À quoi bon en effet se lever le matin si c’est pour se mettre la pression? Au “miracle morning”, préférons la splendeur de l’aube.
Rémy Oudghiri
Sociologue et directeur général de Sociovision (groupe Ifop)
Depuis 2015, un nombre croissant de nos contemporains vivent au rythme du “Miracle Morning”. Ce “miracle du matin” désigne une méthode inventée par l’Américain Hal Elrod pour nous aider à “réussir notre vie”. A priori, cette méthode paraît simple: avançons notre réveil d’une heure ou deux et le tour est joué. “Il suffit de changer notre façon de nous réveiller pour transformer n’importe quel pan de notre vie”, écrit-il. Se réveiller aux aurores, mais pour quoi faire ? Être actif, répond Hal Elrod: faire du yoga, pratiquer un sport, méditer, lire, tenir un journal, etc.
Si nous parvenons à installer ces activités dans la durée et à en faire des routines, nous aurons gagné selon Hal Elrod, car les résultats ne mettront pas longtemps avant de se manifester. Nous nous sentirons en meilleure forme, nous serons “armés d’une énergie plus grande” et nous nous trouverons dans les meilleures conditions pour entreprendre et mettre en œuvre tous nos projets. Humainement, nous allons nous améliorer de façon considérable. Hal Elrod l’a expérimenté sur lui-même et cela a marché. Pourquoi pas nous?
C’est avec stupeur que les matinaux authentiques comme moi ont découvert ces nouvelles recettes. Je me lève chaque jour à cinq heures, mais l’idée de transformer les premières heures du jour en séance de développement personnel ne m’a jamais effleuré. L’aube a toujours représenté pour moi un grand moment de liberté. Or voilà que tout change avec le “Miracle Morning”. La pression que d’autres recommandent de s’infliger en plein jour, Hal Elrod nous la prescrit dès potron-minet. Hal Elrod est coach en développement personnel. Son métier consiste à faire de ses lecteurs des individus bien dans leur vie et dans leurs baskets. Des “winners” précise-t-il. Pour le devenir, mieux vaut commencer sa journée le plus tôt possible afin de maximiser ses chances d’atteindre des résultats positifs. Il me semble qu’Hal Elrod, en annexant l’aube à ses projets de performance individuelle, a occulté ce qui fait depuis toujours la magie de l’aube. À quoi bon en effet se lever le matin si c’est pour se mettre la pression?
Ma vision du matin est bien différente. À l’aube, on ne cherche pas à devenir quelqu’un. On ne cherche ni à réussir professionnellement, ni à être meilleur socialement. À l’aube, on cherche justement à échapper à notre personnage social et aux rôles qu’on nous impose le reste du jour. Aux premières heures du jour, ce n’est pas réussir qui est important. Comme Giono l’écrivait, “on a dû te dire qu’il fallait réussir dans la vie; moi je te dis qu’il faut vivre, c’est la plus grande réussite du monde.”.
Vivre l’aube. Je préfère voir le matin comme une invitation à la splendeur plutôt que comme une méthode pour améliorer ses performances. Car, à l’aube, tout est fait pour vivre une expérience inoubliable, celle de la renaissance du monde. Borges l’a écrit dans un poème: ”À l’aube tout se produit pour la première fois, mais de façon éternelle”.
Il faut profiter du matin pour explorer le monde de l’aube. Errer dans les rues en se laissant guider par sa lumière. Prendre le temps d’admirer les tableaux éphémères que le soleil esquisse dans le ciel. Résonner avec ce murmure toujours nouveau, à la fois éternel et éphémère, porté par les oiseaux. Attendre l’heure bleue, cet instant mystérieux où la nature est totalement silencieuse. Bref, aux “to-do-lists” du matin, je préfère le vagabondage et l’improvisation. Aux objectifs et aux programmes, je préfère les errances sans but. Et s’il faut avoir un maître, je suis le disciple de Thoreau, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois, qui se levait chaque matin pour se baigner dans l’aube. Il soutenait que “tous les événements inoubliables adviennent au matin et dans une atmosphère matinale. La poésie, les arts, les plus belles et les plus dignes de passer à la postérité parmi les actions des hommes commencent à cette heure.” Tout est dit: l’aube est le royaume de la beauté.
Restituer au matin cette beauté, c’est s’opposer à cette pression au bien-être qui règne dans nos sociétés depuis plusieurs décennies. Dans leur dernier essai, Edgar Cabans et Eva Illouz qualifient nos sociétés d’“happycratiques” car l’injonction au bonheur y est permanente et stigmatise ceux qui ne sont pas heureux. À force d’être ciblés par les programmes de bien-être et de développement personnel, nous croulons sous les injonctions contradictoires. Le bien-être est devenu une recherche de l’exploit dont les résultats peuvent être mesurés et suivis sur une appli. La volonté de transformer le matin en séance de développement personnel fait partie de ce mouvement général de quantification du bonheur. De là l’urgence de replacer au cœur de nos vies, non le culte de la performance, mais l’attention aux beautés fragiles du monde. Au “miracle morning”, préférons la splendeur de l’aube.