Le film de Jean-Pierre Cottet, Georges Pompidou, la cruauté du pouvoir, passé mercredi dernier sur France 3 aura sans doute été pour beaucoup une découverte, celle d’un homme d’Etat français, mort il y a cinquante ans au milieu de son mandat présidentiel, et dont la mémoire se trouve quelque peu obscurcie par l’ombre portée du général de Gaulle, auquel il a succédé. Le héros avait fait place à un anti-héros : Sancho Panza après Don Quichotte. Le documentaire, étoffé par la connaissance d’Éric Roussel, par ailleurs biographe de Pompidou, a remis les mémoires en place, corrigé les caricatures et marqué l’importance d’une personnalité somme toute exceptionnelle.
Un aspect de cette histoire m’a paru insuffisamment mis en lumière : la pensée du Premier ministre Pompidou dans les journées de Mai 68. Les réalisateurs ont bien montré le rôle politique joué par lui dans ces semaines brûlantes ; comment, par ses décisions, la souplesse de son esprit, son intelligence de renard, contrastant à ce moment-là avec la grogne du lion élyséen dépassé par les événements, a su calmer le jeu, mettre un terme au grand chambard, notamment en préconisant au président de la République la dissolution de l’Assemblée suivie d’élections générales. Pompidou, le sauveur, avait signé par ce rôle même sa rupture avec l’officiel sauveur suprême. Tout cela est bien vu, au moyen d’images souvent saisissantes.
Cependant, quelque chose manque dans ce récit : l’analyse même de l’événement par ce Premier ministre qui affrontait la tempête. Dès le 14 mai, il livrait sa pensée devant l’Assemblée nationale en dépassant l’événementiel auquel il était confronté pour tenter de comprendre en profondeur ce qui se passait. Ce discours qu’il a retranscrit en partie dans son ouvrage posthume, Le Nœud gordien, met en lumière la lucidité d’un philosophe politique dont le propos dépasse de loin les habituels échanges de l’hémicycle.
Pour lui, les convulsions de Mai 68 avaient une apparence : les masques de la révolution marxiste, Marx, Engels, Lénine, Mao, alignés dans la cour de la Sorbonne ; elles avaient leur théâtre : les palabres de l’Odéon ; elles avaient leur chorégraphie, les grandes manifs ; mais derrière tout cela, on devait comprendre la signification de la crise, qui était plus qu’une crise politique, plus qu’une crise sociale, une crise de civilisation.
La société moderne, disait-il, est devenue « matérialiste et sans âme ». Le déclin inexorable de deux grandes religions, la religion divine et la religion séculière, la religion chrétienne et la religion révolutionnaire, cette double espérance qui donnait un sens à la vie de ceux qui croyaient au Ciel et de ceux qui n’y croyaient pas était en train de se décomposer. La société de consommation (l’expression était devenue courante depuis quelques années) était offerte comme substitut. Mais le « toujours plus » de choses ne pouvait combler la perte de sens dont souffrait l’âme publique.
« Redonner le goût d’un idéal au-delà de l’intérêt national ou personnel »
L’intuition de Pompidou a été sans doute négligée par ses auditeurs, hantés par les désordres de la rue, la grève générale, la menace pesant sur leur destinée politique personnelle. La prémonition de l’Auvergnat n’a cessé de se confirmer. Dépourvus d’idéal collectif, les modernes se sont engouffrés dans l’« ère du vide » et un individualisme exacerbé : « Jamais la notion de’’chacun pour soi’’ n’a été plus fortement enracinée dans les esprits. »
1968 ? « À qui y réfléchit, il apparaît qu’il s’est produit une sorte d’ébranlement intérieur ». Les barricades et la grève générale n’étaient que l’expression d’un mal que seules certaines affiches de Mai avaient perçu, le fameux « métro, boulot, dodo », une existence d’individus robotisés auxquels l’État devait servir « le pain et les jeux », le salaire minimum et la télévision. Julien Gracq a eu cette formule, qu’il n’y avait pas de société possible « sans point de fuite », et c’était justement ce que l’homme occidental, après la mort de Dieu et la fin des lendemains qui chantent, était en train de perdre.
Dans la conclusion de son livre, Pompidou écrivait : « Il reste à redonner le goût d’un idéal au-delà de l’intérêt national ou personnel. Ici, l’État peut jouer son rôle, mais c’est avant tout à ceux qui prétendent à une magistrature morale qu’il appartient d’agir : instituteurs, professeurs, écrivains, journalistes doivent retrouver le sens de leur métier et de leurs responsabilités… »
On n’est pas sûr aujourd’hui que ce vœu ait été exaucé.