Comme beaucoup de gens de ma génération, je ne goûte guère l'idéologie ambiante dominée par cette obsession quasi-maladive de tout entrevoir sous le prisme des minorités à défendre, qu'elles fussent culturelles ou sexuelles. Non pas que je trouve ces combats illégitimes –ils ne le sont pas et je partage la plupart des causes défendues–, mais les moyens employés sont si excessifs, autoritaires, parfois mêmes dictatoriaux que j'en viens par un renversement de valeurs à me détourner d'eux.
À dire vrai ils m'exaspèrent, ces nouveaux gourous de l'égalitarisme à tout crin, cette explosion de revendications tout azimuts où la moindre des peccadilles est désormais à considérer sous le rapport dominants versus dominés. Je les crois nécessaires, ces combats. Je pense qu'ils constituent un vrai progrès, une étape importante dans l'histoire de la civilisation –la reconnaissance et l'acceptation des particularismes de chacun–, mais je ne peux que déplorer la façon dont ils sont menés, cette manière très partisane de dresser les gens les uns contre les autres, cette radicalité de l'opinion où, si l'on tente d'apporter un peu de nuance dans la discussion, on est aussitôt considéré comme un ennemi à abattre.
Pire, il me semble que les méthodes employées sont à plus d'un titre contre-productives et débouchent sur des résultats inverses aux espérances affichées. Répéter à tort et à travers que l'homme blanc, quel qu'il fût, en dehors de toutes considérations entourant les circonstances de sa naissance, de son parcours éducatif et de ses conditions de ressources, est à l'origine de toutes les souffrances humaines n'aura comme résultat que de braquer toute une partie de la population au point de l'amener à épouser les causes et les combats d'extrême droite.
De fait, c'est ce qui m'inquiète le plus. Il me semble que plus nous sombrerons dans une outrance identitaire dominée par des questions de race et de genre, plus nous rendrons possible l'avènement de forces hautement réactionnaires, une révolution conservatrice d'une telle ampleur qu'elle balayera tout sur son passage, progrès social comme conquêtes émancipatrices.
Je vois déjà comment un individu comme moi, une personne à peu près raisonnable et rétive à toute forme de violence, réagit quand on lui lance à la figure toute une série d'anathèmes, d'injonctions, d'accusations qui tendraient à me prouver que je suis le dernier des hommes. Au fil du temps, je mesure mon agacement, mon énervement, ma lassitude, mon ressassement. Mais je sais que chez moi ces sentiments-là ne déboucheront sur rien d'autre qu'un simple haussement d'épaules, un long soupir qui se résumera à lui-même.
Je doute qu'il en soit de même auprès de personnes dominées par un instinct de violence, lesquelles sont bien plus nombreuses qu'on ne le suppose généralement. Jusqu'à quand un individu chez qui les fondations ne reposent pas sur une éducation dominée par un esprit de sagesse et de concorde endurera ces sommations et mises en accusation répétées? Jusqu'à quand acceptera-t-il d'être ainsi caricaturé sous les traits d'un infâme colonisateur dont la richesse acquise tout au long des siècles précédents se colore du sang de l'opprimé?
À partir de quel moment la somme de ces frustrations et de ces indignations sera telle qu'elle annihilera chez lui toute capacité de jugement, d'autant plus quand lui-même aura eu à se démener dans des vies étriquées marquées du sceau de la précarité ou de la misère? Qu'est-ce que le trumpisme, si ce n'est en partie l'expression d'un corps électoral las d'avoir à se justifier d'être ce qu'il est et qui attend du politique une remise au pas des revendications identitaires?
Non point que ces revendications identitaires ou genrées n'ont pas lieu d'être. Bien au contraire. Mais, de grâce, point de cette manière frontale où l'on confond tout avec tout, où il n'existe aucune forme possible de débats, où du haut de son intransigeance née de siècles de lutte, on refuse à l'autre de s'exprimer, d'exister, de prétendre participer à la vie culturelle de la nation. Où, au moindre écart ou prétendu tel, on le somme de démissionner, de rendre sa blouse, de s'écarter comme s'il venait de commettre le pire des crimes possibles. Où soudain l'appartenance à la majorité d'une personne présuppose chez elle tout un écheveau d'attitudes, de pensées, de raisonnements qui font d'elles une parfaite coupable.
Ce n'est point ainsi qu'on gagne une société à ces causes. Bien au contraire. Plus l'absence de discernement (et d'humour, d'autodérision!) seront présents dans les universités, au sein des rédactions, parmi les instances démocratiques, et plus la société aura tendance à marquer sa préférence pour des régimes autoritaires –le crépuscule de la gauche, du moins en France, est là pour nous le rappeler.
Que ceux qui sont à la tête de ces luttes émancipatrices s'en souviennent.
Il y a urgence.