Ce 10 décembre marque le 74e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 lors de l’Assemblée générale des Nations unies tenue à Paris (50 votes pour, 8 abstentions). Pour Salvatore Saguès, spécialiste des droits de l’homme à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), ancien chercheur d’Amnesty International, cette déclaration a eu des effets considérables, mais elle ne pourrait probablement pas être adoptée comme telle aujourd'hui. Entretien.
Première publication le 06/12/2018
RFI : D’abord, quels sont les pays qui, à l’heure actuelle, n’ont pas encore adopté ou ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme ? D’ailleurs, est-ce qu’on l’adopte ou est-ce qu’on la ratifie la Déclaration universelle des droits de l’homme ?
Salvatore Saguès : Ni l’un ni l’autre, car cette déclaration n’a pas de valeur contraignante puisque, comme son nom l’indique, c’est une déclaration. Personne ne l’adopte ou personne ne la ratifie, contrairement aux instruments comme les conventions ou comme les pactes. Mais les principes de cette déclaration ont été repris dans de très nombreux instruments internationaux qui, eux, ont été ratifiés à la fois à l’échelle universelle et régionale. Donc, on peut dire qu’il y a quand même un consensus général sur les principes. La déclaration a une valeur déclarative, mais n’est pas soumise à ratification ni à adhésion.
C’est donc plutôt une source d’inspiration et un modèle…
Exactement. C’est une source d’inspiration qui a directement mené à l’adoption, en 1966, des deux grands pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels qui, eux, ont été pour la première fois des instruments contraignants qui ont posé des normes dans ces domaines, qui font obligation aux États de les respecter.
Mais contraignants jusqu’à quel point ?
C’est tout le problème du droit international. Ces deux pactes, comme d’autres instruments – comme la Convention contre la torture, la Convention contre les disparitions forcées – mettent en place un comité. Et donc, les États doivent régulièrement envoyer des rapports pour préciser la nature de leur respect de ces droits de l’homme. Et, pour certains de ces comités, il y a la possibilité que des individus déposent plainte contre l’État. Mais évidemment, ce n’est contraignant que dans la mesure où l’État accepte de s’y plier, bien sûr. D’où le rôle des ONG [Organisations non gouvernementales, NDLR], des journalistes, des militants qui font pression avec également le poids de l’opinion publique pour que ces droits soient respectés. C’est toujours un rapport de force entre d’une part le droit qui impose, d’autre part les États qui, parfois et souvent, rechignent et enfin les ONG de défense des droits humains, ou de simples citoyens, qui militent pour faire pencher la balance du bon côté.
Si l’on remonte dans le temps, est-ce que l’on peut cibler les principaux textes et documents dont s’est inspirée cette déclaration ? On parle, par exemple, du cylindre de Cyrus, qui date du VIe siècle avant Jésus-Christ, comme de la plus ancienne déclaration des droits de l’homme. Est-ce exact ?
Oui tout à fait. Il est considéré comme le premier texte de cette nature. Il a été salué comme la première charte des droits de l'homme et l'ONU en a publié une traduction dans toutes les langues onusiennes en 1971. Mais je ne suis pas un spécialiste de cette époque précise. [Découvert en 1879 à Babylone, site qui se trouve dans l'Irak actuel, ce cylindre en argile en forme de tonneau décrit, en écriture cunéiforme, un certain nombre de thèmes évoqués par Cyrus le Grand, l'empereur de Perse, comme la liberté de culte, l'abolition de l'esclavage et la liberté de choix de profession, NDLR]
Un artéfact babylonien, parfois décrit comme la première charte des droits de l'homme au monde, sera exposé en Iran après que le gouvernement a menacé de couper les liens avec le British Museum si celui-ci ne prêtait pas l'objet. Le cylindre de Cyrus est un objet en argile datant du VIe siècle avant J.-C., sur lequel est inscrit en cunéiforme le récit de la conquête de Babylone par le roi perse Cyrus le Grand. Il est arrivé en Iran le 10 septembre et sera exposé au Musée national d'Iran pendant quatre mois, rapporte alors la télévision d'État.
Le cylindre de Cyrus, exposé au Musée national d'Iran, à Téhéran, le dimanche 12 septembre 2010. Un artéfact babylonien, parfois décrit comme la première charte des droits de l'homme au monde, sera exposé en Iran après que le gouvernement a menacé de couper les liens avec le British Museum si celui-ci ne prêtait pas l'objet. Le cylindre de Cyrus est un objet en argile datant du VIe siècle avant J.-C., sur lequel est inscrit en cunéiforme le récit de la conquête de Babylone par le roi perse Cyrus le Grand. Il est arrivé en Iran le 10 septembre et sera exposé au Musée national d'Iran pendant quatre mois, rapporte alors la télévision d'État. AP - Vahid Salemi
Ensuite, en remontant le temps jusqu’à la Grèce et la Rome antique, est-ce que l’on peut trouver des textes et des hommes qui se sont saisis de cette idée des droits de l’homme ?
Bien sûr. La Grèce d’abord, qui a inventé la démocratie, tout en gardant à l’esprit que cette démocratie ne concernait que les hommes et pas les femmes. Et uniquement les citoyens libres, pas les métèques [étrangers résidant à Athènes sans avoir les droits d’un citoyen dans le sens premier du terme, NDLR] ou les esclaves. Les Romains aussi ont adopté des droits, mais seulement pour eux. Et c’est d’ailleurs pourquoi la déclaration de 1948 est si importante parce que, pour la première fois, c’est au niveau universel ! Mais tout au long de ces 2 000 ans effectivement, il y a eu des dispositions qui ont visé à assurer les droits de certaines catégories de la population et, évidemment, des individus qui étaient au pouvoir, à savoir en Occident, les hommes blancs et libres. Cela a exclu les esclaves durant des millénaires et les femmes jusqu’au début du XXe siècle. Mais il y a eu, en effet, des règles qui, peu à peu, ont été adoptées.
La première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est celle signée le 26 août 1789 à Paris par l’Assemblée constituante. Mais elle-même, où a-t-elle trouvé son inspiration ?
L’une des principales inspirations, c’est Jean-Jacques Rousseau qui, l’un des premiers, a dit que la souveraineté de l’État repose sur le peuple, sur la nation et non sur les aristocrates ni sur une monarchie de droit divin qui, parce qu’elle se prétend choisie par Dieu, peut décider pour elle seule du bien de la nation. La déclaration de 1789 découle des Lumières et du fait que l’autorité ne découle plus de Dieu ni de son représentant sur terre, le roi, mais qu’elle est l’émanation de la volonté générale.
La Constitution américaine de 1787 est également citée comme source d’inspiration. Plusieurs députés de l’Assemblée constituante, comme Lafayette ou Talleyrand, avaient d’ailleurs voyagé en Amérique. La Déclaration des droits de l’homme a donc aussi une filiation anglo-saxonne ?
Oui tout à fait. Il y a déjà la Magna carta, la Grande Charte de 1215 qui, pour la première fois, a limité les droits du roi en Angleterre même si, à nouveau, c’étaient les nobles qui défendaient leurs droits. Mais tout cela vient de cette même idée que le pouvoir ne peut pas être imposé d’en haut, au nom de Dieu ou au nom du roi. Et donc, les droits de l’homme ont rogné peu à peu dans cet absolutisme soit religieux, soit royal, pour installer des droits qui appartiennent à un grand nombre et au nom de la raison.
Est-ce que l’Habeas Corpus adopté en Angleterre en 1679 et qui impose que tout prisonnier soit déféré devant un juge fait également partie de cette filiation ?
Absolument. L’Habeas Corpus, c’est essentiel puisque c’est la première limitation à la détention arbitraire. En France, malheureusement, on a eu les lettres de cachet où l’on pouvait envoyer quelqu’un à la Bastille de manière illimitée sans rien justifier. L’Habeas Corpus, c’est la première fois qu’il y a une règle qui dit qu’on ne peut pas détenir quelqu’un de manière arbitraire. Il faut qu’il y ait un motif qui soit vérifié et validé par un juge. Cela part à nouveau de l’idée de limiter le pouvoir absolu.
Comment expliquer, sur le plan philosophique, que la Constitution américaine, souvent citée comme modèle, se soit accommodée si facilement de l’esclavagisme aux États-Unis ?
Parce que cette Constitution a été adoptée sur un mode consensuel. Cette Constitution de 1787 est un texte très, très, court qui résumait le consensus des treize colonies qui ont fondé les États-Unis. Peu à peu, ils ont adopté les célèbres amendements – il y en a maintenant vingt-sept – et chaque amendement est venu préciser quelque chose. Par exemple, le 1er amendement, c’est celui concernant la liberté d’expression et ce n’est que le 13e amendement, après la guerre de Sécession en 1865, qui a aboli l’esclavage. Les amendements ont été ajoutés de manière très pragmatique. Alors évidemment, comme tous les États du Sud étaient esclavagistes et que pour modifier la Constitution américaine il faut une majorité des deux tiers au Congrès ou bien une proposition émanant des deux tiers des États [cette deuxième possibilité n'a jamais été utilisée dans l'Histoire américaine, NDLR], c’était impossible avant la guerre de Sécession de faire adopter ce type d’amendement contre l’esclavage.
Vous avez cité Jean-Jacques Rousseau comme l’un des inspirateurs de la Déclaration des droits de l’homme. Du côté des philosophes allemands, par exemple, y a-t-il eu également des chantres des droits de l’homme ?
Oui bien sûr, et en particulier Emmanuel Kant. Kant a été un homme très important. Ce philosophe allemand était très admiratif de la Révolution française. C’est celui qui, pour la première fois dans le domaine philosophique, a dit : « Je ne sais pas si Dieu existe ou s’il n’existe pas, mais je ne peux pas le connaître par ma raison. » Cela veut dire « donc je ne peux pas imposer quelque chose à autrui au nom d’une autorité que je ne peux pas expliquer ». Il a écrit un très beau texte qui s’appelle Qu’est-ce que les Lumières ? où il dit que l’arrivée des Lumières, c’est l’affranchissement de l’homme, que c’est l’arrivée de l’homme à l’âge adulte. Il a été un très grand inspirateur de tout cet élan vers l’idée qu’il faut remplacer l’autorité sans contestation par la raison.
Image d'artiste non datée montrant le philosophe allemand Emmanuel Kant. Kant, mort le 12 février 1804 à Koenigsberg, aujourd'hui Kaliningrad, en Russie occidentale.
Image d'artiste non datée montrant le philosophe allemand Emmanuel Kant. Kant, mort le 12 février 1804 à Koenigsberg, aujourd'hui Kaliningrad, en Russie occidentale. ASSOCIATED PRESS
Vous citez Dieu. Est-ce que le fait religieux, souvent porteur de dogmes, et les droits de l’homme peuvent être conciliables ?
C’est une grande question. Il est évident que dans la Bible et dans le Coran, il y a des règles qui ont été reprises par les droits de l’homme : tu ne tueras point, tu ne voleras point…
Je vous coupe : les Dix Commandements, par exemple, peuvent être aussi considérés comme les « ancêtres » de la déclaration des droits de l’homme ?
Oui, bien sûr. On peut le dire comme ça, tout en sachant que les Dix Commandements sont un texte tellement court et tellement ouvert à interprétation… Par exemple, le « Tu ne tueras point » n’a pas empêché les religions de justifier la peine de mort. Dans cette optique, il faut tuer celui qui a tué. Lus de manière progressiste, les Dix Commandements peuvent être une source pour les droits de l’homme et justifier le premier droit de l’homme, le droit à la vie, principal argument des militants de l’abolition de la peine de mort. À l’inverse, ce même texte, lu au pied de la lettre, peut justifier les pires choses.
Les dogmes religieux peuvent parfois être contraignants, voire priver de certaines libertés…
C’est tout le pari des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont, en fait, une sécularisation de certains principes intangibles. C’est vrai que les Dix Commandements, ou les principes de la Bible, avaient comme légitimité le fait que c’était Dieu qui les avait donnés aux hommes alors que les droits de l’homme, c’est l’homme qui se les donne lui-même en tant que souverain. C’est à la fois une sécularisation et une sacralisation, parce que maintenant, on peut dire que le droit à la vie, que le droit à ne pas être discriminé, que le droit à l’éducation ou à la santé, par exemple, sont des droits intangibles. Il n’y a personne qui nie ces droits même si, après, les modes de mise en œuvre de ces droits peuvent grandement varier. Mais ce sont des droits qui ne souffrent d’aucune contestation. Nulle part, il y a un État qui peut oser dire : « On n’a pas le droit d’être soigné de manière égale quelle que soit l’origine ethnique ou l’origine économique de la personne. »
Est-ce que le droit à l’avortement peut être considéré comme un droit de l'homme ?
Alors ça, c’est une très grande question. Elle a divisé beaucoup d’ONG, y compris Amnesty International. Certains ont opté pour une voie de compromis en s’abstenant de réclamer le droit à l’avortement de manière absolue tout en mettant l’accent sur les cas où le fait de refuser l’avortement met en danger la santé mentale ou physique d’une personne. C’est évidemment le cas en cas de viol, et c’est évidemment le cas en cas d’inceste. Mais, comme vous le savez, il y a des pays – notamment en Amérique latine – où même des jeunes filles qui ont été violées ou bien qui ont été victimes d’inceste et sont tombées enceintes peuvent être poursuivies pour avoir tenté d’interrompre leur grossesse. L’évolution récente, aux États-Unis, est à cet égard très inquiétante. Car au-delà de la question de principe sur laquelle on peut débattre, il est incontestable que l’interdiction de l’avortement a une portée discriminatoire évidente. Une femme américaine qui dispose de moyens financiers pourra toujours se rendre à New York ou en Californie pour y effectuer une interruption de grossesse dans des conditions sanitaires sûres. Je crois que le grand défi des droits de l’homme, c’est d’éviter le piège des débats philosophiques. Les débats philosophiques, c’est fait pour les philosophes. Je prends le cas très important des droits LGBT [Lesbienne-Gay-Trans et Bi, NDLR] sur lesquels j’ai beaucoup travaillé. Évidemment qu’il y a des pays, en Afrique notamment mais aussi en Asie et en Amérique latine où, à cause de la religion ou de pesanteurs sociologiques, certains vont dire : « Les homosexuels sont des gens anormaux ; donner des droits aux homosexuels, cela va remettre en cause la famille et caetera ». L’approche par les droits signifie que l’on va dire : un homosexuel est une personne comme les autres. Donc, les droits fondamentaux de cette personne ne peuvent pas être remis en cause ; cette personne ne peut pas être arrêtée de manière arbitraire, ou condamnée à mort de manière arbitraire, ou frappée de manière arbitraire. Donc, on va essayer ne de ne pas tomber dans le piège du débat philosophique sur la conception de la famille ou sur la morale mais plutôt de dire qu’il y a des droits qui sont intangibles. Moi, je vais souvent en Afrique parler avec des États qui criminalisent encore les relations homosexuelles et je leur dis : « Voilà, est-ce que vous estimez normal d’arrêter quelqu’un, de le tabasser, de le torturer, de le maintenir en prison de manière arbitraire pour quelque raison que ce soit ? » Évidemment, les autorités vont dire : « Non ». Et parmi les « quelque raison que ce soit », il y a l’orientation sexuelle. C’est une manière d’éviter le piège qu’on peut nous tendre en disant : « Ce que vous voulez, en fait, c’est introduire partout le mariage pour tous ou des choses comme ça ». On dit : « Non, ça c’est un problème de morale, c’est un problème de société et c’est au gouvernement de décider cela ; mais il y a des droits intangibles sur lesquels personne ne peut revenir. » Et ces droits, ce sont l’interdiction absolue de la torture, c’est le droit absolu à avoir un procès équitable, à ne pas être détenu de manière arbitraire, à ne pas être tabassé, etc.
L’abolition de la peine de mort est l’une des plus grandes avancées en matière de droits de l’homme, mais elle est assez récente. Est-ce que, par le passé, des civilisations avaient aboli la peine de mort ?
À ma connaissance, non. Comme vous le savez, la torture est interdite dans tous les cas, mais la peine de mort n’est pas interdite par le droit international dans tous les cas. Dans le Pacte international des droits civils et politiques, il est dit : « On ne privera pas quelqu’un de la vie de manière arbitraire, sauf lorsque des sanctions légales sont prévues. » Pourquoi y a-t-il eu cette disposition ? Parce que, sans cette disposition, tous les États qui pratiquent la peine de mort – comme les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Iran – n’auraient pas ratifié ce pacte. Cela permet aux pays qui n’ont pas aboli la peine de mort de dire : « On pratique la peine de mort, mais on respecte le droit international dans la mesure où nous ne tuons qu’en fonction de sanctions légales. » C’est un combat qui est mené au jour le jour. Plus des deux tiers des États à travers le monde ont aboli la peine de mort et le mouvement abolitionniste ne cesse de connaître des avancées, même aux États-Unis, mais, contrairement à la torture, on ne peut pas dire que la peine de mort est interdite par le droit international.
Les droits de l’homme, c’est aussi les droits des femmes. Or, en anglais, on parle des « human rights », littéralement les « droits humains », alors qu’en français, on a gardé l’expression « droits de l’homme ». Même si c’est au sens large du terme, est-ce que cela ne pose pas problème, encore plus dans le contexte actuel ?
C’est un très grand débat. De plus en plus d’organisations internationales comme Amnesty, par exemple, parlent de « droits humains ». Les Canadiens parlent des « droits de la personne » ou des « droits humains ». Je sais que la France, les Nations unies et l’OIF où je travaille actuellement, gardent pour le moment « droits de l’homme », mais même dans ces enceintes, cela aussi est en train de changer. À l’OIF, nous gardons pour le moment « droits de l’Homme » avec un H majuscule. En fait, ceux qui défendent cette optique disent que, en latin, « homo », c’est homme et femme, comme dans « Homo sapiens ». En latin, le mot « homme » se dit « vir » et pas « homo ». Et donc ils disent que, à l’origine, le mot « homme » ne désignait pas les hommes au masculin mais les hommes et les femmes. C’est effectivement un débat, mais je pense qu’il ne faut pas attribuer trop d’importance à cela, parce que les défis sont tellement grands que perdre du temps là-dessus… Moi, je préfère « droits humains » à titre personnel. Mais je préfère consacrer mon énergie à défendre les droits qu’à discuter longuement entre « droits de l’homme » et « droits humains ».
On a quand même l’impression que le respect des droits de l’homme s’applique surtout pour le moment aux sociétés occidentales. On a tort ?
Non, on ne peut pas dire cela. Moi, cela fait trente ans que je travaille sur l’Afrique et, en trente ans, le degré de la liberté d’expression et d’association dans ce continent a connu des avancées inimaginables.
Pas dans les pays où la charia est appliquée cependant….
Même dans ces pays, les droits de l’Homme servent de fer de lance à la contestation et peuvent secouer des régimes forts. Regardez ce qui se passe actuellement en Iran. Des hommes et des femmes jeunes sont prêts à mourir pour la liberté, pour des droits qui ont été consacrés de manière universelle, pour la première fois en 1948. Toutes les demandes de liberté et de respect des droits dans le monde découlent directement de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce texte repose sur un postulat et un pari. Il affirme l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’Homme. Et cette affirmation demeure révolutionnaire et pour beaucoup d’États difficile à accepter. Beaucoup d’observateurs affirment que la Déclaration universelle des droits de l’Homme ne pourrait pas être adoptée aujourd’hui par les États, parce que ce texte va très loin. Cette déclaration, si on la relit maintenant, quasiment tous les droits y sont consacrés. On peut imaginer que de nombreux États refuseraient actuellement d’adopter cette déclaration pour des raisons idéologiques ou religieuses.
Vous avez dit que la Déclaration de 1948 couvrait tout le droit. Or, depuis 1948, l’humanité a évolué. Et il y a des problématiques qui ne figurent pas dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : la bioéthique, la génétique, l’environnement, l’espace, etc. Est-ce qu’il ne serait pas opportun d’ajouter des chapitres comme on ajoute des amendements à une Constitution ?
Comme je vous l’ai dit, parvenir au consensus de 1948 était relativement facile pour deux raisons : d’abord, il y avait beaucoup moins d’États qu’aujourd’hui. Il n’y avait quasiment pas d’États indépendants en Afrique, il y avait très peu d’États en Asie qui étaient indépendants, on sortait de la Deuxième Guerre mondiale… Même les Russes, par exemple, qui pouvaient ne pas être tout à fait d’accord avec des principes tels que la liberté d’expression qu’ils bafouaient tranquillement chez eux, n’ont pas osé s’y opposer. Donc, je pense que toucher à la déclaration maintenant me semblerait très dangereux. En revanche, là où vous avez tout à fait raison, c’est que ces nouveaux droits, qui n’étaient pas envisagés à l’époque, doivent faire l‘objet de nouvelles conventions. L’Accord de Paris sur le climat, par exemple, ou sur la bioéthique : il faut faire de nouvelles conventions pour intégrer ces droits. Mais au-delà de la conclusion d’accords, il y a le problème de la mise en œuvre et là, je ne peux qu’être pessimiste. La polarisation actuelle dans le monde, sans précédent depuis la fin de la guerre froide, la désastreuse présidence de Donald Trump, la fuite en avant du président Poutine, l’autisme des autorités chinoises, cela ne porte à l’optimisme. Sauf à agir en brandissant à nouveau l’arme des droits de l’Homme. Les Russes coupables de crimes de guerre pourraient un jour se retrouver à La Haye devant la CPI, comme cela a été le cas pour Milosevic. C’est ce que demandent et recherchent déjà des ONG de défense des droits de l’Homme, comme la FIDH.
On peut garder espoir quand même ?
Oui, parce que nous n’avons pas d’autre choix et parce que, malgré tout, il y a des signes d’espérance. Malgré tout leur pouvoir, Trump ou Bolsonaro ont été chassés par les urnes. Le pouvoir théocratique en Iran vacille sous les cris de jeunes femmes et de jeunes hommes qui n’ont plus peur. En Ukraine, un peuple s’est levé contre un envahisseur beaucoup plus puissant que lui et il tient bon. Vous pourrez, bien entendu, m’opposer des dizaines de contre-exemples, que je ne pourrai pas nier. Mais quel que soit le point de vue que l’on adopte, il est incontestable que la défense des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’État de droit demeure une arme redoutable et crainte des tyrans.
Pour conclure, vous diriez qu’elle a laissé quel héritage, cette Déclaration universelle des droits de l’homme ?
Je crois qu’elle a laissé le plus beaux des héritage ; pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des droits s’appliquent à tous. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que des États ont lancé un signal : celui de dire qu’il y a des droits qui concernent tout le monde. Jusque-là, certains de ces droits avaient concerné des personnes, dans le Nord, des personnes éduquées et avaient exclu d’autres. Pour la première fois, le principe de l’universalité et de l’indivisibilité des droits de l’Homme a été proclamé. Et puis le deuxième héritage, c’est que ce texte a permis ensuite l’adoption de textes contraignants. Il y a, à l’heure actuelle, neuf grands traités contraignants : les deux pactes dont je vous ai parlé en début d’entretien mais aussi la convention contre la torture, contre les disparitions forcées, sur les droits de l’enfant, etc., qui, eux, sont des pactes contraignants. Malgré tous les retards, malgré toutes les marches arrière, pour la première fois dans l’humanité, des États ont accepté de limiter leur propre pouvoir. Mes étudiants à Sciences Po me disent : « Est-ce qu’il y a des raisons d’être optimistes dans un monde aussi grave ? ». Je leur réponds que j’ai travaillé vingt-cinq ans pour Amnesty International, que j’ai rencontré les pires tortionnaires, que j’ai rencontré les chefs d’État les plus cyniques qui soient, en Afrique, et qu’aucun ne m’a dit : « Moi ? Eh bien, je torture ! Moi, je tue ! » Ils ont menti, ils ont caché, ils ont nié, ils ont même affirmé être de grands défenseurs des droits de l’Homme. Est-ce qu’on peut imaginer Gengis Khan ou, plus près de nous, Hitler ou Staline prendre de telles précautions ? Donc, malgré tout, même chez les pires tortionnaires, il y a désormais un surmoi qui impose le respect de ces normes. Même lorsqu’elles sont violées. Malgré tout, il y a eu, dans la conscience universelle, un bond en avant inimaginable. Et cela, nous le devons en grande partie à la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Si le RGPD est entré en application récemment, en plaçant l’Europe à l’avant-garde de la protection des données à caractère personnel, il ne doit pas nous dissuader de nous interroger en profondeur sur la question des identités, dont les contours se sont redéfinis à l’ère numérique. Il s’agit bel et bien de porter une réflexion critique sur des enjeux éthiques et philosophiques majeurs, au-delà de la seule question de la protection des informations personnelles et de la privacy.
Les politiques actuelles sur la protection des données mettent l’accent sur les droits de la personne. Mais elles ne prennent pas la mesure de la manière dont l’exercice de notre libre arbitre se voit de plus en plus empêché au sein d’environnements technologiques complexes, et encore moins des effets de la métamorphose numérique sur les processus de subjectivation, le devenir-soi de l’individu. On considère le plus souvent, dans ces textes, un sujet déjà constitué, capable d’exercer ses droits, sa propre volonté et ses principes. Or, le propre des technologies numériques – telle est la thèse ici défendue – est de participer à la formation des subjectivités selon un mode nouveau : en redistribuant sans cesse le jeu des contraintes et des incitations, elles créent les conditions d’une plus grande malléabilité des individus. Nous détaillons ces processus dans notre ouvrage Les identités numériques en tension.
Si les moyens mis en place par le RGPD sont clairement nécessaires pour soutenir l’initiative et l’autonomie de l’individu dans la gestion de sa vie numérique, il faut cependant souligner que les notions mêmes de consentement et de contrôle par l’utilisateur vis-à-vis de ses données, et sur lesquels le mouvement actuel repose, restent problématiques. Et cela parce que deux logiques, distinctes mais concordantes, sont aujourd’hui à l’œuvre.
Si une certaine sensibilité des utilisateurs aux traces laissées volontairement ou involontairement au cours de leurs activités en ligne, et dont il peut avoir connaissance (comme, par exemple, des métadonnées de connexion), semble s’accroître, et peut servir de support à l’approche basée sur le consentement, cette dynamique rencontre assez vite ses limites.
Tout d’abord, la multiplication des informations récoltées rend irréaliste l’exercice systématique du consentement et le contrôle par l’utilisateur, ne serait-ce qu’en raison de la surcharge cognitive que cet exercice effectif exigerait de sa part. Ensuite, le changement de nature des moyens techniques de collecte, exemplifiée par l’avènement des objets connectés, conduit à la démultiplication des capteurs qui collectent les données sans même que l’utilisateur puisse s’en rendre compte, comme le montre l’exemple, de moins en moins hypothétique, de la vidéo-surveillance couplée à la reconnaissance faciale et, plus amplement, le cas de toutes les connaissances que les opérateurs acquièrent sur la base de ces données. Il s’agit ici d’une couche de l’identité numérique dont le contenu et de nombreuses exploitations possibles sont absolument inconnus de la personne qui en est la source.
Qui plus est, une forte tendance des acteurs, étatiques et privés, consiste à vouloir décrire l’individu de manière exhaustive et totale, en créant le risque de le réduire à un ensemble de plus en plus complet d’attributs. Dans ce nouveau régime de pouvoir, le visible se réduit à ce qui peut être saisi en données, à ce qui relève de la mise à disposition immédiate des êtres, comme s’il s’agissait en fin de compte de simples objets.
La deuxième logique à l’œuvre dans nos sociétés hypermodernes touche à l’inscription de ce paradigme basé sur la protection et le consentement dans les mécanismes de la société néolibérale. La société contemporaine conjugue en effet deux aspects en matière de privacy : il s’agit de considérer l’individu comme étant visible de manière permanente, et comme étant responsable individuellement pour ce qui est vu de lui. Un tel ensemble de normes sociales se consolide à chaque fois que l’utilisateur exerce le consentement – ou l’opposition – à l’utilisation de ses données. En effet, à chaque itération, l’utilisateur renforce sa compréhension de soi-même comme l’auteur et le responsable de la circulation des données. Il endosse aussi l’injonction à la maîtrise des données alors même que cette dernière est le plus souvent illusoire. Surtout, il endosse l’injonction à calculer les bénéfices que le partage des informations peut lui apporter. En ce sens, l’application stricte et croissante du paradigme de consentement peut être considérée comme étant corrélative d’une conception de l’individu qui devient non seulement l’objet d’une visibilité quasi-totale, mais aussi – et surtout – un agent économique rationnel, à même d’analyser son agir en termes de coûts et de bénéfices.
Cette difficulté fondamentale fait que les enjeux futurs des identités numériques ne se réduisent pas à donner plus de contrôle explicite, ou plus de consentement éclairé. Il convient bel et bien de trouver d’autres voies complémentaires, qui se situent sans doute du côté des pratiques (et non simplement des « usages ») des utilisateurs, à condition que de telles pratiques mettent en place des stratégies de résistance pour contourner l’impératif de visibilité absolue et de définition de l’individu comme agent économique rationnel.
De telles pratiques digitales doivent en outre nous inciter à dépasser la compréhension de l’échange social – numérique ou non – sous le régime du calcul des bénéfices que l’on en retire ou des externalités. Ainsi, les enjeux soulevés par les identités numériques dépassent largement les enjeux de protection de l’individu ou les enjeux des « modèles d’affaires », et touchent à la manière même dont la société dans son ensemble conçoit la signification de l’échange social. Dans un tel horizon, il est primordial d’affronter les ambivalences et les jeux de tension qui sont intrinsèques aux technologies numériques, en examinant les nouveaux modes de subjectivation qui sont induits dans ces opérations. C’est à partir d’un tel exercice de discernement que pourra advenir un mode de gouvernance des données plus responsable.
A l’occasion des cinquante ans de la loi autorisant les femmes à ouvrir un compte en banque et à travailler sans l’autorisation de leur mari, petite histoire des interdictions qu’ont eu à combattre les femmes.
Quand les femmes ne pouvaient pas ouvrir de compte en banque
Le XXe siècle a créé la femme d’aujourd’hui. Celle qui travaille, gère ses biens, vote et vit sa vie. La loi de 1965, qui souffle aujourd’hui ses 50 bougies, a ouvert la porte à l’émancipation féminine. Avant elle, une femme ne peut travailler sans l’accord de son mari ni ouvrir de compte en banque à son nom propre. Mais le combat ne s’est pas arrêté là. Il a fallu attendre très longtemps pour qu’elle ait l’autorisation de porter un pantalon ou avoir accès à toutes les écoles hexagonales.
Il y a cinquante ans, les femmes obtenaient le droit de… par libezap
1907 Les femmes mariées disposent de leur salaire. Avant ça, tout revient à son mari. C’est aussi cette même année que le conseil des prud’hommes autorise les femmes à siéger.
1924 Avant cette date, il est impossible pour une femme de passer le baccalauréat. Une femme l’a pourtant fait : Julie-Victoire Daubié, en 1861 qui fut autorisée à le passer. Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique sous Raymond Poincaré, institue le même enseignement secondaire que ce soit pour les filles ou les garçons. Tout le monde peut désormais passer le bac.
1938 L’incapacité juridique des femmes est levée. Dès lors, elles peuvent aller à l’université, avoir une carte d’identité ou un passeport sans l’autorisation de leur mari.
1946 Ouverture du statut de juge pour les femmes. L’une des premières sera Simone Rozès, en 1949, qui deviendra première femme président de la Cour de cassation, en 1984.
1967 Les femmes sont désormais autorisées à entrer à la Bourse de Paris et à spéculer. Auparavant, certaines décident de contourner le système. Marthe Hanau, la «Madoff des années folles», initiatrice d’une chaîne de Ponzi qui fit sa fortune, avait pour habitude de se travestir pour entrer dans le palais Brongniart et faire trembler ses rivaux.
1970 Le gouvernement Chaban-Delmas apporte une autre pierre notoire à la reconnaissance du statut de femme indépendante : il supprime le «chef de famille». Le couple régit de concert le ménage dans les dépenses et les choix de vie et d’éducation. L’autorité parentale vient de naître. Pourtants, 45 ans plus tard, la pilule ne passe toujours pas. Dans son ouvrage Le suicide français, Eric Zemmour écrit que la disparition de la notion de chef de famille, c’est un peu la «mort de la famille occidentale». Et d’ajouter que l’homme a «besoin de dominer pour se rassurer sexuellement et les femmes d’admirer pour se donner sans honte».
1972 Polytechnique devient complètement mixte, tout comme HEC. La même année, huit femmes y entrent et l’une sera major de promotion : Anne Chopinet. Les autres grandes écoles se sont déjà ouvertes à la mixité : Chartres (1906), les Ponts et Chaussées (1959), les Mines (1969).
1975 La mariée a désormais droit à un peu d’intimité. Son mari ne peut plus ni lire ses lettres ni décider pour elle de ses relations. La même année, tout enseignement ou spécialité de l’enseignement supérieur est accessible pour les garçons et les filles.
2013 Mieux vaut tard que jamais, l’interdiction du port du pantalon est enfin abrogée. Dès 1909, le pantalon peut être féminin… mais uniquement s’il est utilisé pour faire du vélo, du cheval ou du ski. Pour la petite histoire, le pantalon est interdit par une ordonnance du 16 Brumaire an IX (7 novembre 1800) pour toute personne de sexe féminin parce qu’il est considéré comme «objet de travestissement». L’ordonnance prévoit quand même quelques cas particuliers qu’elle appelle «les autorisations de travestissement». Amantine Dupin ou George Sand en a bénéficié. Au fur et à mesure, l’ordonnance est assouplie mais jamais formellement abrogée. Le pantalon fait scandale dans les années 20 avant de se banaliser dans les années 60 avec le smoking Yves Saint Laurent ou le pantalon Courrèges. Quelle Française aujourd’hui n’a jamais porté de pantalon ? Aucune, mais elles étaient toutes en infraction.