Lors de son allocution télévisée du samedi 24 juin, Vladimir Poutine a fait planer la menace d'une guerre civile pour la Russie. Alors que la négociation de sortie de crise avec Evgueni Prigojine n'avait pas encore eu lieu, il a attribué cette menace aux «traîtres» du Groupe Wagner, ainsi qu'à ce qu'il a qualifié d'«agression des néo-nazis et de leurs maîtres», se référant à l'Ukraine et aux pays occidentaux. Vladimir Poutine a continué son discours avec une référence historique frappante: 1917, soit la date de la révolution russe.
«C'est un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple», a-t-il continué en faisant référence à la rébellion des mercenaires du Groupe Wagner. «C'est exactement le genre de coup qui a été porté à la Russie en 1917, lorsque le pays a participé à la Première Guerre mondiale. Mais la victoire lui a été volée. Les intrigues, les querelles, les politiques menées dans le dos de l'armée et du peuple ont abouti au plus grand des chocs, à la destruction de l'armée, à l'effondrement de l'État et à la perte de vastes territoires. Et pour finir, la tragédie de la guerre civile.»
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Sous la direction du régime des bolcheviques, la Russie se retire en effet de la guerre contre l'Allemagne, mais le pays plonge également dans une guerre civile. Le discours de Poutine illustre un outil prisé par le Kremlin pour asseoir son autorité en Russie et justifier son impérialisme à l'étranger: le cadrage historique. En rappelant la défaite militaire et la guerre civile qui ont suivi la prise de pouvoir par la force des communistes en 1917, Vladimir Poutine utilise l'histoire pour faire passer un message simple: moi ou le chaos.
Un soutien continu de la population russe pour l'invasion de l'Ukraine
Cette rébellion du Groupe Wagner est survenue alors que l'invasion de l'Ukraine par la Russie dure depuis plus de seize mois. Tandis que les preuves abondent en faveur de crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis par l'armée russe, et que la Russie se trouve plus isolée que jamais de la communauté internationale, une question demeure dans tous les esprits: comment se fait-il que les Russes ne se révoltent pas contre le régime de Poutine?
Quelques manifestations ont bien eu lieu à Moscou et Saint-Pétersbourg, mais ces dernières furent de petite envergure et l'opposition russe à Poutine cessa de se faire entendre quelques semaines après le début de l'invasion totale de l'Ukraine. D'après un sondage datant de février, plus de 70% de la population soutient l'invasion et ce niveau est resté stable depuis le début de la guerre. Les Russes qui vivent en Occident et donc hors du contrôle du Kremlin sont toujours aussi peu nombreux à dénoncer la guerre. Au contraire, on ne compte plus en Occident le nombre d'agressions de Russes contre des Ukrainiens.
Une partie de la réponse à ce mystère se trouve très certainement dans l'utilisation et la manipulation de l'histoire dont fait usage le Kremlin, en particulier centrée sur le rôle de l'armée russe dans la Seconde Guerre mondiale, afin de justifier son pouvoir autoritaire à domicile et ses interventions militaires à l'étranger. C'est la thèse d'un livre paru le 1er juin, qui étudie la «politique de la mémoire» du pouvoir russe: Memory Makers – The Politics of the Past in Putin's Russia de la chercheuse Jade McGlynn.
«L'appel à l'histoire» au cœur de la politique du Kremlin
En 2020, Vladimir Poutine introduit des amendements législatifs si importants qu'on peut considérer qu'ils forment une nouvelle constitution pour la Fédération de Russie. Si la plupart des observateurs ont déduit que cette nouvelle constitution permet à Poutine de rester au pouvoir jusqu'en 2036, Jade McGlynn note qu'«au cœur de cette constitution se trouve une codification du devoir de “défendre la vérité historique” et “protéger la mémoire” de la Grande Guerre patriotique, le terme de la Russie pour la guerre de l'Union soviétique contre les nazis de 1941 à 1945».
Quelques semaines avant le référendum constitutionnel de 2020, Poutine a donné une leçon en ligne pour marquer la Journée de la connaissance, quand les écoliers et étudiants retournent à l'école et l'université. Il a condamné les «collaborateurs de temps de guerre», expliquant pourquoi ceux qui «distordent» l'histoire –c'est-à-dire ceux qui s'écartent du narratif du Kremlin– sont les «équivalents modernes des collaborateurs nazis».
La «vérité historique» promue par le Kremlin est extrêmement sélective. Personne ne conteste l'immense courage et le sacrifice des soldats de l'URSS dans leur combat contre les nazis. Néanmoins, la version de l'histoire poussée par le Kremlin et ses médias met de côté:
le Pacte germano-soviétique de 1939;
le massacre de Katyn en avril et mai 1940;
la présence d'officiers nazis de haut rang invités à la parade militaire du 1er mai 1941 sur la place Rouge à Moscou;
la présence de 4 millions d'Ukrainiens au sein de l'Armée rouge lors du combat de l'Union soviétique contre les nazis;
les viols de masse de l'armée soviétique en Allemagne entre 1944 et 1948;
l'occupation brutale des pays d'Europe de l'Est par les Soviétiques après 1945.
Ces faits historiques avérés (non exhaustifs) ne font pas partie de la «vérité historique» codifiée dans la loi par le Kremlin car ils gêneraient les narratifs visant à défendre la grandeur de la Russie et en particulier de son État.
Les narratifs historiques flexibles du Kremlin visent à «créer une identité russe cohérente à partir du passé afin d'en tirer une légitimité politique dans le présent». La chercheuse explique que ces narratifs centrés autour de la victoire triomphale de l'Armée rouge contre les nazis lors de la Grande Guerre patriotique visent à promouvoir trois idées clés:
les bénéfices d'un État fort;
le chemin spécial de développement de la Russie;
le statut messianique de grande puissance mondiale de la Russie.
La justification pour ces trois idées clés vient de l'argument selon lequel les Russes patriotes ont accès «à une compréhension enrichie du monde, une conscience de leurs propres histoire et traditions qui les imprègne d'une connaissance privilégiée de comment le monde fonctionne».
Certains événements historiques tragiques sont aussi mobilisés, comme la guerre civile après la révolution de 1917 qui a été rappelée par Poutine dans son discours du 24 juin. La période chaotique à la fin de l'URSS dans les années 1990 a également été beaucoup mobilisée par le Kremlin. Les événements traumatiques (réels ou imaginés) de la dernière décennie du XXe siècle sont utilisés par le gouvernement russe pour illustrer les effets négatifs d'un État faible ou les conséquences désastreuses quand «la Russie essaie de suivre ou se voit imposée un chemin de développement étranger». Le Kremlin et ses médias remémorent la douleur de ces traumatismes pour «enseigner à une nation inquiète qu'elle ferait mieux de continuer à soutenir Poutine que de risquer de répéter le chaos qui était là avant».
L'appétit des Russes pour les narratifs patriotiques de l'histoire
La nouvelle constitution de 2020 n'est toutefois pas arrivée par hasard. Comme l'explique Jade McGlynn:
«Le gouvernement russe, les médias et –dans une certaine mesure– le public avaient soigneusement préparé le terrain pour [la nouvelle législation de 2020] très en avance, travaillant comme créateurs de mémoire pour pousser l'histoire au cœur de la culture politique et populaire russe. Les efforts qu'ils ont entrepris ont fait partie de l'“appel à l'histoire” du Kremlin, un terme qui dénote l'utilisation intensive et la propagation d'interprétations sélectives de l'histoire par le gouvernement pour définir ce que ça veut dire d'être russe, pour justifier son propre pouvoir et projeter son autorité à domicile et à l'étranger.»
La chercheuse note qu'en jouant sur la gratification émotionnelle liée au fait d'être constamment plongé dans des récits patriotiques de l'histoire, les médias du Kremlin utilisent la technique du «cadrage historique» pour rendre l'histoire pertinente aux personnes qui consomment ces médias maintenant, en prétendant que «les traumatismes désespérés et les triomphes euphoriques du passé sont en train d'être répétés en temps réel». Les médias liés au pouvoir russe jouent sur la satisfaction émotionnelle que permettent ces récits patriotiques sélectifs du passé afin de donner l'impression aux Russes qu'ils «participent, et même qu'ils reconstruisent, des épisodes héroïques du passé».
Contrairement à ce que pourraient laisser penser les propos de Vladimir Poutine en 2020, qui indiqueraient qu'il s'agit d'une approche extrêmement coercitive, Jade McGlynn insiste sur le fait que les tactiques employées par le pouvoir pour inculquer ces narratifs se sont appuyées sur «un véritable appétit du public pour une histoire plus patriotique». L'approche du Kremlin est plutôt «dialogique avec les besoins et demandes de la société». Le Kremlin s'appuie sur les narratifs populaires de l'histoire et ensuite «dévie ces narratifs pour ses propres besoins, plutôt qu'en imposant certaines vues en dépit des perceptions du public».
Une politisation de l'histoire de plus en plus forte en Russie depuis 2009
Dès 2009, le gouvernement russe a créé la Commission présidentielle de la Fédération de Russie de lutte contre les tentatives de falsifier l'histoire. En 2011 et 2012, après que des manifestations contre la corruption et les élections truquées dans les grandes villes russes ont secoué le Kremlin, le gouvernement a renforcé son utilisation de l'histoire afin d'accroître sa légitimité. Il «régula de plus en plus fortement les limites des souvenirs “acceptables”, avec certains sujets (en particulier la Grande Guerre patriotique) sacralisés au-delà de tout débat». Toute déviance des narratifs historiques promus par le gouvernement est ainsi devenue sujet de sécurité existentielle pour le pays.
2012 a vu la création de deux organisations influentes clés dans la défense des interprétations sélectives de l'histoire promues par le Kremlin: la Société historique russe (SHR) et la Société historique militaire russe (SHMR). Le rôle de ces organisations consistait à créer des expositions, des conférences et autres activités ayant trait à l'histoire, en particulier autour de la Grande Guerre patriotique. Jade McGlynn note que la SHMR «utilisait principalement de l'argent gouvernemental et suivait strictement les instructions du gouvernement mais se présentait comme une organisation non gouvernementale», donnant ainsi l'illusion que ces initiatives venaient de la société civile.
Ces lois pénalisent notamment «l'irrévérence envers les symboles de la gloire militaire russe, le fait de répandre des informations qui manquent de respect envers les jours fériés liés à la défense du pays».
La chercheuse explique que la SHMR est de loin «l'acteur le plus proéminent pour inculquer la mémoire culturelle approuvée du Kremlin auprès de la société populaire». Elle propage les narratifs historiques sélectifs du gouvernement russe «à travers une grande étendue de média populaires et des interfaces variées, s'assurant ainsi du déploiement réussi du narratif “unificateur” du gouvernement». Jade McGlynn insiste en particulier sur le rôle de la SHMR dans le financement de films de guerre russes mettant en avant la gloire de l'Armée rouge.
Les décrets de mai 2012 de Poutine ont entraîné une augmentation des budgets fédéraux pour l'«éducation militaire patriotique», qui ont doublé entre 2016 et 2020. Les initiatives issues de ce budget se concentrent sur «le passé en privilégiant l'apprentissage de l'histoire militaire et l'émulation des héros militaires du passé».
Depuis 2012, plusieurs dates commémoratives ont aussi été ajoutées au calendrier national, y compris le Jour du Souvenir des soldats russes tombés lors de la Première Guerre mondiale et le Jour des forces d'opérations spéciales, qui célèbre le rôle de ces forces dans la maintenance de la «gloire militaire» de la Russie. D'autres dates commémoratives ont été grandement étendues, comme la parade militaire du 7 novembre qui célèbre la bataille de Moscou. Cette dernière célébration triomphale met complètement de côté la «litanie de pertes» et de tragédies de 1941, causées par l'invasion nazie et «exacerbées par la magnitude du contrôle étatique staliniste».
Le gouvernement a également lancé diverses initiatives visant à rendre les narratifs historiques du Kremlin plus divertissants pour les jeunes. L'exemple le plus connu est celui de l'Armée de la jeunesse, établie en 2016 pour «entraîner les enfants à devenir de futurs soldats, et inculquer les valeurs de patriotisme, service national et respect pour l'histoire nationale et militaire».
Une autre organisation clé dans l'effort de promouvoir la vision de l'histoire du gouvernement est le projet Mémoire historique du parti Russie unie de Poutine. Les objectifs officiels de Mémoire historique consistent à restaurer des monuments historiques ainsi qu'à fournir des efforts de plus en plus importants pour l'«éducation patriotique» des jeunes, notamment en aidant les écoles à bien cadrer leurs programmes scolaires d'histoire. La plupart des activités de Mémoire historique se concentrent sur la Grande Guerre patriotique.
Une répression de plus en plus forte contre les analyses divergentes
Depuis 2012, le gouvernement russe a introduit une série de nouvelles lois visant à réguler strictement ce qu'il est acceptable de dire à propos de l'histoire. Ces lois qui enfreignent gravement la liberté d'expression ne sont malheureusement pas surprenantes une fois qu'on a compris, comme Jade McGlynn l'explique, que le Kremlin ne cherche pas à promouvoir une étude rigoureuse et scientifique de l'histoire, mais plutôt certains récits historiques soigneusement sélectionnés ou parfois inventés de toutes pièces, et qui permettent au gouvernement russe d'assoir sa légitimité.
Ces lois mémorielles sont définies de manière si large qu'elles «peuvent s'appliquer à presque tout le monde». Le caractère vague et arbitraire de ces lois «rend tout le monde nerveux, ce qui encourage les gens à faire très attention aux utilisations de l'histoire du gouvernement afin de s'assurer de ne pas enfreindre les nouvelles lois».
Ainsi, depuis 2012, certaines lois comme l'article 354 semblent s'attaquer aux réhabilitations du nazisme. Mais outre les propos pro-nazisme, ces lois pénalisent «l'irrévérence envers les symboles de la gloire militaire russe, le fait de répandre des informations qui manquent de respect envers les jours fériés liés à la défense du pays, ou le fait de diffuser consciemment des fausses informations sur les activités de l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale». Comme le note Jade McGlynn, ces «fausses informations» qui se trouvent criminalisées incluent notamment le fait de reconnaître que l'URSS a annexé les pays baltes.
En juin 2016, un écolier de la ville sibérienne de Perm a été condamné pour «falsification de l'histoire» après avoir écrit que l'URSS partageait une partie de la responsabilité de la Seconde Guerre mondiale car elle attaqua la Pologne avec l'Allemagne.
Le contrôle de plus en plus strict du gouvernement sur l'infrastructure internet et le contenu en ligne a entraîné un blocage et un filtrage généralisés du contenu.
Outre les lois mémorielles, le gouvernement peut faire appel à d'autres méthodes traditionnelles pour faire taire et punir les personnes qui mettent à mal les narratifs historiques du Kremlin. Ces méthodes ont été utilisées contre Youri Dmitriev, alors à la tête de la branche de Carélie de l'ONG Memorial. Avant sa dissolution en 2021, Memorial visait à préserver la mémoire des victimes du pouvoir soviétique.
Lorsque le ministre de la Culture Vladimir Medinski et la branche locale de la SHMR ont avancé que 9.000 corps retrouvés dans cette région proche de la Finlande étaient ceux de soldats soviétiques tués par les Finlandais lors de la guerre d'Hiver sans qu'aucune preuve permette d'appuyer cette affirmation, Youri Dmitriev a dénoncé cette tentative de manipulation.
Il s'est alors retrouvé accusé d'avoir utilisé sa fille adoptive pour produire des contenus pédopornographiques (il en a par la suite été acquitté), puis de possession illégale d'armes à feu (il en a une nouvelle fois été acquitté), et enfin d'agression sexuelle contre sa fille, pour laquelle il purge une peine de trois ans et demi de prison. En l'absence d'État de droit et de procès en bonne et due forme, Jade McGlynn avertit que cette condamnation «doit être traitée avec suspicion et contextualisée dans la répression de plus en plus forte contre les formes de recherche indépendantes et gênantes en Russie».
Un paysage médiatique sous le contrôle du Kremlin
Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine a fait preuve d'une manipulation consciente des médias pour façonner l'identité nationale, en mettant en œuvre diverses mesures qui ont considérablement limité la liberté des médias. Ce contrôle s'est étendu à la plupart des stations de télévision et des principaux journaux, soit par le biais de la propriété de l'État, soit par des alliances avec des hommes d'affaires favorables au gouvernement.
Après 2012, le gouvernement russe a réagi aux manifestations de masse par des restrictions supplémentaires sur les médias, la liberté d'expression, et une législation contre les points de vue «extrémistes». L'État a utilisé des lois limitant le contrôle étranger des médias russes comme base pour introduire des mesures supplémentaires visant à réprimer la dissidence.
Parmi ces lois, on trouve en particulier l'imposition d'amendes pour la distribution dans les médias de masse de matériaux produits par une entité reconnue et enregistrée comme un agent étranger en Russie, si ces publications ne portent pas déjà un signe spécial désignant l'éditeur comme un «agent étranger». Ces restrictions s'appliquent aux publications et aux messages diffusés en ligne ou à travers les réseaux sociaux.
Depuis 2022, l'État russe est devenu plus assertif dans son contrôle sur les médias, employant diverses tactiques telles que des pots-de-vin, un traitement préférentiel et un contrôle indirect par la propriété. L'autocensure parmi les journalistes renforce davantage le contrôle de l'État. De plus, une loi sur les médias de 2017 oblige désormais les agrégateurs de nouvelles en ligne à ne présenter que des médias approuvés par l'agence de presse fédérale Roskomnadzor, c'est-à-dire l'État.
Le contrôle de plus en plus strict du gouvernement sur l'infrastructure internet et le contenu en ligne a entraîné un blocage et un filtrage généralisés du contenu. Malgré la perception externe des médias alignés sur l'État russe comme de la propagande simpliste, ils ont une influence significative dans la formation du discours public. Avec la télévision comme principale source d'information pour une grande partie de la population, cela souligne la nécessité d'un examen académique attentif du paysage médiatique russe et de son rôle dans la diffusion de récits pro-Kremlin.