Les formes de mobilisations actuelles sont la conséquence des défaites sociales des dernières années, après des grèves et des manifestations qui mobilisaient pourtant des millions de personnes, sur les retraites, le code du travail ou la SNCF.
Tribune. L’état de droit est consubstantiel à la démocratie, tout comme le sont les mouvements sociaux, nul n’en doute. Or, au moment où le gouvernement cherche à accroître l’arsenal répressif pour contrer certains effets de la mobilisation sociale, une confusion importante s’installe qui empêche de voir clairement.
Un mouvement social ne se réduit pas à la manifestation d’une idée. Le mouvement social doit pouvoir agir sur un double terrain. D’une part, il manifeste dans l’espace public afin de convaincre les autres citoyens, la presse, le gouvernement, d’autres acteurs collectifs comme les associations, les partis, les syndicats, les organisations patronales. D’autre part, il descend dans l’arène défendre ses intérêts, doit pouvoir établir un rapport de forces avec un autre agent avec lequel il entre en conflit, le gouvernement, un autre groupe social, un autre acteur plus ou moins institué. Ainsi, les mouvements écologistes agissent à la fois sur l’opinion afin de faire prendre conscience de leur cause, et en même temps font barrage à des projets industriels, agricoles, gouvernementaux. Les agriculteurs bloquent parfois des routes et réclament des aides pour des activités menacées. Les étudiants occupent leurs institutions et manifestent dans la rue en opposition à une réforme.
La grève, acquis majeur de la démocratie contemporaine
Le mouvement ouvrier s’est constitué dans la maîtrise de ces deux cordes et il a réussi à intégrer ce double visage de la mobilisation dans le droit : la manifestation et la grève. Très tôt, les travailleurs ont compris que le seul mouvement d’opinion ne suffisait pas. Leur cause a rendu nécessaire un autre mode d’action. La grève reconnue par le droit est l’un des acquis majeurs des démocraties contemporaines. Elle a permis aux travailleurs de retirer leur contribution à la vie sociale, ou si l’on préfère à la production du bien commun. Mettant la production et les services en panne lorsqu’il ne travaille pas, le travailleur peut, en conséquence, exiger une rétribution qu’on considère plus juste. Mais la grève repose sur la possibilité de vaincre la volonté du patron ou du gouvernement, de leur faire opposition.
Les formes adoptées aujourd’hui par les mobilisations sociales sont en grande partie la conséquence des défaites sèches subies ces dernières années par les mouvements sociaux. Manifestations et grèves n’ont pas réussi à arrêter la réforme du système des retraites ou du code du travail, le statut de la SNCF ou des universités, même lorsqu’elles ont mobilisé des millions de personnes. La débâcle du mouvement social s’explique par des facteurs économiques et politiques. Parmi les premiers, les changements dans la valorisation du capital grâce aux évolutions technologiques et à la mobilité résultant de la libéralisation des échanges économiques ont rendu le capital difficile à toucher. Parmi les seconds, la détermination des gouvernements, le transfert des décisions à des instances supra-gouvernementales comme l’Union européenne, l’impossibilité de prendre en compte l’abstention électorale et la montée en puissance de la parole technocrate devant la parole politique. Et quand la grève s’est montrée efficace, comme dans le cas des grèves de transports, une attaque politique directe s’est déployée accusant le mouvement social de «prendre les usagers en otage».
Les gilets jaunes ont réussi là où les banlieues ont échoué
Des lois ont été votées pour limiter l’efficacité de la grève, comme la loi n°2007-1224 de 2007 «sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs». Là où les conditions économiques ne se suffisaient pas pour affaiblir la grève, comme dans l’industrie, les gouvernements ont cherché à réduire l’efficacité de l’action collective. La démocratie se perd quand on coupe l’une des deux ailes du mouvement social. Il est de plus en plus difficile d’établir un rapport de forces par la mobilisation collective. Et la grève mise à part, toute action visant à établir un rapport de forces a été rendue illégale. Les espaces du mouvement social sont réduits à néant. Seule la manifestation des opinions dans l’espace public semble permise. Mais nombreux sont ceux qui ont le sentiment de ne pas être écoutés.
L’une des causes de la violence qui éclate devant nous se trouve dans cette quasi-impossibilité d’établir un bras de fer avec un adversaire identifié. Elle n’est pas exclusive aux «gilets jaunes», nous l’avions déjà observée au sein des «banlieues» et ailleurs. Si les premiers ont jusqu’ici réussi c’est parce qu’ils sont parvenus à rétablir les deux versants de la mobilisation : rapport de forces et manifestation publique. La grève ayant perdu son efficacité, ils occupent le territoire et coupent les ronds-points. Le barrage vient dire, «tant qu’il ne nous sera pas faite une place juste et digne dans l’avenir, nous ne libérerons pas la route». Ils se rendent visibles par leur gilet et manifestent violemment dans les quartiers qui représentent le luxe et le pouvoir. Or, comme dans le cas des banlieues, la violence a ici une fonction notamment expressive bien qu’elle ne soit pas totalement déconnectée du bras de fer. C’est pourquoi elle a lieu aux Champs Elysées et non pas dans le rond-point. Les gilets jaunes ont réussi là où les banlieues ont échoué. Eparpillés dans tout le territoire national ils ont trouvé un symbole qui leur confère une identité, ont désigné clairement un adversaire (le gouvernement, les technocrates et les riches), ont inventé un mode d’action qui redonne à la mobilisation les deux lignes d’action qui lui sont indispensables. Ils donnent le sentiment que la démocratie française est habitée par un peuple dont il faut tenir compte.
Le gouvernement risque de nuire à la légitimité de la loi
Incapable d’articuler une réponse politique sans abandonner son projet de libéralisation de la société et de l’Etat, le gouvernement s’apprête à redoubler l’arsenal répressif. Mais les classes populaires qui se sont intégrées à la démocratie contemporaine grâce à l’institutionnalisation de l’Etat social ne peuvent se résigner à la défaite et à l’acceptation pure et simple d’un modèle économique, social et politique qui leur est imposé. Le gouvernement invoque l’état de droit et la démocratie représentative. Or, il rétrécit le droit autant qu’il étend l’espace de ce qui est illégal. Il risque de nuire à la légitimité de la loi, d’éroder la légitimité d’exercice de la force publique, d’instrumenter la police en corps de défense de l’ordre.
Il voudrait réduire l’opposition sociale à la seule manifestation d’une opinion et rendre impossible toute action de force. Il gagnera peut-être ainsi la bataille. Mais non seulement il condamnera durablement les perdants de la mondialisation à la défaite, apprenti sorcier, il mettra en péril la démocratie et créera les conditions de confrontations de plus en plus violentes dont il sera difficile de sortir. L’espace de la démocratie se resserre sous nos yeux.
Denis Merklen professeur de sociologie, Université Sorbonne Nouvelle
Doit-on s'étonner que le candidat auteur de "Révolution" ait provoqué la révolte des gilets jaunes après un an et demi de mandat?
Lors de sa campagne Emmanuel Macron s'est appuyé sur "la société civile", sollicitant les contributions des citoyens via les réseaux sociaux ou sur le terrain lors de la "grande marche". Horizontalité, expression directe, occupation de l'espace public: les gilets jaunes défient Emmanuel Macron avec ses propres méthodes.
Une fois élu, le chef de l'Etat a poursuivi dans son évitement des corps intermédiaires ces survivances du vieux monde. À commencer par les syndicats. Le dimanche 6 janvier 2019 sur France Inter, le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger expliquait "Je n'ai eu aucun contact avec le président de la République depuis le 10 décembre (...) Si ce gouvernement considère qu'il aura la réponse seul, il se met le doigt dans l'œil." Le mercredi 9 janvier, le président du MEDEF Geoffroy Roux de Bézieux renchérissait sur RTL: "-Vous avez eu un contact avec Emmanuel Macron? –Pas plus que Laurent Berger (...) Je préfère appeler les syndicalistes, au moins ça fait avancer les choses..." Dès lors, pourquoi les gilets jaunes perdraient-ils du temps dans les syndicats ou les partis politiques?
Pourquoi les gilets jaunes perdraient-ils du temps dans les syndicats ou les partis politiques ou respecteraient-ils les médias traditionnels que le Président boude?
Le Président évite aussi les entretiens dans les médias "traditionnels", leur préférant des allocutions comme celle du 10 décembre avec ses annonces en direction des gilets jaunes, puis ses vœux aux Français le 31 au soir. Ainsi, depuis le premier samedi de mobilisation des gilets jaunes, le Président de la République n'a-t-il accordé qu'une seule véritable interview, le 14 novembre au 20 heures de TF1 de Gilles Bouleau. Et encore, les conditions et le cadre avaient été fixés par l'Elysée -en direct du porte-avion Charles De Gaulle. Son autre "entretien", avec Michel Drucker sur France 2, tenait lui du publi-reportage avec les militaires français au Tchad. Là, l'échange avait été enregistré. Dès lors, pourquoi les gilets jaunes respecteraient-ils les médias traditionnels que le Président boude?
De 2014 à 2016, lorsqu'il était secrétaire général adjoint de l'Elysée puis ministre de l'Economie, Emmanuel Macron s'est progressivement émancipé de François Hollande, celui qui l'avait fait Prince. Tantôt innovant, tantôt moqueur, tantôt provocateur, tantôt insolent mais toujours disruptif... Dès lors, pourquoi les gilets jaunes respecteraient-ils une fonction qu'Emmanuel Macron a contribué à égratigner?
L'émergence des gilets jaunes est un effet mécanique du big-bang macronien. En constituant une grande force centrale, Emmanuel Macron a tracé ce qu'Alain Minc nomme "le cercle de la raison" libéral et pro-européen, englobant une partie de la social-démocratie et du centre-droit ouverts à la mondialisation. Emmanuel Macron a repris à son compte la recette d'Alain Juppé: "il faudra peut-être songer un jour à couper les deux bouts de l'omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble et laissent des côtés les deux extrêmes de droite et de gauche, qui n'ont rien compris au monde."[2] Mais le cœur de l'omelette n'est pas si large. Et ses deux bords vraiment pas marginaux.[3]
L'émergence des gilets jaunes est un effet mécanique du big-bang macronien. Emmanuel Macron est leur Docteur Frankenstein.
Les gilets jaunes sont les deux bords de l'omelette qui se rebiffent. Rejetées hors d'un supposé "cercle de la raison", des radicalités de droite et de gauche sont venues se greffer sur ce mouvement apolitique. Et si elles ne sont pas alliées, elles ont un adversaire commun en la personne du chef de l'Etat. Voilà comment l'insoumis François Ruffin en vient à faire l'éloge du complotiste pro-Alain Soral Etienne Chouard, et l'intellectuel d'extrême-gauche Eric Hazan[4] à déclarer: "le fait que l'extrême-droite soit présente dans cette violence en défrise pas mal. Mais moi ça ne me gêne pas (...) Parce que les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même."[5] Aujourd'hui, la frange violente des gilets jaunes s'exprime dans une double-haine de l'Etat: contre l'impôt et contre les forces de l'ordre, avec un anti-élitisme commun.
Emmanuel Macron est le Docteur Frankenstein des gilets jaunes. À verticaliser et à recentraliser l'action publique, il a concentré sur sa personne et sa fonction toutes les critiques montées des ronds-points. Son constat de l'usure de la classe et des pratiques politiques étaient tellement justes que les gilets jaunes l'ont pris au mot: chiche! À disruptif, disruptif et demi!
[1] Révolution, Emmanuel Macron, éditions XO, 2017
[2] Dans Le Point du 4 janvier 2015
[3] Au premier tour de la présidentielle de 2017, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan, Philippe Poutou, Nathalie Artaud et François Asselineau ont totalisé 48,23% des voix.
[4] Fondateur des éditions La Fabrique et éditeur de L'insurrection qui vient
[5] Entretien à Mediapart le 7 décembre 2018
PARIS/FLAGY, France (Reuters) - In 1789, Louis XVI summoned France's aristocracy, clergy and citizens to discuss ways to plug the crown's dismal finances and quell popular discontent over a sclerotic feudal society.
It marked the start of the French Revolution. Within months he was powerless and four years later beheaded by guillotine.
Two centuries on, President Emmanuel Macron, often criticized for a monarchical manner, is also calling a national debate to mollify "yellow vest" protesters whose nine week uprising has set Paris ablaze and shaken his administration.
He will launch the three-month "grand debat" initiative on Jan. 15. As during the rule of the ill-fated king, the French are already writing complaints in "grievance books" opened up by mayors of 5,000 communes.
The debate will focus on four themes -- taxes, green energy, institutional reform and citizenship. Discussions will be held on the internet and in town halls. But officials have already said changing the course of Macron's reforms aimed at liberalizing the economy will be off limits.
"The debates are not an opportunity for people to offload all their frustrations, nor are we questioning what we've done in the past 18 months," government spokesman Benjamin Griveaux told BFM TV. "We're not replaying the election."
By limiting the terms, Macron risks making the same mistake that doomed the monarchy, historian Stephane Sirot of University of Cergy-Pontoise told Le Parisien newspaper.
"Emmanuel Macron is like Louis XVI who ... receives the grievance books but doesn't understand anything from them."
DUST IN THE WIND
In Flagy, 100 kilometers south of Paris, the village mayor has been receiving written grievances from local "yellow vests" like Agosthino Bareto. The 65-year-old garage owner is convinced the government will frame the debate to suit itself.
"All that we've been saying is like dust thrown into the wind," Bareto said. "We're not being listened to."
Flagy's mayor, Jacques Drouhin, is sympathetic toward such frustrations. He says he will refuse to hold a town hall debate as long as Macron plans to press on with reforms regardless.
"That's not what our citizens are asking for," Drouhin said. "That's enough. It's now down to our leaders to listen to what's been said in the grievance books."
Weak participation would undermine the exercise. An Elabe opinion poll on Wednesday showed only 40 percent of citizens intend to take part in the debate.
France is bracing for more street protests and possible riots when winter sales kick off this Saturday. Yet even as the demonstrations rumble on, it remains unclear whether the "yellow vests" will emerge as a political force or fizzle away, undone by their own internal differences.
The leader of Italy's anti-establishment 5-Star Movement, Luigi di Maio, this week publicly backed the French protesters, offering his party's internet platform for direct democracy -- known as "Rousseau" after a leading thinker of the French Enlightenment -- to help the "yellow vests" define a program.
While leaderless, the "yellow vests" mirror movements like Spain's Indignados and Italy's 5-Star, which have sought to upend Europe's traditional political system.
"I am more worried now about the 'yellow vest' protests in France (than Italy)," Karen Ward, chief market strategist for EMEA at JP Morgan Asset Management, told an media briefing.
REFERENDUM?
The "yellow vests" take their name from the high-visibility jackets they wear at road barricades and on the street. Their rage stems from a squeeze on household incomes and a belief that Macron, a former investment banker regarded as close to big business, is indifferent to their hardships.
Macron will take heart from a sharp fall in public support for the protesters over the past month. He promises to use the debates to channel their anger and shape new policy via a more participatory democracy.
The "yellow vests" are demanding the right to call referendums through mass petitions. Senior cabinet ministers have not rejected the idea -- Prime Minister Edouard Philippe called citizen-initiated referendums a "useful tool in a democracy" -- but said their use should be limited.
More likely is an idea touted within the ruling party and government for the national debate to be followed by a referendum with several questions, rather than a thumbs up or thumbs down vote.
"The government is aware of the risks of making any vote a vote about Macron and not the issues," said Antonio Barroso, deputy director of research at risk advisory firm Teneo. "So you solve that by asking multiple questions."
(Reporting by Richard Lough in Paris and Emilie Delwarde in Flagy; Additional reporting by Michel Rose in Paris and Julien Ponthus in London; Writing by Richard Lough; Editing by Luke Baker and Peter Graff)
Les «gilets jaunes» ont détourné la fonction des carrefours giratoires, transformant ces connecteurs froids de l'ère automobile en lieux de vie éphémères.
Le rond-point français, place to be de cette fin d’année 2018? D’abord lieu des blocages filtrants des véhicules qui l’empruntent puis, à mesure que le mouvement des «gilets jaunes» s’est structuré et installé dans la durée, point de rassemblement et même mini-Zad agrémentée de palettes, de vieux canapés et de barbecues sauvages, le carrefour giratoire dont la France a produit des milliers d’exemplaires à la fin du XXe siècle accède depuis quelques semaines à un nouveau stade de reconnaissance. Ne manquent plus que les bières de microbrasserie locale et le foodcourt pour en faire une friche éphémère de métropole dynamique.
Plus sérieusement, qui aurait imaginé il y a encore un mois un tel retournement de hype? Avouons-le: personne. Alors que les blocages se multipliaient sur des dizaines de ronds-points situés à la sortie des autoroutes, à l’entrée des petites villes, devant un McDo, à côté du Leclerc, près du Auchan ou à l’orée d’un lotissement pavillonnaire, l’éloignement des producteurs d’information et de savoir, décrit généralement de manière métaphorique, a pris cette fois-ci un sens territorial très concret.
Comment réaliser un reportage sur un rond-point depuis Paris? Quelle ligne de RER faut-il prendre? Où faut-il sortir pour trouver un rond-point? La presse locale, la «PQR» comme la nomment les spécialistes de l’information, aura réussi dans ces premiers moments ce que les grands organes de presse nationaux d’information générale et d’opinion ne pouvaient matériellement assurer: une couverture au plus près du terrain, rond-point par rond-point, d’un mouvement social inédit par sa forme et sa localisation.
Les #giletsjaunes s'installent à nouveau et s'organisent ce mercredi 12 décembre (vidéo tournée à midi) au rond-point de La Méridienne (base Intermarché), à #béziers via @midilibre #article3 pic.twitter.com/lGdKmet4Bc
— Antonia Jimenez (@ajimenezmidili1) 12 décembre 2018
À un rond point à proximité de La Souterraine (Creuse), les #Giletsjaunes ont carrément bâti une cabane il y a 3 semaines. Ils s'y relaient et y dorment. pic.twitter.com/4nfgbbFuH2
— Paul Conge (@paulcng) 9 décembre 2018
J’ai réalisé en évoquant le sujet autour de moi à quel point la figure du rond-point souffrait d’une image négative: laideur architecturale, kitsch décoratif ou art contemporain conceptuel et pompier, détournement de fonds par des entreprises de BTP locales aidées par des élus corrompus, gaspillage d’argent public par un État bureaucratique et notoirement inefficace. Avant de se retrouver au carrefour des luttes, le rond-point français a longtemps été à la convergences des accusations. La droite lui reproche son coût et son inefficacité alors que la gauche méprise son esthétique et le mode de vie qui l’accompagne.
«Du rond-point au giratoire»
Me pencher sur les origines du rond-point m’a très logiquement amené à contacter le spécialiste de cette forme urbaine, l’architecte Éric Alonzo. En 2005, il a publié une riche histoire de cette «figure routière» de la modernité automobile, dont les racines plongent paradoxalement dans l’art paysager classique: Du rond-point au giratoire (éditions Parenthèses, maison d'édition chez laquelle il a également publié récemment L'Architecture de la voie. Histoire et théories).
Lorsqu’il décroche son téléphone, l’auteur, qui enseigne à l’École d’architecture de la ville et des territoires (Paris Est) où il codirige le post-master en urbanisme, vient de terminer sa conversation avec un autre journaliste et m’explique que son statut de Monsieur Rond-Point lui vaut d’être périodiquement sollicité par tous ceux que les ronds-points agacent dans les médias. Éric Alonzo a conscience de la faible cote de popularité de son objet d’étude au sein de la population française: «Quelqu’un m’a envoyé la photo d’un tag pris à Dijon sur lequel on pouvait lire: “Les ronds-points servent enfin à quelque chose”».
Au-delà de l’intérêt soudain que suscite le rond-point, le mode opératoire des «gilets jaunes» ne l’a pas surpris.
«Il y a tout d’abord une raison fonctionnelle à la présence des “gilets jaunes” sur les ronds-points. C’est un mouvement composé de gens mobilisés contre la taxe carbone, dont le territoire est celui du réseau automobile: ils ont donc fait avec ce qu’ils avaient sous la main. Or tout un réseau routier récent s’est organisé autour de nouvelles routes, de rocades, de déviations, qui ont la particularité d’être connectées entre elles par des giratoires. Dans ces zones périurbaines et périphériques, cette campagne habitée, les ronds-points sont les lieux de concentration du flux. Si on souhaite couper le robinet, c’est donc là qu’il faut être, puisque le rond-point est un très bon point d’obstruction du réseau. En zone rurale, la plupart des petites routes ou des chemins qui croisaient des routes plus importantes à plusieurs endroits ont été soit supprimés soit détournés pour être raccordés aux giratoires.»
Voilà pour l’explication technique. C’est probablement cette fonction de concentration des flux qui explique qu’en certains espaces très urbanisés, le barrage de péage d’autoroute ou de zone d'activité soit plus prisé que le filtrage au rond-point. C’est le cas dans les Bouches-du-Rhône, avec le cas emblématique du péage de la Barque près d’Aix-en-Provence (qui a été évacué mercredi 12 décembre) ou, en Seine-et-Marne, avec le parc logistique de Châtres depuis l'entrée duquel des «gilets jaunes» ont bloqué des camions.
Place publique
Mais ça n’est pas tout. Avec son occupation par ses riverains affublés de «gilets jaunes», le rond-point français est en train de renouer avec un statut dont une certaine approche de la ville moderne l’avait privé: celui de place publique. Pour comprendre cette mutation, il faut comme le fait Éric Alonzo dans son livre revenir sur les étapes qui ont abouti à la généralisation du carrefour giratoire à la française.
On peut schématiquement distinguer deux familles de ronds-points.
La première famille rassemble des lieux conçus avant le règne de la voiture: les ronds-points aménagés dès le XVIIIe siècle à Paris comme la place de l'Étoile, alors en lisière de la ville. «Ces ronds-points sont ensuite urbanisés, confortés et parachevés par Haussmann, explique Éric Alonzo, et ils prennent alors une dimension de place-carrefour très affirmée. Enfin, au début du XXe siècle, le sens giratoire est instauré afin d’organiser la circulation dans ces ronds-points historiques.» Le public voit donc ces ronds-points autant sinon plus comme des places que comme des carrefours empruntés par les voitures. L'origine de ces ronds-points remonte à la tradition classique du jardin à la française et ils ont donc bénéficié d'une conception attentive à leur harmonie dans le paysage. Une arche, une statue, une obélisque ou autre monument qui trône sur l’ilôt central permet d’identifier la place-rond-point et lui confère une forte charge symbolique(1).
Paris, France pic.twitter.com/2CgXOsE9yC
— Travel Vida (@TravelVida) 7 décembre 2018
À l’inverse, le rond-point récent, le «giratoire», est l’héritier de l’ère automobile et de la culture technique des ingénieurs de la circulation, qui se préoccupent essentiellement de fluidification du trafic et de prévention des accidents. À la fin des années 1960, une équipe pionnière de la Direction départementale de l’Équipement (DEE) de l’Essonne a testé sur des sites pilote le carrefour giratoire avec priorité à l’anneau. Les essais se développent ensuite dans trois départements: l’Essonne donc, le Finistère et les Bouches-du-Rhône, expliquant que la région parisienne, la Bretagne et le Midi soient devenus des terres de ronds-points. En 1983, date historique, un décret modifie le code de la route et donne une définition stricte du «carrefour à sens giratoire». Surtout, le décret généralise la priorité à l’anneau, qui jusqu'ici entrait en conflit ouvert avec la règle de la priorité à droite.
À dire vrai, mis à part dans les préfectures, personne n'emploie le terme de «giratoire», bien qu'il s'agisse de la désignation exacte.
#8decembre point de situation à 10h00 dans le département de la #Manche
A84 - échangeur 37
Valognes - giratoire Inter Marché
Avranches - sur le marché
Carentan - giratoire de Mercedes
Les Pieux - giratoire D650/D23
Saint-Lô - plage verte
Coutances - giratoire des pommiers pic.twitter.com/gpHNNO0S7E
— Préfet de la Manche (@Prefecture50) 8 décembre 2018
Le giratoire est devenu le «connecteur universel» des zones périphériques
Au début des années 1980 démarre alors une période faste du rond-point, qui culmine dans les années 1990, décennie de l’explosion du nombre de giratoires sur le sol français. Un colloque international, «Giratoires 92 », est même organisé à Nantes en 1992, la France se faisant la championne de cette solution de circulation. Émerge alors un urbanisme dont le réseau de carrefours giratoires devient un «système de balises qui jalonnent l’étendue du territoire», écrit Éric Alonzo. Dans ces nouveaux paysages routiers, les giratoires sont à la fois les «tables d’orientation», les distributeurs et les «connecteurs universels» de la ville.
C’est la «ville franchisée» étudiée par ailleurs par l’architecte-urbaniste David Mangin dans son ouvrage du même nom. Dans cette ville contemporaine, l'ilôt de faubourg d'une centaine de mètres de largeur est remplacé par le secteur de périphérie d'un kilomètre conçu à l'échelle de l'automobile. Le nouveau paysage se développe à partir de l'après-guerre avec la généralisation de l'automobile et la construction des premières autoroutes interurbaines, jusqu'à l'urbanisme commercial et tertiaire qui redessine le paysage français tout au long des années 1980 et 1990 (après la première vague d'hypermarchés généralistes des années 1970 débarquent les Ikea, McDonald's, Decathlon, Formule 1, les parcs de loisirs et d'activité...) sans oublier le succès des lotissements pavillonnaires.
«Toute une ville a été fabriquée selon ces ingrédients-là, analyse Éric Alonzo, qui sont devenus les lieux de vie des gens. Le territoire des “gilets jaunes”, c'est d’abord celui du réseau automobile, il n'est donc pas suprenant qu'ils n'aient pas investi les places de village. Pourtant, dans le périurbain pavillonnaire, il reste des centre-bourg mais ils sont souvent moins fréquentés que les nouveaux lieux de centralité que sont les supermarchés et leur galerie marchande.»
Maria #giletjaune à #Montpellier veut désormais la destitution d’@EmmanuelMacron Son discours suivi en direct depuis le rond-point du grand M n’a pas convaincu pic.twitter.com/Hz6JFrJ0IT
— Midi Libre (@Midilibre) 10 décembre 2018
Derrière cette «gilet jaune» interviewée dans cette vidéo de Midi Libre, on aperçoit un panneau cligonant annonçant un restaurant McDonald's.
La vie périphérique est régulièrement associée à un déficit d’urbanité pour ne pas dire à une aliénation. S’en prendre au mode de vie pavillonnaire calqué sur l'automobile et le centre commercial est devenu un poncif du commentaire sociopolitique. Si la géographie des «gilets jaunes» commence à se préciser, impliquant le rural et les périphéries des villes petites et moyennes ainsi que les très grandes couronnes des métropoles, en revanche rien ne confirme pour le moment que les occupants des giratoires vivent majoritairement en pavillon plutôt que dans du logement collectif.
Quoiqu’il en soit, l’isolement et l’atomisation renvoyées par la vie périphérique dans le paysage culturel français jure avec les images de sociabilité bon enfant qui ont émergé sur les fameux ilôts infranchissables transformés en lieux d’urbanisme éphémère. Même impression de réappropriation de non-lieux(2) avec les images filmées sur l'asphalte des voies d’accès aux péages, qui évoquent festivals et kermesses populaires. On ne sait pas comment finira toute cette histoire, mais si un jour un monument commémore la révolte des «gilets jaunes», il ne fait guère de doute qu’il s’agira d’un rond-point –bon courage pour décider quelle œuvre devra figurer sur la pastille centrale. La symbolique est forte: la périphérie remise au centre de gravité de la vie sociale et politique française grâce à un outil qui, jusque-là, se distinguait par sa fonction de passage plutôt que de rencontre.
Alors que le rond-point accède enfin à une forme de conscience de place, peut-être est-ce le moment de paraphraser Karl Marx, dont on cite souvent l’aphorisme: «Donnez-moi le moulin à vent, je vous donnerai le Moyen Âge». Auquel on ajoute, en fonction des thèmes et des époques: «Donnez-moi la machine à vapeur, je vous donnerai l’ère industrielle». Ou encore: «Donnez-moi l’ordinateur, je vous donnerai la mondialisation». Et pourquoi pas, depuis le 17 novembre 2018: «Donnez-moi le carrefour giratoire d’entrée de ville, l’étalement urbain et la crise climatique, je vous donnerai les “gilets jaunes” et la révolte des ronds-points».
1 — En clair: un «rond-point» est un espace circulaire vers lequel convergent de nombreuses voies. La «giration» renvoie quant à elle au mouvement de rotation autour de l'ilôt central. Tous les ronds-points sont aujourd'hui à sens giratoire. Pour compliquer le tout, la confusion fréquente entre «rond-point» et «carrefour giratoire» s'explique par le fait que les ronds-points-carrefours parisiens sont une exception; la priorité à droite y est conservée alors que sur un giratoire classique, les véhicules déjà engagés dans l'anneau sont prioritaires. Retourner à l'article
2 — Éric Alonzo cite dans son ouvrage un texte de Marc Augé, l'ethnologue à l'origine de l'expression de «non-lieu», consacré aux ronds-points. Contre toute attente, Augé ne considère pas le rond-point comme un non-lieu. Retourner à l'article
La contestation actuelle du pouvoir est unique. Sans leaders, incontrôlable, elle porte en germe la remise en cause violente des institutions.
La crise à laquelle Emmanuel Macron est confrontée a-t-elle un équivalent sous la Ve République? Depuis la mi-novembre, les «gilets jaunes» ont mis la France en ébullition. Parti d'une contestation de la hausse des taxes sur les carburants, et spécialement le gasoil, qui entamait encore le pouvoir d'achat des populations modestes les plus éloignées des services publics et des centres de consommation (les grandes surfaces), le mouvement s'est rapidement emparé d'une palette de revendications hétéroclites. Et parfois contradictoires. Il n'en demeure pas moins qu'il reflète un malaise profond sur lequel tous les partis d'opposition tentent de surfer et de capitaliser.
La contestation des «gilets jaunes» de 2018 peut-elle être rapprochée du mouvement de 1995 contre la réforme des régimes spéciaux de retraite? C'était un 15 novembre! Le Premier ministre, Alain Juppé, présente alors un plan de rigueur qui concerne la Sécurité sociale, les retraites, les dépenses de l'assurance maladie, les tarifs hospitaliers et les allocations familiales. Globalement, la presse voit plutôt ces réformes d'un oeil favorable. Les syndicats, hormis la CFDT, ne l'entendent pas de cette oreille.
Trois semaines de grève dans les transports, plusieurs journées de manifestations massives, dont une rassemblant, selon les estimations, de un à deux millions de personnes dans toute la France, ont finalement raison d'une partie de la réforme. Juppé lâche du lest: le volet touchant les régimes spéciaux est abandonné. Le reste sera adopté par ordonnance. Les «gilets jaunes» ont-ils une filiation avec 1995? Pas vraiment. Il y a vingt-trois ans, Jacques Chirac avait été élu président de la République sur le thème central de la «fracture sociale», six mois avant le plan Juppé et le changement de cap radical qui privilégiait la lutte contre les déficits.
Macron est-il passé de la constance à l'entêtement?
Rien de cela en 2017. Macron n'a pas été élu sur la fracture sociale mais sur un souhait implicite de régénération politique. Ce souhait a provoqué une explosion du cadre politique ancien dont la matérialisation la plus probante a été l'élimination au premier tour de la présidentielle des représentants des deux formations qui ont alterné au pouvoir depuis le début de la Ve République: François Fillon pour Les Républicains et Benoît Hamon pour le Parti socialiste. A contrario, le second tour du scrutin a opposé un candidat «de gauche et de droite» qui n'avait jamais fait de politique avant d'être appelé au gouvernement par François Hollande et une candidate, championne d'une extrême droite qui n'est jamais retournée aux affaires depuis la chute du régime de Vichy.
Mieux encore, le chef de l'État applique à la lettre le programme sur lequel le candidat Macron a été élu. Pas de revirement, pas de changement de cap. L'opinion lui a même reconnu cette constance pendant plus d'une année, lui laissant le «bénéfice du doute» devant les résultats qui se faisaient attendre. Et c'est précisément cette constance, analysée maintenant par cette même opinion comme de l'acharnement ou de l'entêtement, qui lui est reprochée et qui nourrit un rejet confinant parfois à la haine viscérale et irrationnelle.
La protestation de 1995 avait un cadre bien défini et des chefs de file qui l'étaient tout autant. La contestation des «gilets jaunes» avait un point de départ précis attaché au pouvoir d'achat qui s'est noyé dans un flot revendicatif de mesures antagonistes culminant autour de la démission de Macron et de la dissolution de l'Assemblée nationale. Et après trois semaines de lutte où l'on parle beaucoup moins du blocage des ronds-points ou des zones commerciales et beaucoup plus des violences inouïes et incontrôlées qui ont émaillé la manifestation du 1er décembre, à l'Arc de triomphe et dans le quartier des Champs-Élysées, à Paris, les «gilets jaunes» n'ont toujours pas de leaders reconnus, de porte-paroles acceptés par tout le mouvement.