Il existe plusieurs manières d'aborder une langue: l'approche descriptive (on observe et on relate) se distingue de l'approche normative (on fixe des règles et on corrige les écarts). L'Académie française penche invariablement vers le normatif, tandis que les linguistes tendent au descriptif, plus neutre d'un point de vue scientifique.
Mais ces approches complémentaires peuvent devenir des oppositions franches à la vue d'un point médian ou d'un SMS –pardon, d'un texto–, bourré d'emojis et d'abréviations. Est-ce Molière qu'on assassine?
Pas vraiment, rappellent des linguistes dans Le français va très bien, merci, car la langue de Molière –«expression commode»– n'est pas la nôtre. En effet, nous ne la lisons pas «dans la graphie d'origine». «Si on le faisait, on découvrirait des signes étranges pour nous, comme le tilde au-dessus de la voyelle pour indiquer qu'elle est nasale: “nous voyõs”. “Moi” s'écrivait “moy” et “français”,“françois”, prononcé “fransoué”. Eh oui, la prononciation aussi a changé. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter les lectures reconstituées par Benjamin Lazar sur YouTube. La fameuse “langue de Molière” y apparaît presque comme une langue étrangère.»
Cette mise en garde est salutaire: essayez donc de lire Rabelais ou Montaigne en VO… Idéaliser une langue prétendument figée est illusoire. Et l'imposer, plus encore. Molière lui-même en riait dans Les Femmes savantes. Et c'est pourtant ainsi qu'une langue s'enseigne.
Qui plus est, le français se parle bien au-delà de nos frontières. Or, en dépit de cette «hétérogénéité», l'enseignement de notre langue repose sur des choix, qui conduisent à «UN français artificiellement épuré» dans lequel on privilégie «“j'appris”, le passé simple, mais pas “j'ai eu appris”, le passé surcomposé; “quatre-vingt-dix”, mais pas “nonante”».
Dans leur tract, les linguistes déplorent ces choix normatifs qui président à l'enseignement des langues en plaidant pour une «éducation plurilingue». L'on s'affranchirait ainsi de «la culture de la norme unique forgée par Paris» pour donner davantage de place à la francophonie et aux langues régionales.
Et voici un premier paradoxe.
Comment ne pas approuver telle proposition, synonyme d'enrichissement de l'apprentissage? Mais comment conjuguer cette difficulté supplémentaire au moment où, déjà, l'enseignement du français pose de nombreux problèmes? Les linguistes atterrées suggèrent une forme de complexité tout en en récusant d'autres: ainsi de l'orthographe, dont il faudrait cesser de faire un «outil de sélection» en autorisant «les correcteurs automatiques aux examens comme les calculatrices en maths ou en physique».
L'orthographe justement. Objet de fascination ou de répulsion. Au moment où «la plus grande dictée du monde a rassemblé 1.397 participants sur les Champs-Élysées» dimanche 4 juin, les linguistes balaient cet engouement d'un expéditif: «Des “fautes” d'aujourd'hui deviendront sans doute la norme en 2050.» Écrit au format «réforme de 1990», à la fois «mise à jour» et «rationalisation» qui ne «mettent pas la langue en danger», le tract ignore les accents circonflexes mais autorise une «gageüre», préfère «weekend» à «week-end».
Citant Paul Valéry, selon qui l'orthographe française va du «cocasse» à l'«absurde», il pointe avec gourmandise l'évolution de la langue, «une succession d'ajustements» et beaucoup d'incongruités:
«“Dompter” vient du latin domitare, qui ne contient pas de p.»
«“Posthume” n'a rien à voir avec humus (sinon que son orthographe fait penser à enterrer), il dérive du latin postumus, superlatif de posterus. Le “h” n'a donc pas de raison d'être.»
«“Aspect”, “respect”, “suspect”ont gardé de leur origine un “c” muet. Mais pas “objet”, “préfet”, “projet”, “sujet”, “rejet”.»
Rien de cohérent, donc. Estimant qu'il «est devenu pratiquement impossible d'écrire sans faire aucune faute», les linguistes préconisent d'autres mesures de simplification (adieu «oignon», bienvenue «ognon»). Assurément populaire depuis que Bernard Pivot l'a mise en scène à la télé, la dictée reste source d'angoisses pour nombre d'élèves.
«Si notre orthographe ne parvient pas à faire peau neuve, c'est parce qu'elle est devenue un marqueur social extrêmement puissant.» Marqueur générationnel et marqueur culturel plutôt que social, car la dysorthographie touche toutes les catégories sociales.
Par-delà les querelles qu'elle génère, la simplification, voire la démocratisation de l'orthographe ou de la grammaire nous fait passer du descriptif au normatif. Il s'agit de décisions tout aussi arbitraires que celles qui ont prévalu aux siècles passés. Favoriser l'apprentissage et éviter les discriminations: la position se défend aisément. Elle est pourtant peu cohérente au regard d'autres propositions contenues dans le tract: donner davantage de place aux variantes francophones, intégrer l'écriture inclusive. Car, là, il n'est plus du tout question de simplifier.
«Si l'on réenseignait l'accord de proximité en français à côté de l'accord au masculin pluriel? Si l'on continuait à tester des techniques pour exprimer le genre, puisque seules les plus plébiscitées resteront en usage?» «Né au début du XXIe siècle, le néopronom iel, comme d'autres innovations récentes (ellui, celleux, toustes) permet de garder l'indétermination; créé au départ pour désigner une personne non-binaire, iel évolue vers un emploi générique (surtout au pluriel).»
De telles propositions ont l'avantage de faire sortir du bois les réacs de toutes obédiences et les «amoureux de la langue» que récuse la linguiste Julie Neveux, s'exprimant au micro de France Inter. Est-ce assez pour les légitimer? Et, surtout, faire fi de la complexité nouvelle qu'elles entraînent? Pourquoi simplifier ici pour complexifier ailleurs? Le descriptif laisse place à un normatif revendiqué, celui d'une langue qui porte un combat politique, avec son cortège de «néographies».
Dans un média –surtout quand il en a préconisé l'usage–, l'écriture inclusive est forcément désirable. Or, le tract, qui y consacre un chapitre, se borne à en faire une technique.
«Pour favoriser le sens générique, les doublets de type “Françaises, Français” ou la parenthèse utilisée sur les documents officiels à la fin du XXe siècle (“né(e)”, “domicilié(e)”) ne semblaient pas gêner grand monde. Le terme “écriture inclusive” désigne parfois toutes ces techniques ou bien, par restriction, un seul procédé d'abréviation, permettant d'éviter les doublets et de gagner de la place: les étudiant.e.s, étudiant-e-s ou étudiant·es abrégeant les étudiants et étudiantes. »
C'est bien là le problème. Si l'écriture inclusive a la beauté d'un formulaire Cerfa, elle ne servira qu'à complexifier la langue, j'allais écrire: l'enlaidir –mais c'est là un jugement subjectif. À cet égard, et c'est bien démontré, l'accord dit de voisinage ou de proximité est nettement plus séduisant –et probablement plus facile à apprendre car «on ne dit pas “certains régions et départements”». L'évidence.
Pour ma part, l'écriture inclusive est séduisante lorsqu'elle devient un exercice de style, une contrainte oulipienne. Mieux encore: qu'elle soit indiscernable à première vue, pour mieux duper le lectorat rétif (comme cet article par exemple). Car la langue est aussi un jeu, un plaisir, une joie et tout cela semble ici oublié.
C'est là l'ultime paradoxe de ce tract, pourtant stimulant. Le plaisir de la langue y est étonnamment absent, alors qu'il a été rédigé par des personnes qui ont choisi de lui consacrer leur vie professionnelle. Comme le sujet est politique, ces textes écartent tout ce qui fait la saveur de la langue: ses difficultés, ses surprises, ses exceptions.
La notion de jeu (et l'apprentissage peut être ludique) est absente. L'exception est stigmatisée, la difficulté repoussée. La littérature? Disparue. Absents, le rire ou l'émerveillement que procurent une blague, un jeu de mots, une tournure maladroite ou subtile. Comme si la langue, ce bien commun utilisé et malmené par n'importe qui, ne devait être «envisagée (que) de façon scientifique». En nous déniant le plaisir de regarder des étoiles filantes sans rien comprendre à la physique.
En revanche, des évolutions sont proposées qui ne vont pas toutes dans le sens d'une facilité accrue. Sous couvert de neutralité scientifique, c'est une vision de la langue qui est proposée et qui mérite d'être discutée. Il suscitera des colères conservatrices et ravira les apôtres d'une écriture débarrassée de sa pesanteur patriarcale. Il nourrira un débat sans cesse recommencé et toujours passionné. Il permettra d'illustrer le slogan (pardon) de Roland Barthes: la langue est «fasciste, car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire».
En attendant que ces linguistes atterrées parviennent à s'installer sous la coupole du Quai Conti. Car, oui, évidemment, ce tract n'oublie pas de cocher quelques cases corporatistes: «Et si l'Académie française élisait pour moitié des linguistes, en s'inspirant de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique?» Chiche?