À force de vouloir tout remplacer par la machine, nous risquons de nous perdre nous-mêmes.
Que restera-t-il de nous si nous nous soumettons à la machine?
par Laurent Sagalovitsch - 1er avril 2024
À un moment donné, il va quand même falloir se demander où collectivement nous désirons aller. J'entends qu'il apparaît de manière de plus en plus transparente que plus nous avançons dans le temps, et plus la technique tend à nous imposer un nouvel ordre, celui de l'extrême rapidité, de l'efficacité tous azimuts, où sous couvert d'une promesse de progrès, notre sort dépendra de plus en plus de la machine et de ses performances.
Plus nous laissons la machine dans toutes ses déclinaisons possibles envahir notre quotidien, et plus nous nous éloignons de nous-mêmes. Qui a envie de vivre dans un monde où toute tâche sera déléguée à une machine sans que nous ayons notre mot à dire? Qui voudra vivre dans un monde désincarné, tributaire de toute une série d'algorithmes qui, mis bout à bout, décideront de la manière dont il faut nous comporter dans l'existence?
Nous sommes précisément des êtres humains, pas des machines. Nous avons une âme, un cœur; nous sommes traversés de tourments qui sont la racine même de notre condition, cette étrangeté à habiter un monde dont nous ne savons à peu près rien, si ce n'est qu'il cessera d'exister le jour où la mort nous en arrachera.
Désespérément, nous recherchons des réponses qui jamais ne viennent. Mais si précisément nous cessons d'être des individus pensants pour s'aliéner corps et âme à la machine, à la technique, que restera-t-il de nous au juste? Ce n'est pas que la machine nous aura remplacés, c'est qu'elle aura transformé l'individu en une sorte de caisse enregistreuse dont le seul souci dans l'existence sera de se divertir, d'abandonner la métaphysique pour la seule satisfaction de ses besoins matériels.
Tous autant que nous sommes, nous sommes chétifs, perdus à nous-mêmes, en prise avec un monde qui depuis l'aube de la création nous dépasse, nous écrase, condition qui fait évidemment notre grandeur et notre courage. L'homme n'est grand que parce qu'il ne cesse de chercher des réponses, de s'interroger sur ses origines mêmes, de tenter de trouver un compromis entre son angoisse existentielle et la nécessité faite de vivre malgré tout sa vie. Par la robotisation de la pensée, enlevez-lui ses capacités réflexives, et il finira par devenir une coquille vide, l'image même du néant.
Si d'un coup d'un seul, la pensée disparaît au profit de la machine, si l'écrit s'efface, remplacé par des traitements de texte, si l'intelligence s'intéresse seulement à rendre ce monde encore plus productif, si nous détricotons étape après étape ce qui constitue le fondement de nos âmes, que nous restera-t-il à nous autres, si ce n'est d'assister, impuissants et résignés, à notre propre disparition?
Voyez comment l'intelligence artificielle s'impose à nous. Nous n'en sommes qu'à ses balbutiements et déjà nous sentons combien en de nombreux domaines, elle sera notre tombeau. Partout, elle envahit notre quotidien, nous forçant à l'utiliser quand bien même nous rechignons à le faire. Elle ne nous laisse d'autres choix que de se plier à ses diktats.
Elle nous emprisonne dans tout un système de croyances qui voudrait nous convaincre qu'elle sera notre salut alors que par bien des aspects, elle contribue à propager une uniformité de la pensée, une paresse de l'esprit si universellement répandue que bientôt, nous ne serons même plus en mesure de réaliser à quel point elle nous aura rendu imbéciles à nous-mêmes.
L'intelligence artificielle, c'est le principe de la télévision, l'avachissement de l'homme, multiplié à la puissance dix mille. Si nous laissons la machine nous supplanter dans tout ce qui relève de la créativité, si nous abandonnons peu à peu le domaine de l'intellect à la seule volonté de la technique, alors nous perdons ce qui fait notre essence même, notre besoin de nous confronter, de nous questionner, de sans relâche, interroger notre condition d'êtres pensants.
Si nous faisons le deuil de la culture, c'est-à-dire de notre capacité à nous remettre en cause, alors nous cessons d'être au monde. Nous n'aurons même pas la grâce de l'animal pour nous sauver, non, nous deviendrons des estomacs qui goberont des milliards d'informations sans jamais être en capacité de les questionner. Dans cette béatitude de la bêtise qui peu à peu consacrera notre avilissement, nous deviendrons les champions de notre propre défaite.
Il est évidemment déjà trop tard. On ne peut pas, on ne sait pas arrêter la marche du monde. Il nous faut la subir, la plupart du temps, malgré nous. Non, la seule chose que nous pouvons faire, c'est de ralentir sa progression, de collectivement nous ressaisir pour résister à sa volonté de nous écraser. De cesser de nous comporter comme des moutons pour tâcher de lui tenir tête, quand bien même nous saurons notre défaite inéluctable.
Lisez, instruisez-vous, manifestez votre besoin de musique et de poésie, étonnez-vous, questionnez-vous, remettez-vous en cause, montrez-vous à la hauteur de votre condition de mortel, soyez fiers de vos tourments, chérissez vos peurs, n'ayez pas honte de vos fragilités, elles sont la condition de votre salut.
Ce sera notre chant du cygne.
Notre symphonie des adieux.