Le monde de la pensée, le landerneau de la traduction, les réseaux sociaux bruissent d'une polémique sur la traduction du poème d'Amanda Gorman, la jeune poétesse intervenue lors de l'investiture du président Joe Biden et dont l'œuvre est en train d'être traduite dans le monde entier.
par Bérengère Viennot
Selon la journaliste néerlandaise Janice Deul, qui a écrit un article fort médiatisé sur le sujet dans les colonnes du média de Volkskrant, c'est une mauvaise idée de confier la traduction d'un poème écrit par une jeune femme noire à une jeune personne non-binaire blanche. Ce serait mieux qu'une femme noire le fasse. Son article a fait grand bruit; la personne initialement désignée s'est désistée, et la maison d'édition a déclaré réfléchir à la composition d'une équipe de traduction qui serait plus appropriée.
Là-dessus, en Espagne, c'est la version catalane qui est mise sur la sellette. Le traducteur, Victor Obiols, après s'être vu confier la traduction du poème, a finalement été évincé par sa maison d'édition qui lui a affirmé chercher «un profil différent, celui d'une femme, jeune, activiste, et de préférence noire».
On peut en déduire que cette journaliste et que ces maisons d'édition n'ont qu'une vague idée de ce à quoi ressemble un vrai traducteur ou une vraie traductrice. À l'instar de ces enlumineurs du Moyen Âge, qui se faisaient une idée abstraite des animaux exotiques qu'ils n'avaient jamais vus mais qu'ils dessinaient quand même en ne s'aidant que de la description qui leur avait été faite, les grandes lignes leur sont familières, mais le résultat est complètement à côté de la plaque.
Il existe plusieurs sortes de traducteurs. Certains sont spécialisés en traduction qu'on dit pragmatique –qui peut être juridique, technique, financière, médicale ou autre. D'autres le sont en traduction audiovisuelle. D'autre encore en traduction de presse. Et puis il y a la traduction littéraire, au cœur de la polémique actuelle. Et comme l'une des matières premières de la traduction, quelle que soit sa nature, ce sont les mots et leur manipulation rigoureuse, il est très important, avant de lancer un quelconque débat ou une réflexion sur la traduction poétique, de savoir de quoi on parle.
La traduction littéraire est un métier particulier, pour lequel les compétences requises ne sont pas les mêmes que pour, par exemple, la traduction financière. Certes, on peut savoir faire les deux, comme un pâtissier peut savoir faire de la charcuterie, mais cela ne va pas de soi. Les matières premières sont les mêmes: un humain, un texte, deux langues. Les compétences sont différentes, et les techniques aussi. De même que vous ne confierez pas l'élaboration de la pièce montée de votre mariage à votre charcutier, vous ne demanderez pas à un traducteur médical de traduire Toni Morrison.
Un traducteur littéraire, c'est une sorte d'appareil. Un peu comme un hachoir à viande ou une machine à coudre. Grâce à lui, une matière première va changer d'état, se modifier et remplir une fonction différente grâce à cette transformation. Le traducteur va prendre un texte, le passer à la moulinette de son cerveau et produire un autre texte, ressemblant mais pas tout à fait identique, qui sera destiné à un autre public. De l'extérieur, tout est question de langue. Il y a de ça. C'est la toute première condition: un traducteur est un linguiste.
Mais à l'intérieur du traducteur, ou du hachoir à viande, il y a des mécanismes très précis, très délicats, plus ou moins rodés en fonction de l'ancienneté et de la marque des pièces, dont les caractéristiques principales sont les mêmes chez tous et dont les caractéristiques secondaires diffèrent de l'un à l'autre.
Outre son savoir-faire parfois acquis dans une école spécialisée, parfois sur le tas, le traducteur va opérer différemment en fonction de qui il est. La traduction littéraire étant une activité profondément, même uniquement humaine, elle n'est pas exempte de toute influence. Est-ce à dire que vous pouvez avoir plusieurs traductions d'un même texte en fonction des différents traducteurs? C'est exactement ça. Et si les traducteurs sont compétents, toutes seront bonnes. Qu'ils soient noirs ou blancs. Hommes ou femmes. Issus d'un milieu bobo ou prolo. En revanche, faute de savoir-faire, les traductions seront mauvaises –chacune à sa façon.
A priori, rien ne laisse penser qu'Amanda Gorman sera mal traduite par les nouveaux traducteurs choisis par les maisons d'édition néerlandaise ou catalane. Le sujet de la polémique n'est pas de savoir si une jeune femme noire n'est pas capable de traduire une autre jeune femme noire. Le résultat sera peut-être excellent, si elle sait s'y prendre. Le problème réside dans la démarche et dans l'idée que l'on doive confier une traduction à une personne qui sera apte à le faire à cause de ce qu'elle est, et non uniquement pour son aptitude à le faire. Cela n'a rien à voir avec la traduction, et tout avec le communautarisme. Bien des traducteurs ont réagi avec un humour grinçant en apprenant que
la traductrice néerlandaise de Gorman avait été évincée en s'exclamant qu'il fallait donc être aveugle pour traduire Hellen Keller, nazi pour traduire Hitler, voire mort pour traduire du latin.
L'argument de la parfaite similarité ne tient pas car tous les traducteurs sont différents des auteurs qu'ils traduisent, même s'ils ont la même couleur, le même sexe et une histoire comparable. D'abord parce qu'ils ne parlent pas la même langue et n'ont pas grandi dans la même culture: ils ne voient donc pas la vie de la même manière. Même en ayant vécu des expériences similaires, ils n'auront pas éprouvé les mêmes sentiments, ressenti les mêmes joies ou les mêmes douleurs. Et aussi, simplement, parce qu'il n'y a rien de plus dissemblable que deux êtres humains, quelles que soient leurs expériences communes. Or, tout le talent du traducteur, c'est justement de passer outre cette différence et de se mettre dans la peau de l'auteur qu'il traduit, qui devient, l'espace d'une mission «son» auteur. C'est la magie, le talent, le travail et toute la difficulté de la traduction; c'est, avec le bonheur d'écrire, aussi ce qui en fait l'attrait.
Le traducteur entre dans la peau de l'autre, dans sa tête et dans ses mots, et abolit, autant que faire se peut, sa propre identité pour offrir à des lecteurs la pensée de l'Autre. La traduction, c'est l'exaltation, la célébration de l'altérité et de la différence. Dans son geste traductionnel, le traducteur dit au lecteur: regarde, l'autre qui parle et pense différemment de toi partage sa pensée et je suis la passerelle entre lui et toi. Je suis à la fois moi-même, concentré de mes compétences et de mon expérience, lui, car j'entre dans sa tête, et toi car je sais comment te parler pour que tu comprennes.
Par définition, par essence, traduire, c'est exposer la différence et prouver qu'elle n'est pas insurmontable. Or, prétendre qu'une traduction sera meilleure ou plus pertinente parce qu'elle aura été réalisée par une personne qui «ressemble» à l'auteur, c'est d'une part n'y comprendre absolument rien à l'art de la traduction, ce qui est en soi assez grave de la part d'un éditeur, mais d'autre part, surtout, c'est vouloir introduire un communautarisme, un combat, une haine de la différence, dans un domaine qui en était préservé. C'est instrumentaliser une pratique afin promouvoir une idéologie nauséabonde qui vise à diviser au maximum le plus de communautés possible et à tenter de convaincre que si nous sommes différents, nous ne pouvons pas communiquer. C'est moche.
En outre, c'est aussi nier l'individualité tant de l'autrice que de la traductrice, ce qui est clair dans le cas d'Amanda Gorman. Est-ce que toutes les femmes se ressemblent et se comprennent? Est-ce que tous les Noirs sont pareils et ont vécu la même chose? Même alors qu'ils ont vécu dans des pays différents, des cultures différentes, comme s'il existait un groupe homogène «noir» et un autre «femme» dont les éléments seraient interchangeables? Non, évidemment, une telle réduction des individus à leur nature et à rien d'autre est un geste effrayant, au fondement même du racisme.
Que le grand public n'ait pas, par instinct, de mouvement de rejet devant ce soufflet envoyé à la figure de tous les traducteurs, c'est compréhensible: profession invisible par excellence, la traduction est un petit monde relativement fermé qui se contente souvent d'exister sans qu'on n'en connaisse trop les rouages. Les traducteurs, c'est comme les éboueurs: il n'y a que quand quelque chose ne va pas qu'on se rappelle qu'ils existent. En revanche, que des éditeurs cèdent aux sirènes d'un mouvement communautariste pour ne pas déplaire à une minorité de radicaux qui trempent leur plume dans l'encre de la division et de la haine de l'autre pour écrire un avenir où la vie en communauté est condamnée à disparaître, voilà qui doit inquiéter.
Et c'est aux traducteurs, pour une fois, de se défaire de leur cape d'invisibilité et d'interpeller les lecteurs: il faut nous faire confiance. Nous connaissons notre métier et nos limites.
Un bon traducteur n'acceptera jamais de traduire un texte qui lui semble inaccessible, ce qui arrive, bien entendu. N'écoutez pas ceux qui ne se sentent exister qu'en rejetant ceux qui ne leur ressemblent pas et se construisent une identité en divisant pour mieux régner et en alimentant le culte de l'entre-soi. Si nous décidons de jouer notre rôle de passeur, c'est que nous en sommes capables, parce que malgré les différences de sexe, de couleur et d'histoire, nous sommes humains et que rien d'humain ne nous est étranger.
Alors que le film "Les Traducteurs" sort ce mercredi 29 janvier au cinéma, un (vrai) traducteur livre son analyse du film et nous en dit plus sur sa profession méconnue.
Par Clément Vaillant
CINÉMA - Combien de temps met-il pour traduire un livre? Quelles relations a-t-il avec les écrivains? Comment protège-t-il les manuscrits? Le métier de traducteur est une profession méconnue qui titille notre curiosité. Alors que la profession se retrouve sous les feux des projecteurs avec le film, “Les Traducteurs” au cinéma ce mercredi 29 janvier, Le HuffPost s’est intéressé à ces hommes et femmes de l’ombre.
Traducteur depuis près de 30 ans, Nicolas Richard a pu voir le thriller psychologique de Régis Roinsard. Il a été séduit par les détails précis et crédibles sur sa profession, comme il l’explique dans notre vidéo en tête d’article.
Dans “Les Traducteurs”, neuf professionnels sont enfermés dans le sous-sol d’un château, sans aucun contact avec l’extérieur. Ils ont pour objectif de traduire en simultanée le roman d’un célèbre écrivain le plus vite possible. Mais l’un d’entre eux va faire fuiter les 10 premières pages de l’œuvre sur le Web et menacer de dévoiler l’intégralité de ce qui pourrait être le prochain best-seller. Débute alors une enquête pleine de rebondissements, menée par un Lambert Wilson prêt à tout pour retrouver le coupable.
Pour en arriver à un tel scénario, Régis Roinsard s’est appuyé sur une histoire bien réelle, celle de la traduction d’Inferno, le roman culte de Dan Brown. Afin d’assurer une sortie simultanée dans le monde entier, des traducteurs avaient été enfermés pendant six semaines dans un bunker à Milan, dans le siège de l’éditeur de presse italien Mondadori.
Dominique Defert était le traducteur français présent dans ce bunker en 2013. Il a raconté son voyage au bout de “l’Inferno” dans les colonnes de l’Obs. “Pour vérifier une citation de dix lignes, vous êtes obligé de la recopier à la main sur un calepin, car on vous interdit de circuler avec le texte de Dan Brown”, a-t-il notamment détaillé. “Interdiction aussi de prendre des photos ou de porter un lecteur MP3. À l’entrée du bunker, il y a deux autres vigiles qui notent dans un cahier toutes nos allées et venues.”
De cette histoire, Régis Roinsard a su percevoir le fort potentiel pour une adaptation en fiction. “Je suis tombé sur plusieurs articles autour de la traduction de ce livre”, explique le réalisateur dans les notes de production du film. “Douze traducteurs internationaux avaient été enfermés pour traduire ce roman. Ce qui m’a interpellé et fasciné, c’est qu’un produit culturel nécessite qu’on le protège comme s’il s’agissait de pierres précises. À partir de là est venu le célèbre ‘Et si’ propre à la genèse de toute fiction: ‘et si le livre était volé, piraté malgré toutes les précautions prises? Et si on demandait une rançon pour ne pas le publier sur le net?’ J’avais mon sujet!”
La question de la cyber-sécurité est bien une réalité du métier. Encore plus en 2020, à l’heure du tout numérique. “Il y a des travaux de cryptage assez perfectionnés et nous avons parfois des consignes drastiques comme par exemple l’interdiction d’avoir de connexion internet pendant notre travail”, abonde Nicolas Richard.
Face à ces risques, les maisons d’éditions prennent un maximum de précautions, quitte à revenir au bon vieux manuscrit papier. Nicolas Richard se souvient justement de l’extrême vigilance de l’éditeur de la biographie de Bruce Springsteen. “J’ai été convoqué chez Albin Michel sans savoir ce qu’on allait me proposer et on m’a invité à prendre connaissance du manuscrit dans les locaux. Je disposais de quatre heures pour commencer à lire le texte avant de donner ma décision de le traduire ou non. Il n’était pas question que je parte avec le manuscrit en version numérique ou papier tant que je n’avais pas signé la clause de confidentialité.”
Hormis ce château-bunker bien réel, Nicolas Richard a identifié d’autres détails sur cette profession de l’ombre. On peut par exemple constater que les traducteurs n’ont pas du tout le même rythme ou les mêmes méthodes de travail. “Il y a un grand nombre de profils de traducteurs et on le retrouve bien dans le film”, explique celui qui a notamment traduit les dialogues d’“Inglourious Basterds” de Quentin Tarantino. ”Chacun des personnages incarne un trait de personnalité bien précis. Il y a par exemple celle qui s’identifie au personnage du roman qu’elle traduit, celui qui prend tout ça de haut, car il pense qu’il mérite mieux que de traduire ce genre d’œuvres. Enfin, il y a aussi la traductrice qui rêve de devenir autrice mais qui ne trouve pas le temps d’écrire.”
Pour en arriver à un tel résultat, Régis Roinsard a travaillé avec cinq traducteurs afin d’affiner au maximum les profils de chacun des personnages. “Ma façon d’envisager mon métier c’est d’abord de partir d’une grande documentation qui est un socle pour écrire une fiction parce que j’ai envie que les choses soient les plus incarnées et immersives possible”, ajoute celui à qui l’on doit “Populaire” avec Romain Duris.
La frontière très poreuse entre auteur et traducteur est également abordée avec des références à Marcel Proust. Avant de connaître un immense succès avec ”À la recherche du temps perdu”, l’écrivain avait embrassé une (courte) carrière de traducteur. Il avait d’ailleurs transcrit deux livres du Britannique John Ruskin (“La Bible d’Amiens”, 1904 et “Sésame et les Lys”, 1906). Régis Roinsard y fait référence avec finesse.
Avec “Les Traducteurs”, Régis Roinsard signe un huis-clos déroutant ”à la Agatha Christie” où le coupable n’est clairement pas celui auquel vous pensez...
Nous utilisons de plus en plus la technologie pour communiquer dans une autre langue. Mais les logiciels de traduction se heurtent à quelques obstacles.
Un sondage du British Council, une institution gouvernementale du Royaume-Uni dédiée à la promotion de la langue anglaise, a montré que 60% des 16-34 ans utilisent les applis de traduction sur leur smartphone lorsqu’ils ou elles sont à l’étranger.
Pendant la Coupe du monde cet été en Russie, Reuters avait fait un reportage sur l’omniprésence de Google Translate, utilisé par les supportrices et supporters des différentes nations pour communiquer. Son utilisation avait alors augmenté de 60%, notamment pour traduire les mots «stade» et «bière».
En mars, Microsoft a annoncé que son intelligence artificielle avait réussi à atteindre des performances humaines en termes de traduction. C’est-à-dire que des articles de presse ont été traduits du chinois vers l’anglais par une machine, aussi bien que l’aurait fait un traducteur ou une traductrice de chair et de sang.
Toutefois, quiconque a déjà tenté de rendre un devoir d’espagnol fait à la dernière minute sait que ces applications sont loin d’être entièrement fiables. L'expression n’est pas assez fluide et il existe de nombreux bugs. Numérama montrait en juillet que lorsqu’on tape du charabia dont on demande une traduction depuis une langue mal connue, le logiciel se met à prêcher des incantations à tonalité pseudo-biblique. Par exemple, vingt-cinq fois la syllabe «ag» traduite depuis le maori donne la phrase «À quel point une avidité gourmande est-ce que nous voulons être?»
En fait, ce bug permet de comprendre comment fonctionnent les logiciels de traduction. Plutôt que de piocher chaque mot individuellement dans une base de données, Google Translate et les autres utilisent le deep learning («apprentissage profond»), une sorte d’intelligence artificielle pensée pour s'approcher de la manière dont les humains réfléchissent. La machine compare son premier jet à des traductions humaines pré-existantes et se corrige en conséquence. Ainsi, l’algorithme apprend de ses erreurs et se perfectionne tout seul.
Le rapport avec le bug évoqué plus haut? Lorsqu’il existe peu de traductions entre deux langues (le français et le maori par exemple) le logiciel se réfère aux rares existantes. Et au moins un texte est traduit dans toutes les langues: la Bible. D’où le sermon sur l’avidité cité précédemment.
Ce dysfonctionnement illustre aussi une impasse du deep learning. Lorsqu’une langue n’a pas beaucoup été traduite par des humains, les logiciels ne disposent pas d'assez de ressources pour apprendre. Microsoft peut donc traduire de manière très performante le chinois vers l’anglais car ce sont les langues les plus utilisées au monde et que son IA peut piocher dans un très large éventail de traductions. Ce ne serait pas possible avec des langues peu documentées.
Une autre impasse est la rapidité de l’évolution des langues. Les résultats obtenus par Microsoft se basaient sur des articles de presse, soit une écriture relativement classique et codifiée. Ce n’est pas le cas des langues courantes. Par exemple, un vieux manuscrit traduit du français à l’anglais ne va pas du tout ressembler au français parlé d’aujourd’hui. La machine sera confuse devant la différence de fond comme de forme des deux textes qui sont pourtant écrits dans la même langue.