La contestation actuelle du pouvoir est unique. Sans leaders, incontrôlable, elle porte en germe la remise en cause violente des institutions.
La crise à laquelle Emmanuel Macron est confrontée a-t-elle un équivalent sous la Ve République? Depuis la mi-novembre, les «gilets jaunes» ont mis la France en ébullition. Parti d'une contestation de la hausse des taxes sur les carburants, et spécialement le gasoil, qui entamait encore le pouvoir d'achat des populations modestes les plus éloignées des services publics et des centres de consommation (les grandes surfaces), le mouvement s'est rapidement emparé d'une palette de revendications hétéroclites. Et parfois contradictoires. Il n'en demeure pas moins qu'il reflète un malaise profond sur lequel tous les partis d'opposition tentent de surfer et de capitaliser.
La contestation des «gilets jaunes» de 2018 peut-elle être rapprochée du mouvement de 1995 contre la réforme des régimes spéciaux de retraite? C'était un 15 novembre! Le Premier ministre, Alain Juppé, présente alors un plan de rigueur qui concerne la Sécurité sociale, les retraites, les dépenses de l'assurance maladie, les tarifs hospitaliers et les allocations familiales. Globalement, la presse voit plutôt ces réformes d'un oeil favorable. Les syndicats, hormis la CFDT, ne l'entendent pas de cette oreille.
Trois semaines de grève dans les transports, plusieurs journées de manifestations massives, dont une rassemblant, selon les estimations, de un à deux millions de personnes dans toute la France, ont finalement raison d'une partie de la réforme. Juppé lâche du lest: le volet touchant les régimes spéciaux est abandonné. Le reste sera adopté par ordonnance. Les «gilets jaunes» ont-ils une filiation avec 1995? Pas vraiment. Il y a vingt-trois ans, Jacques Chirac avait été élu président de la République sur le thème central de la «fracture sociale», six mois avant le plan Juppé et le changement de cap radical qui privilégiait la lutte contre les déficits.
Macron est-il passé de la constance à l'entêtement?
Rien de cela en 2017. Macron n'a pas été élu sur la fracture sociale mais sur un souhait implicite de régénération politique. Ce souhait a provoqué une explosion du cadre politique ancien dont la matérialisation la plus probante a été l'élimination au premier tour de la présidentielle des représentants des deux formations qui ont alterné au pouvoir depuis le début de la Ve République: François Fillon pour Les Républicains et Benoît Hamon pour le Parti socialiste. A contrario, le second tour du scrutin a opposé un candidat «de gauche et de droite» qui n'avait jamais fait de politique avant d'être appelé au gouvernement par François Hollande et une candidate, championne d'une extrême droite qui n'est jamais retournée aux affaires depuis la chute du régime de Vichy.
Mieux encore, le chef de l'État applique à la lettre le programme sur lequel le candidat Macron a été élu. Pas de revirement, pas de changement de cap. L'opinion lui a même reconnu cette constance pendant plus d'une année, lui laissant le «bénéfice du doute» devant les résultats qui se faisaient attendre. Et c'est précisément cette constance, analysée maintenant par cette même opinion comme de l'acharnement ou de l'entêtement, qui lui est reprochée et qui nourrit un rejet confinant parfois à la haine viscérale et irrationnelle.
La protestation de 1995 avait un cadre bien défini et des chefs de file qui l'étaient tout autant. La contestation des «gilets jaunes» avait un point de départ précis attaché au pouvoir d'achat qui s'est noyé dans un flot revendicatif de mesures antagonistes culminant autour de la démission de Macron et de la dissolution de l'Assemblée nationale. Et après trois semaines de lutte où l'on parle beaucoup moins du blocage des ronds-points ou des zones commerciales et beaucoup plus des violences inouïes et incontrôlées qui ont émaillé la manifestation du 1er décembre, à l'Arc de triomphe et dans le quartier des Champs-Élysées, à Paris, les «gilets jaunes» n'ont toujours pas de leaders reconnus, de porte-paroles acceptés par tout le mouvement.