Nous sommes terriblement mal préparés pour faire face à la plus grande menace qui pèse sur l'humanité.
L'un des premiers essais importants de Friedrich Nietzsche s'ouvre sur une étrange fable aux allures de science-fiction. Située sur une petite planète mélancolique où «des animaux intelligents inventèrent la connaissance», la parabole du philosophe raconte l'ascension, le règne et l'extinction de cette espèce savante, dont la carrière est décrite comme ne représentant qu'une «minute» dans l'histoire de l'univers. «La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir», écrit-il.
La ruse de Nietzsche devient rapidement transparente: bien sûr, les «animaux intelligents» ne sont autres que nous, et le but de la parabole est de forcer le lecteur à imaginer notre espèce du point de vue de Dieu, de révéler le «fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellectuel humain au sein de la nature». L'histoire se termine sur une note résolument nihiliste: «Lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus», observe Nietzsche. «Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie.»
Naturellement, la plupart des lecteurs se concentrent sur l'avant-dernière phrase, extrêmement pessimiste, dans laquelle Nietzsche annonce l'insignifiance cosmique de l'humanité. Pourtant, c'est la dernière phrase, qui explique expressément pourquoi il ne se sera rien passé, qui délivre la clé de cette parabole.
Pour Nietzsche, si l'extinction des «animaux intelligents» importe si peu, ce n'est pas parce que leur existence est intrinsèquement dénuée de valeur, mais parce qu'ils ne poursuivent pas de «mission» qui donnerait un sens à leur existence collective. Ils ne se fixent pas d'objectif en tant qu'espèce.
La nécessité d'un surhomme
En 1873, Nietzsche insistait sur le fait que l'humanité n'atteindrait une signification cosmique que si elle se transcendait elle-même –si elle évoluait vers quelque chose de plus grand et de plus grandiose–, ce qui était à la fois scandaleux et révolutionnaire.
Mais aujourd'hui, de tels propos sont monnaie courante. Leur forme la plus extrême, le transhumanisme –avec sa fixation sur le risque existentiel pour l'humanité, les esprits numériques et le génie génétique– est l'idéologie dominante de certaines des personnes et des institutions les plus puissantes du monde.
Lorsqu'une journaliste interviewe le Dr No sur son île privée, elle aborde avec lui la question de la démocratie.
Pourtant, la parabole de Nietzsche ne fait pas qu'anticiper le transhumanisme contemporain en tant que philosophie centrée sur la croyance que le destin de l'humanité est de repousser les limites de l'esprit et de la matière à son avantage. Son travail anticipe également le transhumanisme en tant que politique.
Philosophe antidémocratique par excellence, Nietzsche pensait que l'humanité ne pouvait accomplir son prochain saut évolutif que si un leader fort –appelé «Übermensch», ou «surhomme»– exerçait sa volonté sur les masses désorientées.
Dans sa nouvelle «No Regrets» publiée dans Future Tense sur Slate.com, Carter Scholz ressuscite avec humour l'adversaire emblématique de James Bond, le Dr No, dépeint comme un magnat de la tech à la Elon Musk et un Übermensch nietzschéen.
Dans le monde d'aujourd'hui, un Dr No réhabilité –avec un penchant pour les thérapies «new age», l'IA, le pillage d'astéroïdes et le désir de contrôler le destin de l'humanité– découvre que les plans qui ont fait de lui par le passé un super-vilain mondial font désormais de lui une célébrité sur internet et l'objet d'une couverture médiatique flatteuse.
Doit-il essayer d'attirer l'astéroïde suffisamment près pour l'exploiter, ou jouer la carte de la sécurité en le détournant?
Lorsqu'une journaliste interviewe le Dr No sur son île privée, elle aborde avec lui la question de la démocratie, lui demandant pourquoi il devrait avoir le pouvoir d'entreprendre des projets à l'échelle de la planète, comme l'exploitation minière d'astéroïdes ou la géo-ingénierie solaire, sans le consentement de ses habitants.
«N'est-il pas problématique de faire cela tout seul?», lui demande-t-elle. «N'est-il pas plus problématique de ne pas le faire?», rétorque le docteur, d'une manière qui rappelle celle de certains milliardaires de la tech dans la vie réelle.
Dans ces moments-là, la fable commence à nous paraître familière. Nous savons que le génie du mal va parier; nous savons que l'humanité va probablement perdre. Pourtant, Scholz nous réserve un rebondissement.
Lorsqu'un astéroïde que le Dr No espérait exploiter dans le cadre d'un projet complexe de géo-ingénierie se rapproche à toute allure de la Terre, il demande conseil à ses légions de followers sur les réseaux sociaux: doit-il essayer d'attirer l'astéroïde suffisamment près pour l'exploiter, ou jouer la carte de la sécurité en le détournant? «Organisons un crowdsourcing», dit-il à son assistant IA. «Demande aux gens ce qu'ils veulent faire de l'astéroïde.»
Les votes arrivent, comme il se doit, avec un grand nombre de répondants souhaitant une extinction de l'humanité et suggérant des cibles pour la frappe de l'astéroïde allant de Moscou à Mar-a-Lago. Comme dans la parabole de Nietzsche, c'est ici que le tour de passe-passe de l'auteur devient évident: nous comprenons enfin que c'est l'espèce humaine qui est le véritable ennemi dans cette histoire, et non le savant fou qui ne fait qu'intervenir.
Certes, nous ne sommes pas censés éprouver de la sympathie pour «le Docteur». Il est mégalomane, se fiche de la démocratie et s'arroge le droit de prendre en main le destin du monde. Mais la question que Scholz nous incite à poser n'est pas de savoir pourquoi un homme peut exercer un tel contrôle sur le destin de la planète et de ceux qui l'occupent.
Non, la vraie question est la suivante: pourquoi existe-t-il un tel vide en matière de leadership? Pourquoi avons-nous pris l'habitude de confier les problèmes les plus sérieux –l'avenir même de l'humanité– à des milliardaires excentriques qui auraient été parfaits dans un James Bond en super-méchants rêvant de dominer le monde?
Nous sommes distraits par d'étroites questions identitaires qui reflètent la balkanisation de notre politique.
La conclusion de la nouvelle suggère une réponse à ces questions: parce que notre culture ne tient plus l'humanité en haute estime. En tant que chercheur étudiant l'extinction de l'humanité dans l'histoire de la pensée occidentale, je m'inquiète depuis longtemps de voir grossir la sphère des élites technophiles –qui inclut des mégalomanes comme Musk et Peter Thiel, des escrocs célèbres comme Sam Bankman-Fried, ainsi que d'influents chercheurs enquêtant sur le «risque existentiel» ou des philosophes prônant le «long-termisme»– qui s'estiment, eux et leur entourage, les plus à même de prendre les bonnes décisions concernant la survie de l'humanité.
Pourtant, ce qui m'empêche de dormir la nuit, ce ne sont ni les innombrables scénarios d'extinction qui menacent notre espèce, ni les savants fous et les milliardaires qui aspirent à les conjurer. Ce qui m'empêche de dormir, c'est notre indifférence collective à l'égard de ces deux dangers. À l'exception de quelques individus fortunés et de quelques universitaires, personne ne semble vraiment se soucier de l'extinction de l'humanité. Certains s'en réjouissent même.
Notre paysage politique et notre culture, du moins aux États-Unis, semblent terriblement mal préparés à faire face aux menaces qui pèsent sur notre espèce.
À droite, nous avons des troglodytes qui se sont retirés dans leur caverne de déni, tandis que la planète brûle sous l'effet du changement climatique. À gauche, nous sommes distraits par d'étroites questions identitaires qui reflètent la balkanisation de notre politique, réduite à un jeu à somme nulle par la concurrence que se livrent les groupes d'intérêt. Les questions relatives à l'humanité et à son destin collectif semblent au mieux désuètes, au pire hors de propos.
Comme toute grande nouvelle, celle de Scholz nous montre la vérité: des surhommes sans envergure règnent sur les animaux intelligents.
Au lieu de cela, c'est ce que j'ai appelé «la nouvelle misanthropie» qui règne: nous considérons de plus en plus la civilisation occidentale comme désespérément raciste (à gauche) et décadente (à droite). Nombre des personnes qui se préoccupent des risques existentiels tels que le changement climatique considèrent l'humanité comme irrémédiablement corrompue, incapable d'une bonne gestion environnementale et ne valant probablement pas la peine d'être sauvée.
Nous sommes pessimistes. Nos politiques sont anémiques. Et les jeunes n'offrent guère de raisons d'être optimistes: plutôt que d'organiser des sit-in, de s'enchaîner à des arbres ou de protester dans la rue, la génération Z a largement accepté la confiscation de son avenir, sans trop d'éclats. Le mouvement Sunrise n'a pas le mordant du radicalisme étudiant d'autrefois. Mes étudiants me demandent la permission avant d'aller manifester.
Compte tenu de tout cela, est-il surprenant que nous ayons laissé les milliardaires se disputer notre planète, notre espèce et l'avenir de l'une et l'autre? «No Regrets» n'est pas un réquisitoire contre «le Docteur», la caricature à peine voilée d'Elon Musk. C'est un réquisitoire contre nous. Notre misanthropie paresseuse et nos tendances apocalyptiques teintées d'ironie. Notre optimisme falot qui consiste à nous en remettre aux grandes entreprises de la tech. Notre attachement à une politique du moi à un moment où notre espèce est en danger.
Comme toute grande nouvelle, celle de Scholz nous montre la vérité: des surhommes sans envergure règnent sur les animaux intelligents. Notre «mission» est insipide, comme tirée d'un mauvais récit de science-fiction. L'horreur finale n'est pas la fin du monde, mais notre indifférence à son égard. Comme le dit le docteur: «Le peuple a parlé.»