Doit-on s'étonner que le candidat auteur de "Révolution" ait provoqué la révolte des gilets jaunes après un an et demi de mandat?
Lors de sa campagne Emmanuel Macron s'est appuyé sur "la société civile", sollicitant les contributions des citoyens via les réseaux sociaux ou sur le terrain lors de la "grande marche". Horizontalité, expression directe, occupation de l'espace public: les gilets jaunes défient Emmanuel Macron avec ses propres méthodes.
Une fois élu, le chef de l'Etat a poursuivi dans son évitement des corps intermédiaires ces survivances du vieux monde. À commencer par les syndicats. Le dimanche 6 janvier 2019 sur France Inter, le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger expliquait "Je n'ai eu aucun contact avec le président de la République depuis le 10 décembre (...) Si ce gouvernement considère qu'il aura la réponse seul, il se met le doigt dans l'œil." Le mercredi 9 janvier, le président du MEDEF Geoffroy Roux de Bézieux renchérissait sur RTL: "-Vous avez eu un contact avec Emmanuel Macron? –Pas plus que Laurent Berger (...) Je préfère appeler les syndicalistes, au moins ça fait avancer les choses..." Dès lors, pourquoi les gilets jaunes perdraient-ils du temps dans les syndicats ou les partis politiques?
Pourquoi les gilets jaunes perdraient-ils du temps dans les syndicats ou les partis politiques ou respecteraient-ils les médias traditionnels que le Président boude?
Le Président évite aussi les entretiens dans les médias "traditionnels", leur préférant des allocutions comme celle du 10 décembre avec ses annonces en direction des gilets jaunes, puis ses vœux aux Français le 31 au soir. Ainsi, depuis le premier samedi de mobilisation des gilets jaunes, le Président de la République n'a-t-il accordé qu'une seule véritable interview, le 14 novembre au 20 heures de TF1 de Gilles Bouleau. Et encore, les conditions et le cadre avaient été fixés par l'Elysée -en direct du porte-avion Charles De Gaulle. Son autre "entretien", avec Michel Drucker sur France 2, tenait lui du publi-reportage avec les militaires français au Tchad. Là, l'échange avait été enregistré. Dès lors, pourquoi les gilets jaunes respecteraient-ils les médias traditionnels que le Président boude?
De 2014 à 2016, lorsqu'il était secrétaire général adjoint de l'Elysée puis ministre de l'Economie, Emmanuel Macron s'est progressivement émancipé de François Hollande, celui qui l'avait fait Prince. Tantôt innovant, tantôt moqueur, tantôt provocateur, tantôt insolent mais toujours disruptif... Dès lors, pourquoi les gilets jaunes respecteraient-ils une fonction qu'Emmanuel Macron a contribué à égratigner?
L'émergence des gilets jaunes est un effet mécanique du big-bang macronien. En constituant une grande force centrale, Emmanuel Macron a tracé ce qu'Alain Minc nomme "le cercle de la raison" libéral et pro-européen, englobant une partie de la social-démocratie et du centre-droit ouverts à la mondialisation. Emmanuel Macron a repris à son compte la recette d'Alain Juppé: "il faudra peut-être songer un jour à couper les deux bouts de l'omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble et laissent des côtés les deux extrêmes de droite et de gauche, qui n'ont rien compris au monde."[2] Mais le cœur de l'omelette n'est pas si large. Et ses deux bords vraiment pas marginaux.[3]
L'émergence des gilets jaunes est un effet mécanique du big-bang macronien. Emmanuel Macron est leur Docteur Frankenstein.
Les gilets jaunes sont les deux bords de l'omelette qui se rebiffent. Rejetées hors d'un supposé "cercle de la raison", des radicalités de droite et de gauche sont venues se greffer sur ce mouvement apolitique. Et si elles ne sont pas alliées, elles ont un adversaire commun en la personne du chef de l'Etat. Voilà comment l'insoumis François Ruffin en vient à faire l'éloge du complotiste pro-Alain Soral Etienne Chouard, et l'intellectuel d'extrême-gauche Eric Hazan[4] à déclarer: "le fait que l'extrême-droite soit présente dans cette violence en défrise pas mal. Mais moi ça ne me gêne pas (...) Parce que les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même."[5] Aujourd'hui, la frange violente des gilets jaunes s'exprime dans une double-haine de l'Etat: contre l'impôt et contre les forces de l'ordre, avec un anti-élitisme commun.
Emmanuel Macron est le Docteur Frankenstein des gilets jaunes. À verticaliser et à recentraliser l'action publique, il a concentré sur sa personne et sa fonction toutes les critiques montées des ronds-points. Son constat de l'usure de la classe et des pratiques politiques étaient tellement justes que les gilets jaunes l'ont pris au mot: chiche! À disruptif, disruptif et demi!
[1] Révolution, Emmanuel Macron, éditions XO, 2017
[2] Dans Le Point du 4 janvier 2015
[3] Au premier tour de la présidentielle de 2017, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan, Philippe Poutou, Nathalie Artaud et François Asselineau ont totalisé 48,23% des voix.
[4] Fondateur des éditions La Fabrique et éditeur de L'insurrection qui vient
[5] Entretien à Mediapart le 7 décembre 2018