Les accidents se multiplient, la cause animale gagne du terrain. Et pourtant, s’étonne ce journaliste britannique, le droit de chasse, acquis pendant la Révolution, reste profondément ancré dans la culture nationale.
L’automne dans la France profonde. L’éclat du soleil sur les grappes empilées, le parfum épicé de la récolte de tournesols, les aboiements sauvages des meutes tandis que la chasse traverse les bois embrumés – et, trop souvent, la tragédie d’une personne abattue par ladite chasse.
En France, la saison de la chasse, qui débute dès le mois d’août dans certains départements du Nord-Est, bat son plein – et, inévitablement, il y aura des morts d’ici la fermeture, en mars. Selon l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), depuis 1999, on a recensé 3 000 accidents de chasse, dont plus de 420 mortels. Certaines des victimes étaient innocentes : une femme de 69 ans tuée dans son jardin quand un chasseur a tiré à travers sa haie ; un conducteur touché par une balle qui avait ricoché sur un sanglier. Mais la plupart des morts sont des chasseurs eux-mêmes, qui ont succombé à un passe-temps qui n’est pas dangereux que pour les animaux.
L’ONCFS attribue ces décès au “non-respect des règles de sécurité élémentaires”, mais il faut prendre en compte les particularités de ce loisir dans l’Hexagone. Parmi le gibier qu’il est possible de tirer en France se trouvent le cerf et le sanglier, pour lesquels il faut utiliser des balles – d’une portée dépassant le kilomètre – plutôt que de la chevrotine, courante en Grande-Bretagne, mais dont la portée n’est que de quelques mètres. Quoi qu’il en soit, la raison la plus évidente, et la plus significative sur le plan culturel, de cette mortalité, c’est tout simplement le nombre de passionnés. Si les titulaires de permis sont de moins en moins nombreux depuis le tournant du siècle, ils sont encore 1,2 million. En France, la chasse est de loin le troisième hobby le plus populaire, après le rugby et le football.
La chasse fait aussi partie de l’ADN national, de la vision qu’a la France d’elle-même. Cette dernière est peut-être le pays le plus raffiné d’Europe (les trois plus grandes marques mondiales du luxe, Louis Vuitton, Chanel et Hermès, sont toutes françaises), mais en même temps elle est obstinément rurale, les zones non urbaines abritant un tiers de la population (par rapport à la moyenne européenne de 28 %, et de 17 % au Royaume-Uni). De plus, la population rurale en France occupe 450 000 kilomètres carrés, soit une densité de tout juste 11 habitants au kilomètre carré – environ un quart de celle de l’Angleterre. Ainsi, conclut l’Institut national de la statistique, la France est le deuxième pays le plus rural d’Europe, après la Pologne.
Les Français sont aussi les plus constants dans leur hostilité à la mondialisation, les plus fervents défenseurs de la notion d’héritage, et c’est fort probablement lié. C’est un pays animé d’un fort attachement au patrimoine, où la corrida et les combats de coqs sont toujours légaux car ils préservent la tradition – et en France, le patrimoine peut passer outre à la défense des droits des animaux, pour ne rien dire des préjugés des gens des villes.
En 2019, les propriétaires de résidences secondaires sur l’île d’Oléron, sur la côte atlantique, ont intenté une action en justice contre Maurice, un coq accusé de chanter trop tôt. Les autochtones ont soutenu Maurice, et un juge a donné raison à l’auteur des cocoricos, ordonnant aux plaignants de verser 1 000 euros de dommages et intérêts à Corinne Fesseau, à qui appartenait Maurice. Dans le sillage de plusieurs affaires du même type qui avaient vu la trinité honnie des néoruraux, des expatriés britanniques et – pire que tout – des Parisiens en vacances se plaindre des mœurs bruyantes et odoriférantes de la France profonde, l’Assemblée nationale a approuvé une proposition de loi de Pierre Morel-À-L’Huissier, député de Lozère, portant sur la protection du “patrimoine sensoriel” de la France. Autrement dit, “le chant du coq, le bruit des cigales, l’odeur du fumier”.
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Avant de découvrir TikTok et l’électorat des jeunes citadins, Emmanuel Macron avait crânement tenté de s’assurer le vote rural en louant les mérites de la chasse. Il a même relancé les chasses présidentielles au sanglier à Chambord, résidence de chasse du roi François Ier, dans la vallée de la Loire. Habile, dans le cadre de ce que l’on a appelé le “pacte de Chambord”, il a réduit de moitié le prix du permis de chasse, le faisant passer à 205 euros [pour le permis national]
Contrairement au Royaume-Uni, en France, la chasse n’est pas une activité avant tout pratiquée par l’élite ; dans notre coin boisé de Charente, les chasseurs sont le boucher local, le boulanger, le garagiste, l’infirmier et l’agriculteur, qui circulent tous en Berlingo Citroën blanc. C’est la chasse qui fournit le sanglier à rôtir pour le banquet des bonnes œuvres, ce sont les gars qui y vont qui délimitent les sentiers dans la forêt pour la randonnée communale.
En France, qui veut chasser n’a littéralement pas besoin de monter sur ses grands chevaux. Les chasseurs sont le plus souvent à pied, et non juchés sur quelque équidé. C’est pendant la Révolution que le droit de tirer du gibier a été arraché à l’aristocratie, et si les droits de propriété locaux sont abscons, il est généralement admis, rapport à 1789 et tout ça, que les chasseurs ont le droit d’aller où bon leur semble, sauf interdiction expressément formulée par le propriétaire. En France, la chasse est un acte révolutionnaire plutôt que la confirmation d’un statut social.
Mais alors pourquoi les chasseurs sortent-ils donc le dimanche avec leur fusil ? Certains sont pragmatiques. “Ça fait de quoi manger pour la famille pendant une semaine”, m’a expliqué une connaissance à propos du sanglier à l’arrière de sa camionnette. D’autres estiment rendre service à la communauté quand ils tuent des sangliers et des cervidés qui ravagent les récoltes. Ce que beaucoup recherchent, c’est une immersion dans la nature, un moyen de se ressourcer ; ou, comme l’a expliqué le philosophe espagnol José Ortega Y Gasset dans Sur la chasse, un classique mondial sur le sujet : “On ne chasse pas pour tuer mais on tue pour avoir chassé.”
Ce quasi-mysticisme cynégétique est tourné en ridicule par l’association Rassemblement pour une France sans Chasse (RAC) et l’ancienne actrice Brigitte Bardot, qui défend les droits des animaux. Les adversaires de la chasse se font de plus en plus entendre, et ils pensent que le temps et la mode politique jouent en leur faveur.
Les tristes chiffres de la chasse en matière de sécurité fournissent des munitions à ses détracteurs : les appels se multiplient en faveur de restrictions afin que les joggeurs, les promeneurs, les cyclistes et les conducteurs puissent eux aussi se livrer à leurs loisirs du dimanche en paix et sans risque. Une pétition en ligne destinée au président Macron, qui réclamait purement et simplement une interdiction dominicale de la chasse, a récolté environ 200 000 signatures.
Il y a une phrase essentielle à connaître quand on vit en France : “c’est compliqué”. En juin, Macron a enfin déclaré illégale la chasse à la glu, rejoignant ainsi le reste de l’UE. Une décision qui a été interprétée comme une atteinte délibérée à la chasse. (Pendant des décennies, la France a exigé une dérogation au nom de la “préservation du patrimoine”.) En août, la chasse à l’aide de filets ou de cages a elle aussi été interdite, car jugé contraire à la “directive oiseaux” de l’UE, qui date de 2009. Environ 5 000 chasseurs s’adonneraient encore à ces pratiques, qu’exècrent même certains de leurs collègues chasseurs. Or ceux qui chassent à la glu ou au filet ne devraient-ils pas être défendus par la fraternité des nemrods – et plus généralement par le monde rural – puisque, pour paraphraser cette autre clause capitale de la vie française, “qui s’en prend à l’un s’en prend à tous” ? C’est compliqué.
Dans les tensions entre la ville et la campagne, la première n’est pas la seule à multiplier les pressions, les pétitions et les opérations de communication. La puissante Fédération nationale des chasseurs (FNC) s’est engagée à lutter contre “l’érosion de la biodiversité” – au grand soulagement de ses membres, qui se voient comme les seuls véritables amoureux et champions de la nature. Après tout, la campagne française est hérissée de petits panneaux métalliques rouges ornés d’un bandeau tricolore qui signalent la présence d’une “réserve de chasse et de faune sauvage”, conformément à une directive gouvernementale de 1991.
La FNC dénonce de plus en plus souvent les géants de l’agroalimentaire et l’agriculture intensive, ce qui trouve aisément un écho dans un pays où la notion bucolique de paysannerie fait vibrer la corde sensible. Et dans leur guerre publique que suscite leur loisir, les chasseurs se trouvent des alliés qui rafraîchissent l’image de leur activité, qui passe pour être un passe-temps réservé aux hommes d’âge moyen. L’instagrammeuse, mannequin et influenceuse Johanna Clermont est devenue l’égérie des chasseuses et des chasseurs plus jeunes, tout comme Jessica Héraud, qui, à 25 ans, dirige Les Dianes, une fédération féminine de chasse de Charente-Maritime approuvée par la FNC et dont le nom est un hommage à la déesse de la chasse des Romains.
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Les chasseurs ont aussi des amis haut placés dans le monde politique. À l’Assemblée nationale, un député sur cinq fait partie du groupe d’études Chasse, pêche et territoires ; au Sénat, le groupe compte 70 membres. Si Macron a, lui, rejoint le camp des écologistes et des défenseurs des droits des animaux, d’autres représentants importants de son parti soutiennent la chasse. Alain Perea, député En Marche à l’Assemblée nationale, est coprésident du groupe Chasse, pêche et territoires.
[Le 18 septembre], des manifestations en faveur de la chasse ont été organisées dans tout le pays. À cette occasion, les chasseurs ont joué leur atout : ils ont appelé non seulement à préserver la chasse, mais aussi à protéger la ruralité. Dans l’esprit des Français, la chasse et la campagne font toujours un, elles sont encore indissociables. “Macron fossoyeur de nos traditions”, disait une pancarte.
Il y a trois ans, les ennuis du président ont commencé avec les “gilets jaunes”. Aujourd’hui, il ferait bien de veiller à ne pas se retrouver embarqué dans un bras de fer avec les “gilets orange”. La chasse se pratique en France depuis le Paléolithique, avec ses scènes animalières peintes sur les parois des grottes de Lascaux, en Dordogne. Il va falloir du temps avant de pouvoir en sonner l’hallali.
John Lewis-Stempel
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