Comme l’histoire de la plupart des courants politiques, celle du trotskisme est faite de dissensions, conduisant parfois à la naissance de factions emmenées par des leaders plus ou moins charismatiques ou singuliers. Mais parmi elles, il en est une qui dénote particulièrement : le posadisme.
Par Patrick Marcolini. Texte publié dans Brasero N° 1 (2021). Revue annuelle éditée par les Éditions de L’Échappée
Fondée par Homero Cristalli, alias J. Posadas (1912-1981), celle-ci s’est notamment fait connaître par la publication en 1968 d’un texte au titre baroque : Les Soucoupes volantes, le processus de la matière et de l’énergie, la science et le socialisme. Posadas y affirmait non seulement que les ovnis étaient bien des vaisseaux spatiaux conduits par des extraterrestres, mais que ces habitants d’une autre planète étaient nécessairement parvenus au stade du communisme défini par Marx.
En effet, seule une civilisation communiste, parvenue à un haut degré de développement scientifique et d’harmonisation des rapports sociaux, était en mesure de trouver les moyens techniques de traverser l’Univers pour venir observer l’espèce humaine sur Terre. Cet essai, qui n’était au départ qu’une mise au point dans un débat interne, a pourtant connu une diffusion internationale, alimentant même la légende du posadisme comme « secte trotskiste ovni ».
Mais comme l’a rappelé récemment une longue enquête du journaliste A. M. Gittlitz*, avant de se faire connaître pour ses positions loufoques sur les soucoupes volantes, le posadisme a joué un rôle non négligeable dans l’histoire des conflits sociaux et politiques en Amérique latine. Après une enfance marquée par la misère et une courte carrière de footballeur, Homero Cristalli, qui était issu de la classe ouvrière de Buenos Aires, avait multiplié dans les années 1930 les petits boulots de travailleur manuel.
D’abord jeune militant socialiste, il avait fini par rejoindre les trotskistes, qui à l’époque ne formaient encore qu’un mouvement embryonnaire. S’étant vu confier la tâche d’implanter les idées de Trotski dans le prolétariat par le biais de l’action syndicale, celui qui prend alors le pseudonyme de J. Posadas se distingue par ses talents d’organisateur, et devient à partir de 1947 l’une des figures centrales du trotskisme argentin. Cette année-là, il fonde en effet le POR (T) – pour Parti ouvrier révolutionnaire (trotskiste) – ainsi que le GCI, Grupo Cuarta Internacional, dont le nom définit clairement l’ambition : se faire reconnaître officiellement comme la section argentine de la IVe Internationale, créée neuf ans plus tôt par Trotski pour fédérer les militants bolchéviques opposés au pouvoir de Staline, et reconstituer une avant-garde révolutionnaire à l’échelle mondiale.
Cette reconnaissance par la IVe Internationale sera chose faite en 1951, lors du troisième congrès de l’organisation, qui réunit 74 délégués de 25 pays. Posadas se voit même nommé par ses camarades secrétaire du Bureau latino-américain (BLA), qui a pour mission de développer des sections trotskistes sur tout le sous-continent. Son rôle dans les années 1950-1960 est ainsi de première importance. Par exemple, c’est lui qui supervise la création à Cuba, en pleine révolution, d’une déclinaison locale du POR (T) qui rencontrera la sympathie de Che Guevara, avant d’être éliminée par un Fidel Castro aligné sur les positions soviétiques. Mais son influence est aussi notable au Guatemala du côté du MR-13 (Movimiento Rebelde 13 de Noviembre), une rébellion militaire de gauche menant la guérilla contre l’impérialisme américain, et soutenue par les étudiants et de larges fractions de la classe ouvrière – Gittlitz rappelle ainsi que Posadas était « devenu la figure de proue idéologique des rebelles du MR-13, les poussant à former des conseils paysans révolutionnaires armés partout où ils le pouvaient »**.
Entre-temps, les positions de Posadas et de ses partisans, convaincus que l’effort militant devait se concentrer sur l’Amérique latine comme épicentre de la révolution mondiale à venir, avaient toutefois rencontré l’opposition du reste de la IVe Internationale, si bien que le BLA avait fait scission en 1962 pour se transformer en… « Quatrième Internationale Posadiste ». Celle-ci, qui comptait aussi dans ses troupes plusieurs petits partis trotskistes européens, a d’ailleurs maintenu son existence jusqu’à aujourd’hui, et ce malgré la disparition de son fondateur en 1981.
Posadas n’était donc pas tout à fait le premier hurluberlu venu. Il n’en reste pas moins que les déclarations contenues dans son fameux texte sur les soucoupes volantes sont particulièrement insolites. Dans le détail, Posadas y affirme trois choses. D’une part, il est possible d’extraire directement l’énergie de la matière et de l’exploiter à l’infini, et cela même si les humains, dont les recherches scientifiques sont limitées par les courtes vues de la bourgeoisie, n’y sont pas encore parvenus. D’ailleurs, veut croire Posadas, « un jour, l’énergie viendra de l’air ».
D’autre part, la vie existe probablement dans d’autres systèmes solaires, et des entités intelligentes ont pu y développer les connaissances nécessaires à cette exploitation de l’énergie partout répandue. Par ce biais, elles ont pu réussir à « éliminer toutes les préoccupations dues aux problèmes de la faim et de la lutte de classes », et sont donc passées au communisme. Enfin, comme elles ne sont pas soumises à notre conception du temps – puisque « le temps a été et est une notion acquise par la société divisée en classes » –, traverser l’Univers jusqu’à nous ne leur a posé aucun problème, d’autant qu’elles maîtrisent toutes les technologies pour ce faire. Et voilà donc expliquées les apparitions d’ovnis dans de nombreux pays.
Posadas en tire des conclusions dont la naïveté amuse souvent : « Si des êtres d’autres planètes nous regardent, ils doivent dire avec étonnement : « Oh ! Ils se battent pour une auto, ils se tirent dessus, ils se tuent ! » » Mais d’autres commentaires, relevant de spéculations plus bizarres, contribuent à donner à son texte un style déroutant qui l’apparente à la tradition des « fous littéraires » recensés par Raymond Queneau et André Blavier.
Ainsi Posadas émet-il l’hypothèse que les extraterrestres soient en mesure de modifier la matière à volonté, par une sorte de télékinésie : « Ils peuvent le faire s’ils dominent la science, tout comme ici on peut déplacer des montagnes. Mao Tse Toung dit qu’il faut le faire avec une pelle et une pioche. Ces êtres-là le font en mettant en action l’énergie de la montagne […]. »
Lorsqu’on feuillette les écrits de Posadas datant des années 1960-1970, on se rend compte que ses spéculations portaient en fait bien au-delà de la question extraterrestre, dans des directions à vrai dire inattendues. Il défendait ainsi l’idée selon laquelle la troisième guerre mondiale et l’apocalypse nucléaire étaient inévitables – mais cet événement était à ses yeux un passage obligé vers le socialisme : en dépit de la destruction de la moitié de l’humanité, il signifierait aussi l’annihilation du capitalisme… Autre exemple, cette prophétie de 1978 : sous le socialisme, « l’humanité fera des expériences pour se gagner les animaux dits « sauvages » et ceux-ci cesseront de l’être. Certaines espèces animales disparaîtront encore comme d’autres dans le passé, comme ce fut le cas des mammouths. […] Les êtres humains se préoccuperont dans le futur d’avoir des relations harmonieuses avec les animaux. »
On n’est guère loin des rêveries de Charles Fourier, ce précurseur du socialisme qui annonçait que dans la société de l’avenir, les bêtes inutiles ou nuisibles seraient remplacées par leur « contre-moule », au lion se substituant par exemple « l’anti-lion », « superbe et docile quadrupède », permettant à un cavalier de faire le trajet Bruxelles-Marseille dans la journée.
À la toute fin de sa vie, Posadas s’intéressera également aux expériences du chercheur soviétique Igor Charkovsky sur l’accouchement dans l’eau : celui-ci avait observé le rôle apaisant des dauphins lorsque ceux-ci sont présents auprès des femmes enceintes au moment de la parturition. Posadas en tirera des conclusions optimistes sur la communication entre l’homme et l’animal, imaginant qu’à l’avenir les dauphins pourraient vivre dans des piscines à côté de chaque famille humaine, comme des sortes d’animaux domestiques. C’était tout à fait le genre d’idées qui allait contribuer à populariser le posadisme auprès des amateurs de bizarreries, à l’image de Matthew Salisbury, auteur de l’article aujourd’hui devenu culte qui fit connaître Posadas aux lecteurs de la revue Fortean Times, consacrée au paranormal et aux phénomènes étranges
Selon Gittlitz, le véritable responsable des extrapolations posadistes sur les ovnis comme artefacts d’un communisme extraterrestre n’était pas tant Posadas lui-même qu’un de ses plus proches camarades, Dante Minazzoli, cofondateur avec lui du GCI. Fasciné par la science-fiction et la question de la vie sur les autres planètes, celui-ci mit ce sujet sur la table dans les années 1960, lors d’une discussion interne au mouvement posadiste concernant l’application du marxisme aux sciences naturelles. On ne peut pas exclure que l’écrit de Posadas sur les soucoupes volantes ait été un moyen de contrer l’insistance de Minazzoli sur cette question, en mettant un point final à la discussion par un texte officiel. Posadas y affirme tout de même que « si les extraterrestres existent, il faut les appeler à intervenir pour aider à résoudre les problèmes de la Terre ».
Quoi qu’il en soit, les autres tendances trotskistes s’appuyèrent sur cela pour présenter les posadistes comme des fous. Et c’est ainsi que furent posées les bases de la légende présentant leur mouvement comme un « culte ufologique trotskiste », légende qui lui vaut aujourd’hui la sympathie de quantité de plaisantins sur le Web, au point d’être devenu une sorte de mème Internet. Pourtant, il y avait bien un élément religieux dans le posadisme. Dante Minazzoli écrivait encore au soir de sa vie, en 1996 : « Le processus qui mène au contact cosmique de l’humanité tout entière avec les extraterrestres est irréversible, même s’il prendra des décennies à s’accomplir. Aucune force ne peut l’arrêter. Ni les puissances qui règnent sur la Terre ni les extraterrestres agressifs, avec ou sans « pacte diabolique » entre eux, ne pourront empêcher l’humanité de devenir un jour membre à part entière de la Communauté intergalactique".
Dans son livre, Gittlitz prétend que le potentiel subversif du « communisme alien » de Posadas est son ouverture radicale à l’autre, perceptible dans son intérêt pour les extraterrestres et pour les animaux : cette « xénophilie » serait plus que jamais d’actualité à l’heure où les politiques d’émancipation doivent prendre en compte la question queer ou celle des migrants. De même, ses positions sur la guerre nucléaire et son « communisme de l’apocalypse », foncièrement optimistes, seraient un antidote au pessimisme démobilisateur engendré par le spectacle de la destruction des bases écologiques de la vie sur Terre.
On peut aussi voir les choses différemment. Le posadisme présente en effet l’intérêt de montrer jusqu’où peut conduire l’idéologie du progrès lorsqu’elle est poussée à son comble : le délire pur et simple. Soyons clairs : ce n’est pas forcément lorsqu’ils postulent l’existence d’êtres intelligents sur d’autres planètes que Posadas ou Minazzoli déraisonnent – après tout, pourquoi pas ? Ce qui apparaît comme délirant, c’est plutôt l’idée que le développement technoscientifique conduirait nécessairement, ici comme dans le reste de l’Univers, au plus haut degré d’égalité et d’harmonie entre les êtres vivants. Pour ce qu’on peut voir sur la Terre, l’histoire des deux derniers siècles suggère plutôt l’inverse…