«Nous sommes une communauté»
Entretien avec Jacques Le Marois, cofondateur de Geneanet.org la principale plateforme collaborative de généalogie.
Historia – Comment avez-vous découvert la généalogie ?
Jacques Le Marois : Adolescent, j’ai retrouvé des travaux réalisés par mes parents. On appelait ça des « camemberts » généalogiques. Je m’étais amusé à rapprocher le camembert de ma mère et celui de mon père. Quand j’étais étudiant en maîtrise, n’ayant que huit heures de cours par semaine, je me suis mis à fréquenter une bibliothèque où j’ai découvert les innombrables volumes du Dictionnaire de biographie française. J’y ai découvert des biographies d’ancêtres de père en fils, ce qui m’a donné envie de repartir de ce camembert et de le compléter.
Presque une addiction !
Oui, l’un des moteurs du chercheur est identique à celui du collectionneur : réunir un maximum d’ancêtres. Or, c’est exponentiel puisqu’on multiplie par deux le nombre d’ancêtres à chaque génération. Bref, J’ai passé plus de temps à faire de la généalogie qu’à travailler pour mes études. Le midi, j’allais à la bibliothèque Mazarine, ensuite aux Archives nationales ou encore, le soir, à Beaubourg. J’ai aussi fréquenté la Bibliothèque généalogique au 3 rue de Turbigo, qui n’existe malheureusement plus. C’était un haut lieu de la généalogie : vous aviez la Bibliothèque généalogique en bas et au sous-sol, ensuite la France généalogique, qui est la plus vieille association généalogique, et la Fédération française de généalogie à un autre étage.
Et là vous trouvez les fondateurs de la généalogie moderne !
Le fondateur de la fédération française de Généalogie, dans les années 1960, c’est le duc de La Force. Et la Bibliothèque généalogique a été fondée par le colonel Arnaud. Il a, en trente ans, épluché tous les ouvrages et toutes les revues ! En fait, il avait préfiguré Geneanet avec des ciseaux et du papier. Pour un patronyme, on savait dans quels ouvrages on pouvait trouver des généalogies. Il y avait toutes les généalogies possibles, sachant que c’est surtout dans la noblesse que s’est développée la pratique de la généalogie.
Pour une raison fiscale !
Oui… Sous l’Ancien Régime, vous payiez moins – ou pas – d’impôt si vous étiez noble, donc le sport national consistait à se faire passer pour noble. Il fallait justifier de sa noblesse sur trois générations, ou cent ans, pour qu’il y ait prescription et qu’on soit considéré comme noble… donc privilégié et exempté d’impôts. Les nobles devaient donc toujours conserver soigneusement leurs archives familiales pour être en mesure de prouver la continuité de leur ascendance. Pour entrer dans l’ordre de Malte, il fallait même renseigner sa généalogie sur seize quartiers de noblesse.
Ce qui entraînait une étiquette toute particulière…
Et comment ! Ma grand-mère faisait beaucoup de généalogie sur d’énormes cahiers et m’expliquait que, dans son école, elle n’avait le droit de ne tutoyer que ses cousines. Son objectif était donc de démontrer que sa copine était bien sa cousine !
À quand remonte la démocratisation de la généalogie ?
C’est seulement dans les années 1970-1980, notamment avec l’exode rural, que la généalogie a commencé à se populariser dans la société quand il s’est agi de retrouver ses racines.
La grande chance en France, c’est la qualité de l’archivage…
Nous bénéficions en France de la chance de disposer d’archives ouvertes à tous. Il y a eu une première vague lors de la Révolution française, qui a centralisé les registres paroissiaux dans les archives départementales, puis une deuxième vague, à la fin des années 1990, avec la numérisation en ligne des archives sur Internet. La Mayenne est le premier département qui a mis les archives en ligne au début des années 2000, pour faire de la place dans la salle de lecture. Il faut ajouter un maillage extraordinaire de plus de 300 associations généalogiques dans tout le pays, puis les sociétés comme Geneanet ou Filae, ont aidé à démocratiser l’accès à la généalogie en mettant à disposition des internautes des bases de données multiples avec des approches différentes.
Votre apport a consisté à coupler deux passions : la généalogie et l’informatique. C’est bien ça ?
Exact. En 1996, je me suis dit qu’avec Internet il y avait moyen de fabriquer un outil d’indexation et de consultation rapide pour aller le plus rapidement possible vers le but recherché. Je fréquentais le forum fr.rec.genealogie ; j’y ai annoncé mon projet et un informaticien, Jérôme Abela, m’a répondu aussitôt qu’il partageait la même idée. Nous avons donc lancé ensemble, en un temps record, une première version qui s’appelait « la liste des patronymes français » (LPF). Dans la foulée, je me suis dit qu’il fallait quelque chose de plus sérieux, et multilingue, financé par la publicité, que l’on a appelé Geneanet et qui a ouvert en novembre 1996 avec le coup de pouce d’un brillant mathématicien, Julien Cassaigne.
Et dès les débuts, Geneanet affiche une pratique collaborative
Au départ, j’avais recruté des personnes dans plusieurs pays pour aider à développer Geneanet. En 1999, l’idée a été ensuite de créer une société pour accélérer le développement du site. Celle-ci a été lancée en 2000 en visant plus de contenu, plus de trafic et plus de publicité pour nous financer. Mais ça n’a jamais marché du fait de revenus publicitaires insuffisants pour couvrir les coûts. On s’est donc retrouvé dans une situation financière compliquée.
C’est alors que vous mettez au point le modèle Geneanet en vigueur aujourd’hui
En octobre 2001, plutôt que d’annoncer à nos utilisateurs que Geneanet fermait ou devenait payant – ce qui aurait été catastrophique par rapport à la promesse de gratuité que nous avions toujours défendue, nous leur avons expliqué la situation : Si vous voulez que Geneanet reste gratuit, il faut que certains paient. En échange, ils seront moins soumis à la publicité et disposeront, dans le futur, de fonctions supplémentaires. Les premiers souscripteurs de l’abonnement « Club privilège » l’ont fait, non pour obtenir un service payant mais pour que la plateforme reste d’accès gratuit ! Dès le lendemain, plusieurs milliers de personnes ont souscrit. Cahin-caha, nous avons pu renforcer les équipes, jusqu’à arriver à une trentaine de salariés. En 2016, nous avons un peu perdu cet esprit des origines. Aussi nous l’avons remis au cœur de nos valeurs, et nous avons clarifié notre modèle en supprimant la publicité, qui était devenue trop intrusive.
Vous vous définissez donc d’abord Geneanet aujourd’hui comme une communauté…
J.L.M. : C’est l’originalité de Geneanet ! L’essentiel de nos contenus est apporté par nos membres qui partagent leurs arbres, leurs documents… Il y a, à ce jour, plus d’un million et demi d’arbres partagés. La généalogie se caractérise par un très fort esprit d’entraide et de partage. Parmi nos membres, certains font leur propre généalogie, mais d’autres effectuent des travaux au bénéfice de la communauté tout entière. Chaque semaine, des membres de Geneanet partagent des registres notariaux qu’ils ont numérisés. Nous mettons à leur disposition des appareils de numérisation, qui permettent de travailler dans de bonnes conditions. Nous avons aussi des bénévoles qui photographient les tombes dans les cimetières. D’autres qui indexent tout ce qui a été numérisé, ou qui indexent directement sur le site des archives, et partagent ensuite sur Geneanet. Tout ce qui est apporté par nos membres est en accès libre.
Vous labellisez ce savoir-faire ?
J.L.M. : Geneanet a la capacité d’animer ces groupes de bénévoles. Nous sommes l’hébergeur de tous ces travaux qui restent leur propriété. Il y a la numérisation puis l’indexation des registres, des travaux en partenariat avec des archives comme les Archives nationales. Les bénévoles ont la satisfaction de participer à un projet au bénéfice de tous. Le mot « altruisme » peut sembler exagéré mais il est exact. Certains effectuent d’ailleurs un travail de titan. L’un d’entre eux, Claude Franckart a effectué un chantier considérable, monacal, pendant plusieurs années, consistant à numériser intégralement des archives des châteaux ! Son plaisir est que ces archives soient accessibles à tous. Certains nous disent que c’est leur vie et qu’ils ont pu sortir de leur solitude grâce à cette communauté.
C’est une ruche décentralisée !
On ne voit pas de limite au bénévolat : pour tout nouveau projet, il y a toujours des personnes prêtes à participer. Voyez le projet des arbres 1914-1918, qui a pour but de construire des arbres collaboratifs restituant une famille aux poilus morts pour la France. In fine, ce projet revient à reconstituer les populations villageoises au XIXe siècle. Ces arbres, sont lancés à partir de projets plus anciens (livres d’or, tables de mariage du XIXe s.) ; ensuite, des communautés de généalogistes se les approprient. Pour le département du Calvados, un participant épluche tous les articles de journaux à la recherche de faits divers, pour les relier à des individus.
Un autre exemple ?
En 2014, l’un de nos membres nous a proposé de nous intéresser aux matricules napoléoniens. En huit ans, nous sommes déjà à plus d’un million de soldats indexés ! Une équipe entière travaille dessus. C’est intéressant pour des gens qui ont des ancêtres parmi ces soldats : avec la fiche matricule, ils obtiennent la description du visage, la taille, la couleur des yeux, la forme du front…
Les cotisations suffisent à faire face aux charges ?
Nous avons deux types de public. D’une part, des clients qui payent leur cotisation et sont exigeants sur le service qu’ils reçoivent. Et d’autre part un très grand nombre de membres qui se sentent partie prenante d’une communauté et sont très attentifs à la préservation de notre modèle : contributif, collaboratif et freemium.
Nous restons attentifs à ce que nos niveaux de recrutement et d’investissements ne se développent qu’à proportion du soutien de nos membres. Une politique rendue possible grâce aux apports des membres « premium ». Du coup, nous lançons aussi beaucoup de projets qui n’ont aucun but lucratif. Juste parce qu’on estime que c’est utile pour la communauté. D’une certaine façon, tout ce qui est bénéfique pour l’écosystème généalogique est bon pour Geneanet.
Et pourtant Geneanet vient d’être racheté
Nous avons été rachetés par Ancestry en septembre 2021. Paradoxalement, c’était un moyen de pérenniser Geneanet face à la concurrence d’acteurs commerciaux accumulant des bases de données considérables. La promesse d’Ancestry est de respecter notre modèle communautaire. Ce qui nous a rassurés, c’est qu’ils partagent la même expérience que nous avec « FindAGrave », un site dont la communauté numérise les cimetières outre-Atlantique. Grâce à Ancestry, nous bénéficions des investissements considérables qu’ils font dans l’indexation de l’état civil, ce qui nous permet de rendre plus attractive notre offre Premium. On essaie de préserver un équilibre entre ces deux approches : l’assise communautaire gratuite et l’offre « premium » réservée aux membres qui bénéficient de fonctionnalités et de contenus plus pointus.
Il s’est beaucoup dit que les plateformes de généalogie, intéressaient les investisseurs pour le futur business de la prédiction médicale. Ça vous semble exact ?
Les sociétés américaines et israéliennes se sont, c’est vrai, lancées dans des offres sur la prédisposition des maladies. Ils en sont revenus. Les plateformes généalogiques provoquent l’intérêt des investisseurs, d’abord parce que ce sont des modèles à forte croissance où vous investissez de manière importante pour faire de l’acquisition de contenus en les faisant indexer à bas coût chez des prestataires en Inde ou à Madagascar. Ensuite, plus vous disposez de membres, plus vous amortissez vos investissements. C’est une course permanente à l’acquisition de contenus. Pour Geneanet, c’était compliqué de suivre devant à cette problématique et à ces géants. Pour ne pas risquer d’être marginalisé, nous avons choisi de répondre positivement à la proposition d’Ancestry.
Aujourd’hui, quelle est votre place en France et en Europe ?
En termes de trafic et de contenu, Geneanet est numéro un. Sur Similarweb, qui permet de comparer les trafics entre tous les sites comparables, nous apparaissons comme le leader en Europe continentale. Nous avons des communautés en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Suède et en Slovénie.
L’archéologie a longtemps été considérée la supplétive de l’Histoire. Puis il y a eu les fouilles d’urgence, et l’archéologie est devenue un producteur de nouveaux contenus historiques. C’est un peu ce qui se passe avec la généalogie ?
Au départ, les généalogistes faisaient de la généalogie dans leur pré carré, puis comme les généalogistes font les choses en grand, nous sommes devenus producteurs de ressources. Le fait de numériser toutes les tutelles et curatelles du Châtelet de Paris sur trois cents ans et de les mettre en ligne permet à d’autres usagers de bénéficier de notre force de frappe. Qui aurait été en mesure de mener un tel projet de numérisation et d’indexation ? Du coup, nous tentons de nouer des relations fructueuses avec des historiens en échangeant nos résultats. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, se montrent méfiants et ne souhaitent pas partager leurs sources ; d’autres, au contraire, se sont montrés très ouverts, comme Robert Descimon, un historien en prosopographie. Il a réalisé un énorme travail de dépouillement et d’analyse des archives notariales, numérisé et mis en ligne par Généanet après son accord.
Par ailleurs, il faut savoir que le généalogiste amateur une fois son arbre terminé va s’immerger dans l’histoire locale puis tenter de se rattacher à des événements plus larges. De la petite Histoire on se dirige vers la grande Histoire, alors que l’historien procède plutôt le cheminement inverse. En tout cas, je peux vous dire que beaucoup d’historiens utilisent notre plateforme, une source indispensable pour des abonnés qui font une thèse ou des études historiques. Si vous discutez avec un directeur d’archives, il vous dira que l’état civil représente 2 à 3% de ses fonds et le notariat 50%. Le potentiel de données non encore exploitées reste considérable pour le généalogiste.
Vous devenez ainsi contributeurs ou coproducteurs de recherches…
J.L.M. : Oui. Nous travaillons par exemple avec les Archives nationales ou avec l’Institut national d’études démographiques. Autre exemple : Eugène Bruneau-Latouche, un érudit qui a étudié les familles en Martinique, m’a contacté parce qu’il trouvait dommage que ses livres restent en accès confidentiel. J’ai mis ses cinquante ans de travaux en accès libre. Ce qui est formidable, c’est que la généalogie ne constitue plus un terrain de chasse réservé aux aristocrates. Tout un chacun devient susceptible de s’intéresser à son histoire familiale.
Qu’est-ce que vient changer l’ADN en généalogie ?
L’INSERM estime le nombre de demandes de tests ADN à 100 000 par an en France, alors même que cet acte reste illégal. L’intérêt de la généalogie par ADN est de deux ordres. Il y a l’approche qui promet de vous faire découvrir de quelles régions du monde viennent vos ancêtres. C’est amusant mais la fiabilité dépend des bases statistiques utilisées… L’autre promesse, plus sérieuse, c’est la révélation des cousinages généalogiques, et là, la démarche est implacable ! Tous vos cousins et parents, connus ou insoupçonnés, seront identifiés à condition qu’ils aient réalisé eux aussi leur empreinte ADN et qu’ils l’aient mise en ligne. En France, la généalogie par ADN n’a pas un intérêt considérable parce que les archives sont pléthoriques et permettent souvent de remonter, sans grande difficulté, jusqu’au XVIIe siècle voire au XVIe siècle à Paris. Le test ADN est plus utile aux États-Unis, où les sources sont plus aléatoires. Il est surtout utile quand vous êtes bloqué sur un chaînon manquant ou une branche morte de votre arbre. L’inconvénient, c’est que, de temps en temps, vous découvrez que votre père n’est pas… votre père. Nous avons travaillé pour faire changer la réglementation lors des discussions sur les lois bioéthiques, mais le législateur a considéré que les gens ne devaient pas connaître leurs origines au risque de les traumatiser et qu’il fallait préserver le secret. Pourtant, quand on discute avec ceux qui sont en quête de leur origine, ils souffrent surtout de ne pas savoir.
La libéralisation des tests ADN changerait quelque chose pour vous ?
On peut déjà commander son test par envoi d’un échantillon de salive à l’étranger et utiliser le résultat en France. La loi qui interdit la vente des tests est purement virtuelle. Une plateforme de généalogie a même orchestré une campagne de publicité à la télévision jusqu’à ce qu’on le lui interdise. Il a recentré ensuite sa communication sur Internet et, quand on consulte son site, on peut acheter le kit ADN sans difficulté. Personne n’a jamais payé une amende pour avoir pratiqué un test ADN. Vous comprendrez que, pour Geneanet, l’accès aux tests ADN est indispensable. On ne peut pas être compétitifs face aux concurrents si nous n’offrons pas cette option. Ancestry, notre actionnaire, a d’ailleurs une offre ADN toute prête. Pour l’heure, à défaut de pouvoir commercialiser nous-mêmes ces kits, nous proposons de mettre les fichiers ADN réalisés aux États-Unis ou en Grande- Bretagne sur notre site pour les comparer aux autres. Ce qui est fascinant avec la révélation de ces cousinages par ADN, c’est de pouvoir résoudre des problèmes de filiations sur lesquelles on a un doute, mais aussi de résoudre des cold case. Aux États-Unis, 200 enquêtes qui étaient au point mort ont été résolues grâce aux tests ADN généalogiques dans le cadre d’une instruction judiciaire.
Vous persistez et vous signez : Geneanet reste Geneanet avec ou sans ADN et avec un nouveau propriétaire…
L’approche de Geneanet est unique : nous formons, je le répète, d’abord une communauté. Chaque année, nous publions une note de blog pour expliquer notre modèle. Lisez les commentaires : il y en a plus de 2000 à chaque fois ! Peu d’entreprises peuvent se prévaloir d’une telle implication de ses membres. Récemment, la Mairie de Paris nous a contactés pour la sauvegarde d’un stock de livres de la Commission des travaux historiques de la Ville de Paris, créée par le baron Haussmann. Nous leur avons proposé de les aider à sauver ces ouvrages en mobilisant notre communauté. En dix séances d’une journée dans un entrepôt de la ville de Paris toute la logistique a été entièrement assurée par un groupe de bénévoles.
Vous comptez combien de ces bénévoles actifs ?
Sur l’indexation collaborative on compte 26000 participants passés et présent. En fonction des projets, leur nombre peut monter à des centaines de participants. Sur le projet avec la Ville de Paris, une dizaine de personnes ont aidé à la manutention des livres et la préparation des colis, sans compter ceux qui ont transporté les ouvrages et tous ceux qui vont procéder à la numérisation pour les rendre accessibles à tous. C’est ça Geneanet. C’est ce miracle-là.
Propos recueillis par Guillaume Malaurie