La virgule est une imposteuse de la pire espèce, une intrigante et une capricieuse, une comploteuse et une usurpatrice qui se plaît à embrouiller l'esprit des auteurs.
J’ai beau être l’écrivain le plus doué de ma génération, le blogueur le plus accompli de la place de Paris, une éminence intellectuelle à l’aura incomparable dont les œuvres complètes sont disséquées dans les plus prestigieuses universités de la planète, une sorte de phare au génie intemporel courtisé par les grands de ce monde, quand arrive l’heure de ponctuer mes écrits, au moment où il me faut décider où je dois apposer une virgule parmi le savant embrouillamini de mes phrases, je suis aussi embarrassé qu’un «gilet jaune» interrogé sur la nature exacte de ses revendications.
Je n’ai aucun respect pour la virgule et elle me le rend bien. Parfois je peux aligner une phrase longue comme un discours de Fidel Castro sans jamais avoir recours à ses services, ivre de ma propre prose au point de la laisser prospérer, libre de toute ponctuation. Et d’autres fois, subissant leur charme insidieux, je les distribue à tout-va avec une générosité telle que quiconque me lirait penserait être confronté à un auteur frappé de dyslexie, atteint d’un hoquet incurable.
Je ne ponctue pas, je bégaye des virgules que je dispose au gré de mon humeur, sans aucun respect pour leurs règles d’usage, règles probablement apprises un jour mais aussitôt oubliées, reléguées dans le caniveau de mon esprit, règles si complexes à appliquer que lorsque pris de remords, j’essaye de comprendre leur fonctionnement par l’étude d’un quelconque livre de grammaire, j’abandonne au bout de deux paragraphes, sourd à ces explications dont je ne comprends ni le sens, ni la portée.
Pour moi, une virgule se met quand elle se met, là où mon intuition me dit de la fixer, au milieu d’un attroupement d’adjectifs, au détour d’un adverbe, dans l’anarchie de verbes qui se répondent et s’entrecroisent. Est-ce donc de ma faute si mon intuition, neuf fois sur dix, me trompe et m’abuse, m’obligeant à clore le premier mouvement d’une phrase là où je devrais la laisser respirer et vagabonder toute à son aise tandis qu’elle me condamne à un laxisme coupable au moment où, tout au contraire, je devrais marquer les adjectifs à la culotte et sanctionner un malheureux verbe d’un coup de faux ferme et résolu?
La virgule est une imposteuse de la pire espèce, une intrigante et une capricieuse, une comploteuse et une usurpatrice, une bébé star venue au monde juste pour compliquer à outrance la vie d’un honnête auteur comme moi, obligé de passer des heures à lire à haute voix sa propre prose afin de déterminer l’endroit exact où apposer sa seigneurie, elle qui quand elle se retrouve là où elle ne devrait pas être, se met à brailler si fort que n’importe quel lecteur la remarque et appelle aussitôt le standard de l’Académie française pour me dénoncer.
La virgule est une grand-mère grincheuse qui met son grain de sel là où on ne lui a rien demandé. Quand on l’oublie, elle crie au sacrilège, à l’abandon, au déclassement, et lorsqu’on la sollicite de trop, elle se vexe, se renfrogne et se plaint d’être mal logée. «Sortez-moi de là, bourreau de virgule», s’exclame-t-elle si d’aventure on en abuse de trop, quand pour une raison quelconque, un oubli ou un étourdissement passager, l’envie nous prend de corseter de près un paragraphe particulier. Mais si jamais à ce même paragraphe on donne congé en la laissant vivre sa vie à sa guise, voilà qu’au bout de deux minutes à peine, elle vient frapper au carreau de la grammaire ainsi malmenée et vitupère: «Et moi alors, je compte pour du beurre peut-être?».
Savez-vous que toutes les fois où je donne à ma bien-aimée –professeure de français dans la vie civile, tortionnaire sans scrupules dans le privé– une de mes chroniques à corriger, par sa faute –la faute de la virgule s’entend– je tremble de peur et manque de m’évanouir. Je vois son regard qui se fronce à la première virgule mal employée, et quand elle en rencontre une deuxième puis une troisième… bien vite une dixième, ses soupirs se font si lourds que je me renfonce dans l’épaisseur de mon canapé au point de vouloir disparaître tout à fait.
Peine perdue!
Arrive toujours un moment où ses soupirs deviennent des grommellements, ses grommellements des petits cris d’exaspération, avant d’exploser en un tonitruant: «Non mais dis-moi la vérité, tu as décidé de te foutre de ma gueule ce soir, c’est ça?! Ce n’est pas possible d’être à ce point nul en ponctuation. Tu prends des cours du soir pour t’emmêler autant avec les virgules? Tu sais qu’avec une grammaire pareille, tu pourrais facilement prétendre au poste de porte-parole des “gilets jaunes”?». La vache.
Penaud je file sans demander, mon reste et ma, chronique, pourtant, superbe, demeure vierge de toute correction au point où quand je l’envoie au secrétaire de rédaction lequel n’a pas son pareil pour traquer les fautes de ponctuation surtout quand elles n’existent que dans son imaginaire détraqué à l’image de son aversion pour les erreurs de syntaxe sans oublier les lourdeurs de style il n’y comprend goûte et me, convoque, derechef, pour, me passer un, savon, un drôle de, savon.
Oui un drôle, de savon!