L’écrivain Grégory Le Floch est aussi professeur de lettres. Il évoque, dans cette tribune à « l’Obs », sa difficulté croissante à aborder des œuvres jugées « immorales » par certains élèves.
par Grégory Le Floch le 9 janvier 2024
Quand j’avais votre âge, je souhaitais déjà devenir professeur car je savais que je m’épanouirais aux côtés de ceux qui ont l’âge des grands emballements, des grands enthousiasmes qui vous font plonger des mois durant dans les Rougon-Macquart ou les romans des sœurs Brontë. Être professeur, c’est être dans le cœur de ce qui est important, dans le bouillonnement.
Mais parmi vous monte quelque chose qui m’inquiète et contre lequel je bute, quelque chose de bruyant et qui hurle : tout sera bientôt impossible. Je l’ai vu presque partout, dans tous les établissements où j’ai enseigné : une morale rabougrie et aveugle, qui n’est ni de votre âge ni de notre siècle. Nul besoin de fréquenter une école pour le savoir. Le phénomène est si important dorénavant qu’il est dans la presse depuis quelques années. Dernier événement en date : une professeure de français diffamée et accusée d’islamophobie, pour avoir montré un tableau du XVIIe siècle peint par Cavalier d’Arpin [de son vrai nom Guiseppe Cesari, NDLR] représentant Actéon qui surprend Diane et ses nymphes, nues, au bain.
Cet incident n’est pas anecdotique. Il témoigne d’un mouvement profond qui transforme le rapport de certains élèves à l’art. Ce changement, je l’ai moi-même observé dans mes classes au cours de mes treize années d’enseignement au collège et au lycée. Pour que ceux qui n’ont pas un lien concret et direct avec l’école d’aujourd’hui sachent réellement de quoi je parle, voici quelques faits bruts qui me restent en mémoire :
Je montre un épisode d’une série documentaire (« les Grands Mythes » narrés par François Busnel) : des élèves se cachent les yeux aussitôt qu’apparaît à l’écran le dessin d’une déesse nue. Sur leur visage : indignation et dégoût.
Des élèves de terminale m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui « Madame Bovary ».
Des élèves me disent que je suis « sale » parce que j’ai lu « la Religieuse » de Diderot dont je leur résume l’argument.
Des élèves s’offusquent de voir des personnages de prostituées chez Maupassant, Zola, Hugo.
Un élève menace de me dénoncer à son père parce que nous lisons et étudions en classe une scène de « Roméo et Juliette » où les deux amants s’embrassent.
Une élève refuse de regarder un dessin de Man Ray illustrant un poème de Paul Eluard dans « les Mains libres » car il représente une femme nue. Jusqu’à la fin du cours, afin de le dissimuler à sa vue, elle couvrira le dessin de sa main.
Que me disent ces élèves pour justifier leur réaction ? Le sujet de l’œuvre étudiée est tout simplement et incontestablement immoral. Il heurte leur sensibilité, leur pudeur, leur religion. Étais-je donc insensible, impudique et dévoyé, moi qui lisais ces œuvres au même âge qu’eux ?
Autre fait parlant : la première fois que l’on m’a confié des terminales littéraires, j’ai voulu leur faire découvrir les grands musées parisiens. Le projet reposait sur le volontariat. Rien de formel : tout était libre. Nous avons commencé par l’Institut du Monde arabe, mes élèves furent au rendez-vous et ce fut un succès réjouissant. La conversation après la visite m’a montré des élèves curieux et intéressés. La semaine suivante, au tour du Musée d’Orsay. Mais à l’heure convenue, il n’y eut qu’une maigre poignée d’élèves (dans mon souvenir, deux). Le lendemain, en classe, j’eus l’explication : ils avaient vu sur internet que le Musée d’Orsay exposait des statues de femmes nues. Rédhibitoire.
Ces élèves n’étaient ni insolents ni perturbateurs, ils avaient même un assez bon niveau. Mais face à ce refus de voir et de lire, j’avais beau argumenter, expliquer qu’il s’agissait de représentations et de fictions, j’échouais systématiquement. A leurs yeux j’étais perdu, perverti.
Une partie du programme proposé par l’Education nationale était à leurs yeux indécente et, disons le mot, pornographique. Je me souviens qu’une élève de terminale est venue me trouver à la fin d’un cours sur le surréalisme pour me dire qu’elle priait pour moi. Mon âme était condamnée. La leur était sauvée.
Mais dans ma chute en enfer, je comprenais certaines choses.
Il y a parmi ces élèves une obsession de la pureté et, de facto, de la souillure qu’ils traquent partout, même où elle n’est pas. On ne doit, selon eux, ni penser le corps ni penser son langage particulier. L’idéal dont ils rêvent : un monde expurgé de tout désir apparent. Les conséquences sont considérables. Pour moi, c’est la censure. Pour eux, c’est bien pire : une négation du corps, un refoulement du désir, une incapacité à se comprendre soi-même. Qu’adviendra-t-il de ces jeunes femmes et jeunes hommes vivant avec un tel impensé de ce qui bouillonne en eux ? La littérature n’est-elle pas tout occupée à fouiller, modeler, éclairer les forces étouffées qui nous travaillent ? N’est-ce pas grâce à elle que nous parvenons à mieux nous comprendre, à mieux nous maîtriser ?
Leur bigoterie est redoutable car elle n’est ni honteuse ni dissimulée. Elle se revendique fièrement, bruyamment. Ce refus de voir et de lire est bavard, il dit : « Je suis pur et vous êtes corrompu. » Il dit : « Je m’élève et vous vous abaissez ». Il opère un retournement : le professeur est sermonné, remis dans le droit chemin, catéchisé par ses élèves qui prennent le pouvoir. « On ne montre pas ça, on n’écrit pas ça, on ne peint pas ça. Tirez le rideau sur ces pulsions. Cachez ! Cachez ! Cachez ! »
Ce qui m’inquiète le plus n’est pas ce retour à un ordre moral. La littérature en a affronté d’autres. Peut-être même a-t-il le mérite de revivifier des œuvres dont nous avons aujourd’hui du mal à percevoir la dimension scandaleuse de leur genèse. Non, ce qui m’alarme est ce nouveau rapport à la littérature qui s’installe : littéral, religieux, refusant l’interprétation. La littéralité signifie la mort de la littérature. Pour ces élèves, ce qui est écrit doit être vrai et se donner pour modèle aux lecteurs. La littérature deviendrait un édifiant manuel de bonne conduite, un guide de développement personnel, une suite de préceptes moraux et religieux. Car surtout la littérature ne doit pas gêner. C’est une vision arrangeante voire complaisante de la littérature que ces élèves nous proposent.
Alors que faire ? Une seule solution : réaffirmer ce qu’est ou doit être la littérature, c’est-à-dire un art qui par essence remet en question, déstabilise et bouleverse le lecteur. Un art qui s’épanouit en dehors de toute considération morale et qui ne flattera jamais les illusions ni les préconçus. Car la littérature ne cajole pas, elle désaxe, décentre, désosse le lecteur pour lui permettre de penser autrement, contre lui-même, en entrant dans la pensée d’un autre.
Nous, professeurs, plongeons nos élèves dans Baudelaire, Brontë et Kafka. Lisons avec eux les tragédies antiques. Suscitons l’émoi, le désir, le frisson. Eduquons-les à voir et comprendre ce qui grouille et se soulève en eux lorsqu’ils aperçoivent la représentation d’un corps nu, lorsqu’ils lisent la vie de Fantine ou de Nana. N’édulcorons pas, ne coupons pas, n’ayons pas peur. Réaffirmons sans cesse les droits de la fiction, le pouvoir de l’imaginaire, le rôle transgressif des textes. Préservons l’espace de liberté qui s’ouvre à nous lorsque nous lisons.
Je m’adresse pour finir à mes élèves d’hier, d’aujourd’hui et demain : en classe nous vous faisons lire des textes qui vous transformeront nécessairement. C’est ainsi qu’opère la littérature, elle vous extirpe de vous-mêmes, de votre monde, de votre morale. Cela peut faire peur, je le comprends très bien : on ne quitte pas un univers familier pour l’inconnu si facilement que cela. Il y a une violence nécessaire à grandir, mûrir et abandonner ce en quoi l’on croyait. Mais il y a surtout un plaisir immense à éclore sous une nouvelle forme. Car voici notre rôle : vous permettre un mouvement intérieur de l’esprit et de l’âme. Et ce mouvement d’éclosion, cet accouchement de vous-mêmes, ne viendra que grâce aux savoirs que nous vous enseignons, que grâce aux arts auxquels nous vous initions. Ne croyez pas les fanatiques et les obscurantistes qui vous disent le contraire, ils vous mentent. Ce mouvement, nous devons vous l’imposer car lui seul permettra ce que votre nom d’élève vous a promis dès lors que vous êtes entrés dans une école et que nous nous sommes rencontrés : vous élever au-dessus de vous-mêmes.
La science-fiction a une trajectoire des plus étonnantes dans l’histoire de l’art. C’est sûrement ce qui fait qu’il n’est pas simple, pour le néophyte, de se plonger dans cet univers, en essayant de partir à la découverte d’autre chose que les « blockbusters » !
Le genre est né sous la forme de fables philosophiques avec, par exemple, l’Utopia de Thomas More. Elle a été popularisée par un Jules Verne, au moment de la révolution industrielle. Dénigrée suite à sa traversée de l’Atlantique où on l’a vue dans les pages de mauvais papier des « pulp fictions », elle renaît de ses cendres à la fin de la Seconde Guerre mondiale, portée par des auteurs tels qu’Isaac Asimov.
Dans les années 20, la science-fiction acquiert ses premières lettres de noblesse avec des œuvres telles que la pièce de théâtre R.U.R de Karel Capek, inventeur (avec son frère Josef) du mot robot, dérivé de robota, la corvée en tchèque (en ancien slave, rob signifie esclave) ou avec le film Métropolis de Fritz Lang, malgré les polémiques sur les orientations politiques de sa scénariste et compagne de l’époque, Théa von Harbou, qui fut membre du NSDAP. On peut aussi rappeler le « coup médiatique » d’Orson Welles en 1938, quand il adapta à la radio le roman de H.G. Wells et provoqua des scènes de panique chez ses auditeurs qui, pour certains, crurent que la fiction était réalité !
Aujourd’hui, genre littéraire, cinématographique ou de bande dessinée à part entière, la science-fiction a su coloniser les jeux vidéo sous toutes leurs formes. La science-fiction, au travers de la créativité et la rigueur conceptuelle que s’imposent toute une armée d’auteurs qui ne sont plus majoritairement anglophones (la Chine, par exemple, compte des talents tels que Liu Cixin), est devenue un genre majeur qui ne cesse d’étonner aussi bien les passionnés que ses détracteurs.
Science-fiction et prospective
Pour mémoire, la science-fiction a longtemps été considérée comme un sous-genre, avec une forte connotation péjorative, sûrement due au fait qu’à son arrivée en France le nom « science-fiction » a été compris comme un genre dans lequel la science était fictionnelle alors que pour les Américains, inventeurs du terme, il signifie : fictions dans lesquelles interviennent les sciences.
La science-fiction a aussi longtemps été affaire de connaisseurs (avec une notion quasi initiatique), affaire d’experts, de fans, d’aficionados… Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. D’autant moins que, le corpus d’œuvres fournissant un fond d’étude des plus consistants et en perpétuelle évolution, la science-fiction est désormais lue et relue telle une source d’éclairages pour les temps à venir. Cette démarche peut prendre la forme d’un « rétro-futurisme » qui cherche à comprendre comment ces récits racontent les fantasmes qu’une époque projette sur son propre avenir tout en étant, au travers de chaque proposition qu’est une œuvre, une tentative de l’auteur d’anticiper une branche de l’avenir.
Ainsi, nombre de textes de science-fiction sont relus, aujourd’hui, en leur prêtant une valeur quasi prophétique (peut-être à tort…). On peut penser à 1984 de George Orwell, Minority Report de Philip K. Dick ou bien encore à la Servante Écarlate de Margaret Atwood, trois œuvres qui sont retombées sous les feux de l’actualité à l’occasion de l’élection du président Donal Trump, en 2016.
La science-fiction donne surtout de la consistance à une discipline dont on parle de plus en plus fréquemment : la prospective. Elle consiste à projeter dans des avenirs spéculatifs une problématique contemporaine en assujettissant la construction de ces écosystèmes hypothétiques à des postulats ancrés dans la réalité. Arrivé dans ces avenirs, on peut s’attarder à une observation des diverses conséquences issues de ces constructions arbitraires, dans une forme d’expérience de pensée (démarche qui a fait ses preuves dans l’histoire des sciences : Albert Einstein a utilisé cette démarche à de nombreuses reprises). Les postulats de départ peuvent être des faits scientifiques, économiques, sociaux, comportementaux… la prospective devient alors une aide à la décision, au sein des organisations.
Pour la petite histoire, Robert Heinlein, célèbre auteur de SF américain a été conseiller de Ronald Reagan, du temps de la « guerre des étoiles », le projet américain de défense anti-missile (Strategic Defense Initiative). Aujourd’hui, nombre d’entreprises intègrent cette approche de la complexité dans leurs démarches stratégiques. Mais elle peut être autre chose qu’une discipline experte : la prospective devient alors une posture intellectuelle qui oblige à sortir des ornières du présent : une démarche accessible à tout un chacun.
Une tentative de mise en image
Alors, afin de nourrir son imaginaire et sa réflexion, on peut se plonger dans les œuvres de science-fiction produites au cours des siècles (même si la majorité des œuvres de SF ont moins de 100 ans) et ressentir un léger étourdissement ! Car dans l’univers SF, il y a nombre de planètes. On peut ainsi distinguer l’anticipation de l’heroic fantasy, le space opera de la dystopie, le voyage dans le temps des uchronies, en y ajoutant les sous-genres nés des esprits fertiles des auteurs de science-fiction. Autant le dire : il n’est pas simple de s’y retrouver !
Arborescence simplifiée des thèmes de la science-fiction. Olivier Parent/Wikipédia, Author provided
Cette image représente une arborescence simplifiée des thèmes de la science-fiction. Il s’agit d’une démarche qui consiste à organiser le long d’une dizaine de branches d’arbre des œuvres issues de toutes les formes d’expression qui ont « adopté » la science-fiction : romans, films, séries télé, théâtre, bande dessinée, comics et manga et, pour finir, jeux vidéo (bien que cette forme d’expression demande encore un travail plus approfondi).
Cette démarche est sûrement vaine car une telle arborescence ne pourra jamais recenser toutes les œuvres produites – elle est aussi présomptueuse car elle cherche à organiser chronologiquement ces œuvres les unes par rapport aux autres.
Enfin, elle est aussi la projection de la culture de son auteur initial, qui n’est qu’humain. Trois postulats de travail qui, à n’en pas douter, feront des mécontents. Cependant, cette arborescence est aussi un travail collectif : depuis plus de deux ans qu’elle existe, elle a été mise à disposition des internautes et elle s’est nourrie de suggestions en provenance des réseaux sociaux. En deux ans, elle a vu tripler le nombre d’œuvres qu’elle cherche à répertorier, sans pour autant tendre vers la moindre exhaustivité.
Il ne reste alors qu’à se laisser aller à la sérendipité, à parcourir les branches de cet arbre pour y découvrir des œuvres étonnantes. C’est l’occasion de regarder le monde à la lumière de ces univers qui, repoussant les limites du réel, lèvent le voile sur les avenirs que chaque humain construit au travers de ses actes, de ses choix quotidiens.
Alors, bons voyages !
L’Arborescence est accessible sous licence libre sans modification des mentions. À télécharger en PDF ici.
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