C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu la riche histoire de la Lituanie, autrefois le plus grand pays d’Europe, s’étendant de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire. L’histoire n’a pas toujours été tendre avec vous, mais elle témoigne d’une incroyable résilience de votre pays, sans équivalent en Europe. Bien que pendant de nombreux siècles la Lituanie ait dû subir l’ingérence des puissances environnantes, elle a continué à lutter sans peur et avec conviction pour son indépendance et pour sa préservation”, a déclaré le roi des Belges, Philippe, lors d’un dîner officiel dans le palais des Grands-Ducs (à Vilnius) en octobre 2022. Il n’a pas mentionné que les Lituaniens n’avaient pas uniquement lutté pour leur indépendance, mais aussi pour celle de la Belgique. Et pour cause.
Au Musée royal de l’armée et de l’histoire militaire de Bruxelles, la première salle est consacrée aux guerres napoléoniennes, car c’est ici, en Belgique, à Waterloo, qu’elles ont pris fin. La deuxième salle évoque la période des luttes de la Belgique pour son indépendance et, dans un petit coin à gauche, se trouve un panneau intitulé : “Officiers polonais en service dans l’armée belge”.
Les prémices du Printemps des peuples
“En 1830, Nicolas Ier, tsar de Russie, donna ordre aux troupes polonaises du royaume de Pologne de marcher sur Bruxelles afin d’étouffer l’insurrection belge triomphante. Les Polonais refusèrent d’obéir aux ordres et se soulevèrent en disant : ‘Nous ne marcherons pas contre un peuple qui lutte pour sa liberté.’ La révolution polonaise fut noyée dans le sang, elle n’en avait pas moins retenu sur la Vistule les troupes russes qui se préparaient à envahir la Belgique. Après la défaite de la Pologne, des officiers polonais émigrés ont été cordialement accueillis par la Belgique et incorporés dans les rangs de sa jeune armée”, lit-on sur le présentoir sur lequel sont représentés le lion belge, l’aigle polonais et inscrits les noms de plus de 50 officiers qui ont rejoint l’armée de Belgique depuis 1830.
Au début du XIXe siècle, le Printemps des peuples en est à ses prémices, et les Belges qui étaient sujets du royaume uni des Pays-Bas [les provinces belges et néerlandaises ont été réunies en un seul État lors du congrès de Vienne de 1815] ne veulent pas rester à l’écart. Peu de temps après la révolution de juillet 1830 en France, qui a renversé le roi Charles X, les Bruxellois se soulèvent à leur tour, à la suite de la représentation de l’opéra La Muette de Portici de Daniel Auber (qui exalte le sentiment de la patrie et de la liberté). Les impôts, la politique centralisée de Guillaume Ier, monarque des Pays-Bas, les discriminations et la persécution de l’Église catholique mécontentaient les Belges. Les forces néerlandaises envoyées en septembre ne réussissent pas à réprimer le soulèvement et, le 4 octobre, l’indépendance de la Belgique est déclarée.
Une affaire de famille
Les grandes puissances qui dirigeaient alors le monde – l’Autriche, le Royaume-Uni, la France, la Prusse et la Russie – n’étaient pourtant pas enclines à soutenir les révolutions et les changements. Le mot “liberté” déplaisait plutôt au tsar Nicolas Ier, pour qui ce soulèvement était aussi une “affaire de famille”. Le prince Guillaume, l’héritier du trône des Pays-Bas (qui deviendra le roi Guillaume II en 1840), avait épousé Anna Pavlovna, la sœur du souverain russe.
“Comme la Russie voulait envoyer l’armée polonaise pour réprimer le soulèvement belge contre les Pays-Bas, cela a été l’étincelle, car les Polonais souhaitaient rétablir leur souveraineté. Et au lieu de partir en Belgique, ils ont retourné leurs armes contre les Russes”, explique l’historien Karolis Zikaras. Rapidement, le soulèvement gagne la Lituanie et de nombreux nobles lituaniens s’y rallient.
“Comme le soulèvement a échoué, de nombreux insurgés ont fui. Or la Belgique avait besoin d’officiers. Elle avait des soldats mais pas d’officiers [qui étaient restés fidèles aux Pays-Bas].”
“On a identifié environ 80 émigrés liés à la Lituanie en Belgique, mais il devrait y en avoir beaucoup plus”, estime Algimantas Daugirdas, l’ancien conservateur au musée de la guerre Vytautas le Grand de Kaunas. Des officiers et les sous-officiers ont en effet rejoint l’armée belge lors des soulèvements ultérieurs.
Un rôle méconnu
Il ne faut pas reprocher au roi des Belges Philippe de ne pas avoir mentionné le rôle des Lituaniens dans l’indépendance de la Belgique. “Les relations entre Polonais et Lituaniens sont méconnues. Même le directeur du Musée royal de l’histoire militaire a été étonné de savoir qu’une partie de ces Polonais étaient des Lituaniens”, relève Karolis Zikaras.
Le nom “Lituanie” avait en effet été effacé de la carte de l’Europe politique en 1791. La république des Deux Nations (composée du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie) se faisait appeler “Pologne”. Les Deux Nations avaient pourtant signé un engagement pour indiquer que la Lituanie n’avait pas disparu et que deux nations existaient bien : les Polonais et les Lituaniens.
“Cependant, les nobles ne parlaient plus lituanien déjà depuis le début du XVIe siècle”, explique l’historien. Quand la Russie occupe une grande partie de la république des Deux Nations, la Pologne et la Lituanie obtiennent des statuts différents. La partie polonaise conserve son autonomie, tandis que la Lituanie disparaît. “À l’époque, nous avions une double identité : d’un côté nous étions lituaniens, mais dans un sens plus large, politique, nous étions considérés comme des Polonais”, affirme l’historien Karolis Zikaras.