Accélérée par la crise du covid, la numérisation de la vie quotidienne se poursuit, brutalisant quotidiennement les dépassés et les réfractaires sur l’air du « c’est ainsi ». Cette violence mériterait pourtant de trouver écho sur la place publique, explique notre chroniqueuse, d’autant plus que les services publics ne sont pas épargnés.
Imaginez que l’État et les entreprises aient décidé que tout se ferait, désormais, dans une autre langue. En anglais, mettons. Pour remplir sa déclaration d’impôts, refaire sa carte grise, ouvrir une ligne de téléphone, acheter un billet de train — ce serait en anglais. La décision aurait été motivée par d’alléchantes perspectives de profit pour les multinationales, qui pourraient licencier une bonne partie du personnel servant d’interface avec le pays hôte tout en s’épargnant les coûts de traduction de tout le marketing, des procédures techniques et de la gestion client. L’État, lui, aurait investi dans les « procédures anglicisées » pour faciliter sa mise en conformité avec les institutions européennes et internationales. On aurait considéré qu’une bonne partie de la population — en réalité uniquement les couches les plus favorisées — maîtrisait cette langue, que les jeunes élevés aux séries et à la musique américaines la parlaient de plus en plus, et que le reste des gens allait s’y mettre. Ou plutôt, les sphères dirigeantes ne se seraient même pas posé la question. Elles seraient parties du principe que c’était un progrès, évident et consensuel, qu’il fallait s’aligner sur les pratiques du secteur privé et que de toute façon tous les pays européens faisaient pareil. Et le président de la République aurait annoncé que l’administration serait anglicisée à 100 % d’ici 2022.
Quant à vous, lassé de recevoir des courriers incompréhensibles et de ne pouvoir y répondre, vous auriez poussé la porte du Pôle emploi avec la ferme intention de régler enfin votre dossier. Mais la personne au guichet vous rappellerait d’un air désolé qu’elle n’a pas le droit de parler français. Elle vous indiquerait un stand improvisé devant lequel s’étirerait une queue de plusieurs mètres et d’où partiraient des éclats de voix courroucés. Une hôtesse surmenée traduirait les courriers tendus par les usagers, sans pouvoir intervenir sur leurs dossiers. Postés dans le hall, les vigiles se tiendraient prêts à intervenir, car bizarrement, depuis l’anglicisation des services, les agressions sur le personnel auraient augmenté, et des pancartes rappelleraient les peines encourues pour outrage à une personne chargée d’une mission de service public.
Impossible d’attendre deux heures pour accéder à la traduction. Il ne vous resterait qu’à déranger encore votre nièce qui a étudié aux États-Unis pour qu’elle fasse vos démarches. Vous rentreriez avec votre lassitude, votre exaspération. À nouveau, vous vous étonneriez que l’anglicisation des services n’ait pas déclenché un tollé et qu’elle ne suscite que des commentaires agacés en privé, sans effet.
Que devient toute cette colère ? Depuis des années, tout cela se déroule dans une ambiance de faux engouement et d’autocensure. L’employée du Pôle emploi, de la CAF ou des impôts déteste probablement autant que vous cette nouvelle norme qui détruit son travail. Mais ni elle, ni ses collègues, ni son syndicat n’ont émis la moindre critique en public, de peur de passer pour des anglophobes réactionnaires fermés au reste du monde.
Cette histoire m’est venue quand j’ai dû à nouveau effectuer les démarches en ligne de mes parents. Malgré leur âge, ils ne font pas partie des 23 % de la population adulte qui se disent « mal à l’aise avec le numérique » [1]. Ils possèdent des ordinateurs personnels depuis des décennies, et je me souviens que mon père m’a montré comment envoyer un courriel en 1995. Mais, bien qu’ils soient privilégiés et disposent de tout le matériel nécessaire, il leur est impossible de jongler avec une dizaine d’espaces personnels et des codes confidentiels envoyés par SMS. Le problème à résoudre ce jour-là, la résiliation d’un abonnement Free, fait sans doute partie des cas extrêmes auxquels ils pouvaient être confrontés : pour obtenir l’adresse à laquelle renvoyer sa box, il faut composer le numéro d’un serveur vocal et passer sans encombre toutes les procédures de vérification automatisées. À ce stade déjà psychédélique, l’entreprise dont le fondateur est copropriétaire du quotidien dit de référence [le journal Le Monde] de ce pays a décidé de vous tendre un piège : le robot vous demande votre « code hotline », un code dont vous n’avez jamais entendu parler, qui n’est ni votre identifiant ni votre code secret. Il est caché dans la rubrique « Mon assistance » de votre espace personnel, mais pour le savoir, j’ai dû aller enquêter sur des forums d’usagers en ligne. Ensuite, il fallait encore repasser par la plate-forme téléphonique sans se tromper à aucune de ses étapes, récupérer le formulaire de résiliation actualisé que le serveur vous fait envoyer par courriel, l’imprimer, puis se débrouiller pour trouver un point relais affilié à une entreprise bien spécifique, là encore en allant le chercher sur internet. Mes parents n’avaient tout simplement aucune chance d’y arriver. Aucune.
Officiellement, nous avons donc 23 % de la population française, c’est-à-dire plus d’un adulte sur quatre, c’est-à-dire treize millions de personnes, pour qui la vie est devenue impossible. Treize millions de personnes qui ne peuvent même plus s’acheter un billet de train, qui se sentent incompétentes et humiliées, font la queue dans les Maisons des services publics et n’ont aucune chance de trouver un emploi par les voies officielles, de percevoir les allocations auxquelles elles ont droit ou de toucher les subventions à la rénovation thermique. C’est le résultat de la numérisation des services : plus d’un adulte sur cinq est devenu illettré parce que l’État et les entreprises, en vingt ans, ont imposé l’équivalent d’une nouvelle langue. Pour quelqu’un qui n’a jamais possédé d’ordinateur et ne se connecte jamais, son apprentissage est hors de portée — pas plus qu’on peut maîtriser l’anglais, le chinois ou le norvégien en quelques mois, à moins d’y consacrer absolument tout son temps. C’est l’une des transformations sociales les plus radicales et les plus absurdes qui ait jamais été menée ; et les élites ont réussi à faire en sorte qu’on s’oblige à la considérer comme une évidence, un détail pratique dont toute personne de bonne volonté peut très bien s’accommoder (« Il va falloir vous y mettre »).
L’État ne devrait pas pouvoir exiger l’achat d’un ordinateur, d’un « smartphone », d’une imprimante, d’un scanneur et d’un abonnement internet
Mais les discours misérabilistes sur la « fracture numérique » ignorent un point essentiel : c’est le fait que parmi ces treize millions d’individus, une bonne partie pense peut-être que l’État ne devrait pas pouvoir exiger d’eux qu’ils achètent un ordinateur, un smartphone, une imprimante, un scanneur et un abonnement internet (le parc électronique de base) ; qu’ils aident des entreprises privées à faire du data mining ; qu’ils transforment leur vie pour se consacrer à ces systèmes addictifs et envahissants ; qu’ils contribuent à la suppression des fonctionnaires et aux licenciements induits par la numérisation. Une partie d’entre eux pense aussi qu’on ne peut pas les obliger à polluer en achetant toutes ces machines « dématérialisantes ». Qu’on veuille les aider ou leur botter les fesses, on présente toujours ceux et celles qui répugnent à numériser leur vie comme des gens qui n’ont pas encore compris, alors que, bien au contraire, ils ont souvent très bien compris. La question n’est pas celle de l’aptitude personnelle mais celle de la liberté.
La numérisation des commerces et des administrations a en elle-même des conséquences plus directes et décisives que les résultats des élections de ce mois de juin. Elle est pourtant totalement absente du débat public. Hormis le collectif Écran total [2], qui rassemble depuis une dizaine d’années des professionnels confrontés à la déshumanisation de leurs métiers par le numérique et des chômeurs en lutte contre la « bunkérisation » des services publics, rares sont ceux qui ont le courage d’en tirer les conclusions politiques.
Si le RGPD est entré en application récemment, en plaçant l’Europe à l’avant-garde de la protection des données à caractère personnel, il ne doit pas nous dissuader de nous interroger en profondeur sur la question des identités, dont les contours se sont redéfinis à l’ère numérique. Il s’agit bel et bien de porter une réflexion critique sur des enjeux éthiques et philosophiques majeurs, au-delà de la seule question de la protection des informations personnelles et de la privacy.
Les politiques actuelles sur la protection des données mettent l’accent sur les droits de la personne. Mais elles ne prennent pas la mesure de la manière dont l’exercice de notre libre arbitre se voit de plus en plus empêché au sein d’environnements technologiques complexes, et encore moins des effets de la métamorphose numérique sur les processus de subjectivation, le devenir-soi de l’individu. On considère le plus souvent, dans ces textes, un sujet déjà constitué, capable d’exercer ses droits, sa propre volonté et ses principes. Or, le propre des technologies numériques – telle est la thèse ici défendue – est de participer à la formation des subjectivités selon un mode nouveau : en redistribuant sans cesse le jeu des contraintes et des incitations, elles créent les conditions d’une plus grande malléabilité des individus. Nous détaillons ces processus dans notre ouvrage Les identités numériques en tension.
Si les moyens mis en place par le RGPD sont clairement nécessaires pour soutenir l’initiative et l’autonomie de l’individu dans la gestion de sa vie numérique, il faut cependant souligner que les notions mêmes de consentement et de contrôle par l’utilisateur vis-à-vis de ses données, et sur lesquels le mouvement actuel repose, restent problématiques. Et cela parce que deux logiques, distinctes mais concordantes, sont aujourd’hui à l’œuvre.
Si une certaine sensibilité des utilisateurs aux traces laissées volontairement ou involontairement au cours de leurs activités en ligne, et dont il peut avoir connaissance (comme, par exemple, des métadonnées de connexion), semble s’accroître, et peut servir de support à l’approche basée sur le consentement, cette dynamique rencontre assez vite ses limites.
Tout d’abord, la multiplication des informations récoltées rend irréaliste l’exercice systématique du consentement et le contrôle par l’utilisateur, ne serait-ce qu’en raison de la surcharge cognitive que cet exercice effectif exigerait de sa part. Ensuite, le changement de nature des moyens techniques de collecte, exemplifiée par l’avènement des objets connectés, conduit à la démultiplication des capteurs qui collectent les données sans même que l’utilisateur puisse s’en rendre compte, comme le montre l’exemple, de moins en moins hypothétique, de la vidéo-surveillance couplée à la reconnaissance faciale et, plus amplement, le cas de toutes les connaissances que les opérateurs acquièrent sur la base de ces données. Il s’agit ici d’une couche de l’identité numérique dont le contenu et de nombreuses exploitations possibles sont absolument inconnus de la personne qui en est la source.
Qui plus est, une forte tendance des acteurs, étatiques et privés, consiste à vouloir décrire l’individu de manière exhaustive et totale, en créant le risque de le réduire à un ensemble de plus en plus complet d’attributs. Dans ce nouveau régime de pouvoir, le visible se réduit à ce qui peut être saisi en données, à ce qui relève de la mise à disposition immédiate des êtres, comme s’il s’agissait en fin de compte de simples objets.
La deuxième logique à l’œuvre dans nos sociétés hypermodernes touche à l’inscription de ce paradigme basé sur la protection et le consentement dans les mécanismes de la société néolibérale. La société contemporaine conjugue en effet deux aspects en matière de privacy : il s’agit de considérer l’individu comme étant visible de manière permanente, et comme étant responsable individuellement pour ce qui est vu de lui. Un tel ensemble de normes sociales se consolide à chaque fois que l’utilisateur exerce le consentement – ou l’opposition – à l’utilisation de ses données. En effet, à chaque itération, l’utilisateur renforce sa compréhension de soi-même comme l’auteur et le responsable de la circulation des données. Il endosse aussi l’injonction à la maîtrise des données alors même que cette dernière est le plus souvent illusoire. Surtout, il endosse l’injonction à calculer les bénéfices que le partage des informations peut lui apporter. En ce sens, l’application stricte et croissante du paradigme de consentement peut être considérée comme étant corrélative d’une conception de l’individu qui devient non seulement l’objet d’une visibilité quasi-totale, mais aussi – et surtout – un agent économique rationnel, à même d’analyser son agir en termes de coûts et de bénéfices.
Cette difficulté fondamentale fait que les enjeux futurs des identités numériques ne se réduisent pas à donner plus de contrôle explicite, ou plus de consentement éclairé. Il convient bel et bien de trouver d’autres voies complémentaires, qui se situent sans doute du côté des pratiques (et non simplement des « usages ») des utilisateurs, à condition que de telles pratiques mettent en place des stratégies de résistance pour contourner l’impératif de visibilité absolue et de définition de l’individu comme agent économique rationnel.
De telles pratiques digitales doivent en outre nous inciter à dépasser la compréhension de l’échange social – numérique ou non – sous le régime du calcul des bénéfices que l’on en retire ou des externalités. Ainsi, les enjeux soulevés par les identités numériques dépassent largement les enjeux de protection de l’individu ou les enjeux des « modèles d’affaires », et touchent à la manière même dont la société dans son ensemble conçoit la signification de l’échange social. Dans un tel horizon, il est primordial d’affronter les ambivalences et les jeux de tension qui sont intrinsèques aux technologies numériques, en examinant les nouveaux modes de subjectivation qui sont induits dans ces opérations. C’est à partir d’un tel exercice de discernement que pourra advenir un mode de gouvernance des données plus responsable.
Le déterminisme de l’innovation, qui prophétise la transformation de la société par les «nouvelles technologies», s’est immiscé dans de nombreux discours. Même la recherche scientifique, par essence rationnelle, n’y échappe pas. La technique n’est pas neutre, elle est truffée de valeurs morales.
La science contaminée par les croyances numériques
Nous savons que nos circulations numériques sont orientées : de nombreux algorithmes nous «recommandent» des recherches, des achats, des amis. Ces algorithmes ont-ils pour autant du pouvoir ? Assurément non. Un algorithme est une production humaine, mise en place pour des besoins parfois précis, et d’autres fois non. Il ne menace personne. La technique ne peut être jugée, seuls peuvent l’être ceux qui la développent ou la détournent pour des motifs illégaux (accroissement de la richesse ou du pouvoir aux dépens d’autrui, diffusion d’idéologies, meurtre, etc.). On ne peut accuser un algorithme d’insertion d’un film publicitaire dans une vidéo YouTube. En revanche, on peut juger les personnes qui décident de telles insertions dans les films pour enfants de 2 ans.
La technique n’est pas pour autant neutre. Elle est truffée de valeurs morales : au XIXe siècle, le travail des enfants fut interdit en ajustant les machines textiles américaines à la taille des adultes, au grand dam des industriels qui pensaient que la concurrence étrangère les anéantirait. Quelles valeurs structurent le numérique ? Elles sont capitalistes, sous couvert de libéralisme : alors qu’un Etat (les Etats-Unis) fut à l’origine des usages massifs d’Internet, aujourd’hui seules les start-up, par définition privées, ont droit de cité pour le développer.
La technique ne nous est pas plus extérieure. Nos expériences quotidiennes nous le rappellent : nous nous déplaçons avec des bicyclettes, nos corps sont truffés de prothèses, de la paire de lunettes au plombage dentaire, nombre d’entre nous ne survivraient pas sans prise quotidienne de médicaments, et nous écrivons avec des ordinateurs fonctionnant à l’électricité. Peut-on imaginer plus intime ?
Pour le dire autrement, nombre de techniques, surtout une fois socialisées, ne sont pas objectivables. Nous avons peine à séparer ce qui sépare l’humain (le sujet) de ses techniques (des objets ?), et nous savons que nos représentations du monde sont métissées par ces appareillages qui nous ont aidés à comprendre que le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, que les microbes existent, que la matière ou la réalité ont des dimensions virtuelles : au-delà de sa fonction utilitaire, la technique fait sens et culture, et nos catégories d’appréhension du monde n’ont plus de rapport avec celles d’un Aristote. Cette hybridité humaine technique existe depuis toujours, elle est constitutive de notre humanité.
Restent les discours tenus sur la technique. Le plus fréquent est le déterminisme technique, qui suppose que la technique transforme la société. Il est problématique car il suppose cette extériorité et objectivité dont nous avons vu la fausseté. Il peut être utile pour différencier de façon synthétique des évolutions sur le temps long : pas de ville sans écriture… Mais il n’explique rien : s’il fut dit que le chemin de fer allait transformer la société française, d’autres facteurs étaient oubliés (la colonisation, les guerres), et nous pouvons aujourd’hui douter des effets sociaux des diligences sur rail : c’est bien la société qui en a fait des rames de TGV.
Cette théorie a un petit frère, le déterminisme de l’innovation, qui affirme que ce sont les «nouvelles technologies» qui transforment nos sociétés. Cette théorie est aussi fausse que la précédente, et il a été prouvé qu’elle n’a qu’une fonction politique : freiner les revendications sociales, en invitant les pauvres et les exclus à attendre des jours meilleurs, une fois que ces nouvelles technologies nous auront apporté bonheur, richesse, démocratie et savoirs. La rengaine date du début du XXe siècle. Avec Internet, ces discours renaissent, alors que le chômage, l’analphabétisme (surtout numérique), le terrorisme, les guerres et leurs lots de réfugiés s’amplifient. Ils disent, parfois explicitement, que si nous ne prenons pas ce train du progrès, ce sont les Chinois qui vont y monter, pour nous exploiter : fonçons dans le numérique pour dominer autrui avant que l’inverse ne se produise. Nous sommes loin des utopies fraternelles et démocratiques.
Caractère totalisant
Pour autant, ces propos sur l’objectivité de la technique et sur son pouvoir sociétal sont largement répandus, y compris chez les ingénieurs et scientifiques. Comment se fait-il que des personnes dont le métier est d’exercer une activité rationnelle au quotidien basculent en de tels régimes de croyance ? Certes, elles ne sont pas seules. Les hommes et femmes politiques, publicitaires et bureaucrates reproduisent abondamment de tels discours. Il est aussi possible que nos scientifiques soient contraints par des pouvoirs qu’ils ne maîtrisent plus. Pour le dire autrement, ce ne sont pas les algorithmes qui vont transformer la société et la science, mais ses gestionnaires et toutes les personnes qui aiment les solutions simples.
Preuve en est le caractère totalisant de ces discours : l’Agence nationale de la recherche (ANR), dans l’annexe à son appel générique publié en septembre, a un chapitre entier sur «la Révolution numérique». Le «r» majuscule est dans le texte. Sont ici évoqués l’éducation et la formation, la création et le partage des savoirs et, bien sûr, la culture et le patrimoine. En bref, le numérique fait système. Il résoudra tous nos problèmes. La preuve ? «Apprendre le numérique devient une compétence clé pour l’éducation, tant la capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux du travail, le foyer, l’espace civique, est facteur d’inclusion sociale». Le numérique, meilleur vecteur de lutte contre l’exclusion. Ne sommes-nous pas ici dans le pur registre de la foi, dans le dévoilement d’une nouvelle ère paradisiaque ? Hélas, oui : «Apprendre à l’ère numérique, c’est disposer de la promesse permanente d’un équipement massif, nomade et connecté, qui modifie les valeurs et les comportements.» Oui, l’équipement le plus matériel transforme la société et ses valeurs, c’est écrit dans le «Livre» de l’ANR. Au cas où nous ne serions pas convaincus de la mécanicité de ce déterminisme, il nous est rappelé que «les infrastructures de communication, de traitement et de stockage constituent le socle du fonctionnement de nos sociétés numériques : elles ont un rôle central dans des domaines aussi divers et essentiels que le partage de connaissance, l’émergence des villes». Le Numérique est grand et l’ANR est son «Prophète».
Quid de la réalité, face à ces incantations ?
En sciences (humaines et) sociales, l’informatique et les réseaux ont facilité l’essor de nouvelles méthodes et pratiques de recherche. Mais peu en tirent profit ou en déduisent des analyses épistémologiques. Souvent, le rapport au nombre et à ses possibles reste minimal. Des thèses nous apprennent que X % des personnes utilisent tel outil numérique et Y % sont de sexe masculin. Mais la différence de pratiques à ce sujet entre hommes et femmes n’est jamais calculée. Si la documentation en ligne semble mieux maîtrisée, les arts de compter, dessiner et même écrire ne se repèrent qu’au sein de groupes fort restreints de chercheurs. L’écriture, vue comme technologie de l’intellect, est désormais inaccessible dans sa version numérique à la majorité de nos collègues. Ce qui réduit drastiquement la possibilité d’une pensée critique, hier caractéristique des sciences sociales. On enseigne qu’il faut communiquer avec les réseaux sociaux, mais pas ce que Google, Facebook ou Apple connaissent de nos pratiques. Les questions de surveillance, d’éthique du numérique ne peuvent être abordées faute de culture technique, qui pourtant fait appel à de vieux savoirs ou algorithmes. On se réjouit de poser, sur une affiche de colloque, les logos de Twitter et Facebook, quand ceux d’Esso, Shell ou Volkswagen généreraient assurément de vertueuses récriminations.
Inculture scribale
En bref, nombre d’entre nous ont basculé dans une inculture scribale qui leur fait renier la spécificité de leurs disciplines (expliciter le caractère socialement, culturellement construit des objets et faits sociaux) et les rend doublement dépendants : des spécialistes des sciences exactes, qui eux savent écrire, compter, dessiner, et qui investissent sans vergogne les champs des sciences sociales abandonnés par les nouveaux illettrés du numérique ; et des algorithmes de gestion de l’université, qui les contraignent à de douloureuses abdications. Ici, l’algorithme semble tout-puissant. Mais ce sont les gestionnaires qui manifestent ainsi leur prise de pouvoir en imposant ces logiciels.
Rappelons-le, quelques représentants des sciences sociales et humaines savent tirer grand parti de tous les algorithmes disponibles ; en considérant le numérique comme une technique scribale moderne, ils prouvent que l’écriture est constitutive de nos capacités à penser. Mais ils et elles sont rares, et les étudiants sont de plus en plus déçus des enseignements transmis à l’université.
L’ANR propose de traiter «le fait religieux dans sa diversité : […] rites et croyances, […] place du religieux dans l’espace public». Pouvons-nous proposer à l’ANR, qui s’intéresse tant aux radicalisations violentes, une recherche sur la religiosité du numérique et du «big data», appuyée par une étude précise des discours des agences scientifiques qui en font la promotion ? Car l’ANR n’est pas seule en Europe à produire ce type de discours. Il est à peu près certain qu’un tel projet ne sera jamais financé. La science n’est pas menacée par le pouvoir des algorithmes, elle est malade du pouvoir de ses gestionnaires pétris de croyances en le déterminisme de l’innovation.
Eric Guichard philosophe, maître de conférences HDR à l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib)