Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Alors que l'agitation sociale est forte en France en ce printemps 2018, d'aucuns se mettent à comparer 2018 à 1968. Or, comme le dit l'adage, comparaison n'est pas raison, surtout quand l'on soumet les faits à l'analyse historique. Mai 68 a connu trois phases: une phase étudiante, une phase sociale et une phase politique. Peu s'intéressent aux causes de Mai 68 préférant s'attarder aux conséquences et à l'instrumentalisation politique qui en est faite. De même, dans les réunions de famille, Mai 68 reste un sujet de discorde parfois entre les baby-boomers et leurs enfants: les uns pensent que Mai 68 est responsable de tous les maux de la France depuis lors; d'autres préfèrent entretenir la légende dorée autour de ce mois historique. Les historiens travaillent en oubliant ce clivage et en croisant leurs sources. Le clivage droite-gauche s'est parfois joué sur la reconnaissance ou non que Mai 68 est bien une référence historique incontournable de notre société.
Mai 68, un phénomène social et mondial
Bien plus qu'un problème idéologique qui aurait concerné le plus souvent une minorité de jeunes et d'intellectuels, Mai 68 est d'abord un problème social à l'origine. La jeunesse veut rompre avec la France de la Seconde Guerre mondiale (résistante et héroïque) et les guerres coloniales. Elle lutte contre la guerre du Vietnam et pour la liberté sexuelle. Mai 68 est un mouvement étudiant et ouvrier qui débouche sur une crise politique, une quasi-crise de régime. Mai 68 a été un "test d'effort" pour nos institutions. Les ouvriers et les employés ont des salaires très faibles et des cadences de travail infernales. Des augmentations salariales sont espérées.
Il n'y a pas que la France qui est touchée. Partout dans le monde, les jeunes crient leur envie de liberté de parole et leur opposition au capitalisme américain; l'envie d'écouter du rock, etc. Cela dit, cela touche une partie de la jeunesse, celle qui sera dans les rues de Paris et des grandes villes de province - qu'on oublie souvent; on oublie souvent aussi que les lycéens ont lancé le mouvement dès 1967 sous la forme des CAL (comités d'action lycéenne).
Mai 68, une ligne de fracture?
50 années après, Mai 68 occupe toujours une place très importante dans les représentations des Français, dans leurs références. Cela fait partie des références que les Français nouent avec le passé comme la Guerre d'Algérie, les deux guerres mondiales. Mai 68 marque les mémoires, sans doute davantage que la fin de la Guerre d'Algérie ou que la prise du pouvoir par la gauche en 1981. De très nombreux articles et ouvrages tentent d'expliquer les raisons et les influences ; certains veulent en finir avec l'héritage soi-disant nocif de l'héritage de la référence "68" ; certains cherchent à en dresser un droit d'inventaire; enfin, d'autres voient en Mai 68 le début d'une autre ère. C'est plus compliqué que cela. Toujours est-il que Mai 68 fait partie du patrimoine historique français. Toutefois, les 50 ans de Mai 68 semblent avoir une portée plus importante que les précédents anniversaires décennaux. 1988 semble avoir été un tournant avec une génération 68 qui a pris le pouvoir, le pouvoir culturel notamment. Dans les ouvrages parus, il y a soit de la nostalgie, soit de la rancœur récurrente. Mai 68 est devenu peu à peu une référence essentielle.
Mai 68 responsable de tous les maux de la France?
Les hommes politiques instrumentalisent la mémoire de Mai 68: Nicolas Sarkozy, le 29 avril 2007 s'adresse à ses sympathisants à Bercy et s'improvise procureur de Mai 68; il veut "tourner la page une fois pour toutes". Mai 68 serait responsable de tous les maux de notre pays. Actuellement, dans le débat politique, il n'est pas rare d'entendre que la "génération 68" est gâtée et qu'une fois arrivée à la retraite, elle pourrait mieux aider les jeunes générations qui souffrent. Ce n'est pas bien perçu: c'est comme si on imputait à des millions de gens qui ont entre 65 et 80 ans la responsabilité des difficultés actuelles de la France. C'est injuste et pas très historique. Simone Veil, dans un ouvrage de 2007, Une Vie, est beaucoup plus nuancée que l'ancien président Sarkozy; elle parle d'une contestation des hiérarchies, des patrons, des ministres, entre autres. Son propos reste neutre et très réaliste, passionnée par Mai 68, mais pas surprise.
La gauche revendique très peu l'héritage de Mai 68; c'est l'extrême-gauche qui en parle, car la révolution n'a pas eu lieu en 68 et certains espèrent encore le Grand Soir. En 1981, François Mitterrand n'incarne pas du tout l'héritage de Mai 68; son parcours en témoigne et même si le "Changer la vie" reprend l'un des slogans de Mai 68. Mitterrand n'a pas une vision libertaire du socialisme. Les Verts sont sans doute les plus près de l'esprit de 68. Mais les propos de Nicolas Sarkozy en 2007 ont permis à certains cadres de la gauche de reprendre à leur compte l'héritage de Mai 68, en en faisant un véritable marqueur identitaire.
Si Mai 68 est si souvent accusé de tous les maux, c'est parce que l'événement lui-même est complexe. Souvent, on colle des étiquettes sur l'événement, ce qui ferme finalement le débat. Si on parle autant de Mai 68 n'est-ce pas pour essayer de trouver soit des solutions aux maux actuels ou bien des boucs-émissaires? L'héritage de Mai 68 est très difficile à manier et le faut-il d'ailleurs? Sans doute que nous avons besoin de recul pour apprécier encore mieux cette histoire sociale et politique, très mouvementée.
Mai 68, une révélation plus qu'une révolution
Mai 68 ne fut pas une révolution comme certains de ses opposants le disent. Ce fut pour beaucoup une révélation, une contestation, une accélération de la prise en compte de revendications déjà datées. Mai 68 ne fut pas non plus un combat intergénérationnel. Dans les manifestations de rue, jeunes et aînés défilaient ensemble. Ils avaient souvent des demandes sociales similaires, espérant que l'avenir serait meilleur, alors que la croissance battait son plein. Chacun a voulu profiter des fruits de la croissance et personne chez les manifestants n'a souhaité prolonger trop longtemps le mouvement tout comme les services d'ordre n'ont jamais cherché à tuer des manifestants.
Enfin, Mai 68 a-t-il été l'événement qui a plongé la France dans une ère très individualiste comme certains le disent ou l'écrivent? Non ; loin s'en faut. Il y a là un contresens, car les slogans de Mai 68 demandent une émancipation collective. Mai 68 est de même une période où la sexualité est abordée, mais pas de façon majeure et débridée comme les tenants d'un retour à l'ordre moral le laisse entendre. Mai 68 pense à une société d'entraide afin que tous aient un travail. Le chômage est résiduel à l'époque avec environ 500.000 chômeurs, mais il inquiète beaucoup les familles des futurs diplômés de l'Université.
Au final, Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Eric Alary est l'auteur de IL Y A 50 ANS : MAI 68 !, paru en octobre 2017 aux éditions Larousse