le travail culturel se concentre sur le lien entre sensible et symbolique : celui qui permet de déconstruire des propositions esthétiques individuelles, pour construire des représentations éthiques collectives. La consommation culturelle suscitée et organisée par les industries du divertissement est pour sa part totalement indifférente à ce processus : seule l’intéresse la dimension sensorielle, celle qui procure un plaisir immédiat, déconnecté de toute opération symbolique.
De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par la façon dont les commentateurs de tout poil ont insisté sur les qualités de « bête de scène » prêtées à Johnny Hallyday, lors des longues journées d’enflure médiatique qui ont suivi son décès. Le caractère physique, voire animal de ses prestations scéniques, a été longuement salué – un psychanalyste allant jusqu’à souligner sa « stature phallique »… Et dans l’hommage qui lui a été rendu a éclaté, dans toute sa puissance, la relation compassionnelle qu’il avait su entretenir, tout au long de sa remarquable carrière, avec le public nombreux qui l’accompagnait de façon inconditionnelle.
« L’idole-copain », pour reprendre les termes d’Edgar Morin, était sans conteste passé maître dans l’art de se faire désirer. Il avait un talent exceptionnel pour susciter l’empathie, pour distiller à bon escient bonnes et mauvaises nouvelles, pour faire rêver de ses succès et pleurer de ses malheurs. Revendiquant la banalité de ses aspirations pour mieux rendre spectaculaire leur mise en scène, Johnny Hallyday était un authentique virtuose du show-business. Doué d’un sens des affaires hors du commun, il se donnait d’autant plus volontiers à son public qu’il savait très exactement ce que ses fans attendaient de lui : une relation charnelle, directe, dont les albums studio attisaient le désir, autant que les albums live entretenaient le souvenir.
Pour autant, son immense succès commercial fait-il de lui un « artiste exceptionnel », comparable à Victor Hugo et digne du Panthéon de la chanson française, comme l’ont affirmé des personnalités politiques de haut rang ?
Faire de lui une icône du rock français au motif qu’il a introduit le rock’n roll en France dans les années soixante, n’est-ce pas faire insulte aux musiciens qui, depuis des dizaines d’années et bien souvent dans l’ombre, explorent et redéployent l’esthétique rock dans de nombreux courants et sous-courants véritablement populaires ? Certes, Johnny Hallyday bénéficiait d’une immense popularité. Mais le mot est piégé. Inventé par les industries culturelles pour glorifier la culture de masse, il tend à faire croire que le caractère populaire d’une proposition artistique se mesure au nombre de disques ou de billets vendus.
Johnny Halliday à ses débuts. D. Friar
L’État piégé
Le piège fonctionne à merveille. Cela fait vingt ans déjà que l’État est tombé dedans : dès 1997, on a pour la première fois ajouté aux missions historiques du ministère de la Culture celle de « veiller au développement des industries culturelles ». Et dans une totale confusion des genres, c’est la ministre chargée de cette mission, Catherine Trautmann, qui avec bonheur inventera les Scènes de musiques actuelles (SMAC) pour que s’y développent les musiques populaires… tandis qu’au même moment la France se couvre des Zéniths si chers à Johnny !
Dans les heures et les jours qui ont suivi le décès de Johnny Hallyday, le piège s’est cruellement refermé : entre une ministre de la Culture souhaitant un « hommage national » pour l’idole des (ex-)jeunes, et un président de la République lui rendant officiellement un hommage « populaire » à l’occasion de ses obsèques, tout porte à croire que l’on a durablement renoncé, rue de Valois, à tenter d’organiser des relations équitables entre culture cultivée, culture populaire et culture de masse.
Dès lors une question demeure, lancinante : à quoi peut bien encore servir un ministère de la Culture ?