Peu de gens savent ce qui se cache derrière les murs du musée des Archives nationales. Pour les Journées européennes du patrimoine, l'artiste Ami Karim ouvre un tiroir insolite de l'histoire de France.
par Elodie Palasse-Leroux
J'ai plus de souvenirs que si j'avais 1.000 ans.
gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances.
Charles Baudelaire surgit à l'esprit quand s'ouvrent les lourds battants de «l'armoire de fer». Mais Karim Zaïdi, slameur connu sous le nom de scène Ami Karim, n'éprouve aucun spleen en se remémorant ce jour de 2009 durant lequel il a fait une entrée inattendue –et littérale– dans l'histoire de France. Il est le «défricheur de rimes, détrousseur de quatrains» du chanteur Renaud, le sujet de son morceau «Pour Karim, pour Fabien» (Fabien, alias Grand Corps malade, ami et complice des débuts de Karim), sorti en 2016.
À l'approche du musée des Archives nationales, on aperçoit, au croisement des rues Rambuteau, des Archives et des Francs-Bourgeois, à la limite des IIIe et IVe arrondissements de Paris, les tourelles érigées au-dessus de la porte fortifiée de l'ex-hôtel de Clisson (désormais hôtel de Soubise), qui date de la fin du XIVe siècle. Il y a trois minutes à peine, la silhouette radicale du Centre Pompidou nous propulsait dans les années 1970. Quelques centaines de mètres plus loin, nous voilà de retour en 1371. Levez le nez: cette éruption médiévale dans le mur d'enceinte de l'hôtel de Soubise (construit, lui, entre 1705 et 1709) constitue l'unique vestige de l'architecture privée de l'époque à Paris.
Les pas de promeneurs pressés claquent sur les pavés. Rares sont ceux qui jettent un regard, au-delà de l'immense portail laissé ouvert, à l'imposant hôtel particulier qui abrite le musée des Archives nationales. Il leur aurait suffi de s'y engouffrer pour être happés par cette machine à remonter le temps. Savent-ils seulement ce qui s'y cache? «J'adore l'histoire, mais moi non plus je n'avais jamais entendu parler des Archives avant 2009», confie Ami Karim.
Il a rattrapé son retard. Sa connaissance de l'histoire des lieux ferait rougir Stéphane Bern. En 1808, un décret impérial affecte l'hôtel de Soubise aux Archives de l'Empire. Napoléon Ier y fait regrouper les documents jusque-là éparpillés dans divers dépôts parisiens.
Le musée des Archives nationales ouvre ensuite en 1867 pour offrir aux visiteurs «un abrégé des preuves de l'histoire de France» à travers les «monuments écrits de la patrie». Aujourd'hui, l'hôtel abrite un musée des documents français, depuis les Mérovingiens jusqu'au Premier Empire (1804-1814-1815), dont l'interrogatoire des Templiers en 1307 ou la révocation de l'édit de Nantes en 1685. Le musée des documents étrangers rassemble quant à lui des traités et documents diplomatiques.
L'hôtel de Soubise fait aussi office de conservatoire de «pièces à conviction et objets saisis» (attentat contre Louis XV en 1757, procès contre l'Organisation de l'armée secrète de 1959 à 1965) et d'objets historiques (l'étalon des poids et mesures ou les clefs de villes prises à l'ennemi). Sans oublier la fameuse «armoire de fer». Coffre-fort composé de deux monumentaux caissons de métal de 2,60 mètres de largeur sur 2,60 mètres de hauteur, enchâssés l'un dans l'autre, il est considéré comme un chef-d'œuvre de l'ingénierie du XVIIIe siècle.
Sa serrure est pourvue de six molettes, chacune permettant d'encoder toutes les lettres de l'alphabet, pour une infinité de combinaisons. En plus du code, elle s'ouvre au moyen de clés à quatre tours (faites d'acier massif et dépourvues de soudure). Peu de meubles ont été produits pendant la Révolution, ce qui renforce encore le caractère exceptionnel de l'armoire construite en 1790-1791. Elle conservait à l'Assemblée nationale les prototypes des étalons du système métrique, la Constitution ou les minutes des lois et décrets révolutionnaires.
Derrière ses portes se cachent l'ensemble des constitutions de la France et une variété hétéroclite de documents historiques: le journal de Louis XVI y côtoie la gazette des atours de Marie-Antoinette, les mètre et kilogramme étalon jouxtent le serment du Jeu de paume, les testaments de Louis XIV et de Napoléon Ier. «Et puis, il y a mon texte, s'étonne encore Ami Karim. Le seul document émanant d'un civil.»
En 2009, pour parer à la saturation des deux sites des Archives nationales à Paris et à Fontainebleau (ils reçoivent plus de quatre kilomètres linéaires de documents chaque année), a commencé la construction d'un nouveau bâtiment à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Il a ouvert en 2013 pour accueillir les documents post-période révolutionnaire. L'architecture a été confiée au controversé Massimiliano Fuksas, et la première pierre posée en septembre 2009 en présence du Premier ministre de l'époque, François Fillon, et du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand.
Le premier album d'Ami Karim, sorti en 2008, avait alors fait grand bruit et l'artiste venait d'achever une tournée de 150 concerts en France et en Amérique du Nord. C'est à lui qu'on propose d'écrire un texte, lu en 2009 lors de la cérémonie de la pose de la première pierre. «Pour l'occasion, ils voulaient quelque chose de moins conventionnel. J'ai grandi à Saint-Denis, ils m'ont appelé pour me demander ce que représentait pour moi l'implantation des Archives dans le 93.»
Pour Ami Karim, «fan d'histoire de France», les Archives nationales organisent une immersion dans leurs coulisses. «Je conserve un souvenir extraordinaire de ce moment, au cours duquel j'ai parcouru des documents vieux de plusieurs siècles, souvent manuscrits, signés des rois de France…» Il impose cependant une condition: «Je ne voulais pas de récupération politique. J'étais d'accord pour leur soumettre mon texte, mais ils ne pouvaient en changer le moindre mot.»
Il en faut de la place pour garder le temps, texte que vous pouvez lire en intégralité à la fin de cet article, décrypte «la différence entre un musée et les Archives nationales: décider que l'histoire est importante jusque dans ses moindres détails, soigner avec la même tendresse une lettre d'amour et les rapports de Napoléon, imaginer une vie changer dans une demande de naturalisation».
Le Journal des arts s'étonne à l'époque du peu de médiatisation de l'événement: «C'est l'un des chantiers les plus ambitieux portés à l'heure actuelle par le ministère de la Culture. Il est le seul à être financé à 100% par l'État, […] pour un budget global de 242 millions d'euros.» Le média souligne également la justesse des propos tenus par Ami Karim. Il n'est ni «universitaire ni responsable politique», mais «résume parfaitement l'importance de cette institution. Point de convergence entre histoire, identité et mémoire, celle-ci reste garante de la transmission des sources majeures de l'histoire de France.»
En dépit d'un patrimoine culturel costaud, on nous renvoyait l'image d'enfants de nulle part.» - Ami Karim, artiste
Raconter le 93, «ça prendrait du temps. Et aussi pas mal de statistiques, pas très glorieuses évidemment, parce qu'un département né sur les cendres d'une révolution, déclare le slameur en septembre 2009. Mais ça crée aussi des hommes, qui survivront aux bidonvilles, des ouvriers aux doigts calleux, aux rides profondes, indélébiles.»
Des questions d'histoire, d'identité et de mémoire, Ami Karim s'en pose depuis toujours. «J'ai grandi à cheval entre deux mondes auxquels, enfant, je n'appartenais jamais complètement. Il faut devenir un jeune adulte pour mesurer qu'il s'agit aussi d'une richesse»: celle d'une double culture et des leçons tirées de l'histoire du couple formé par ses parents.
Tout a commencé à l'hiver 1954
«Mon père est arrivé d'Algérie en hiver 1954.» Celui, particulièrement cruel, de l'appel de l'Abbé Pierre. «Il a grandi à Stains [Seine-Saint-Denis, ndlr], dans une cité d'urgence, une cité de transit. Ce devait être éphémère, mais il y est resté quinze ans. Ce sont aussi les réalités d'une période de l'histoire de France. Ma mère, elle, vivait à Paris, dans le VIIe [Cliquer et glisser pour déplacer] arrondissement. Mon grand-père maternel était polytechnicien. À 20 ans, elle s'est engagée dans une association caritative –pour laquelle elle allait travailler toute sa vie. Une de ses premières missions l'a amenée à Stains.»
Cinquante ans et quatre enfants plus tard, ils font toujours mentir les prévisions. Karim est né en 1976. «Mais rien n'a été facile, jamais.» Il reconnaît toutefois que l'expérience lui a permis, ainsi qu'à ses deux sœurs et à son frère, de «devenir des caméléons»: «Nous sommes aussi à l'aise à Pierrefitte dans la cité qu'en visite chez notre grand-mère dans sa maison de retraite du XVe arrondissement. Pourtant, en dépit d'un patrimoine culturel costaud, on nous renvoyait l'image d'enfants de nulle part.»
En «protégeant son passé on en devient fier», écrit-il pour l'inauguration des Archives de Pierrefitte. «Imaginer demain, c'est plus facile quand on a fait la paix avec hier.» La suite va prendre des allures de «pied de nez à ces discours d'intégration qui [l]e hérissent parfois».
Dans son texte, Ami Karim remercie les employés des Archives «pour faire de la connaissance bien plus qu'un droit, un devoir». «Par chez nous, ça manque souvent d'attaches, de racines. Merci de venir combler les blancs de nos origines.» Cette attention lui vaut un traitement particulier: «Je ne devais pourtant que lire ce texte.» Mais «les Archives nationales sont avant tout un lieu républicain», rappelait Isabelle Neuschwander, alors directrice des Archives nationales. C'est elle, conjointement avec la directrice de l'atelier de restauration, qui décide de faire entrer Ami Karim dans l'histoire.
«Elles ont tellement apprécié que je rende à la fois hommage à la France et à leur travail d'archivage et de conservation qu'elles ont décidé que mon texte avait sa place aux Archives.» Il est ainsi relié dans les règles de l'art, en deux exemplaires. «J'en garde un, le deuxième est conservé aux Archives nationales. Le jour de la cérémonie, toute ma famille était réunie pour observer le livre être rangé dans “l'armoire de fer”. Mes mots, les seuls d'un civil, rejoignaient ceux de personnages qui ont fait l'histoire de France. Quelle fierté, quel bonheur ils ont ressenti!»
Il est ensuite invité par le ministère de la Culture à prendre part à une mission de terminologie et de néologisme. Ses vers ont même résonné outre-Atlantique: en 2017, Ami Karim a appris avec stupéfaction qu'une professeure de la prestigieuse Université de Georgetown, à Washington, «faisait étudier [s]es textes à ses élèves».
Ils échangent et l'artiste est invité à donner plusieurs conférences sur les banlieues françaises, dont une portant sur «les discriminations liées aux lieux d'habitations, pour le département d'anthropologie». Il y tient aussi une masterclass et des ateliers d'écriture. Une autre consécration pour lui, qui a dédié un de ses morceaux à son ancienne professeure de français. Avec son troisième album, dont le premier extrait («Jamais content, toujours fâché») doit sortir en octobre 2023, il espère y retourner.
Une question me brûle les lèvres: avec qui partage-t-il sa boîte d'archives au sein du coffre-fort de l'histoire de France? On y trouve aussi le testament signé de la main de Louis XIV, m'apprend-t-il. Mais le Roi-Soleil n'est pas son seul voisin: «Il paraît que je suis posé au-dessus d'un texte de Pétain!» La coïncidence l'amuse beaucoup. Très à propos, le tiroir est classé dans la catégorie «Mélanges». Cela ferait un beau titre d'album.
J'en avais jamais entendu parler.
Pour moi la mémoire collective, c'étaient les expos et les jours fériés,
C'était le Louvre, le musée de l'Homme et le samedi soir l'arc de Triomphe,
C'étaient aussi les cours d'histoire et la moitié de la classe qui ronfle.
Alors ça a beau être grand, ça a beau être symbolique,
C'est compliqué de s'identifier aux icônes de la République,
Et puis même si ce sont de grands hommes qui dessinent une nation,
Pour la construire on aura toujours besoin de juristes, de boulangers ou de maçons.
C'est là, la différence entre un musée et les Archives nationales,
Décider que l'histoire est importante jusque dans ses moindres détails,
Soigner avec la même tendresse une lettre d'amour et les rapports de Napoléon,
Imaginer une vie changer dans une demande de naturalisation.
Mais il en faut de la place pour garder le temps,
Et deux cents ans de détails, ça n'a pas l'air, mais c'est imposant,
Alors aujourd'hui le sentiment qui domine c'est la fierté,
Au moment de construire, la nouvelle armoire du passé.
S'il fallait raconter le 93... Ça prendrait du temps.
Et aussi pas mal de statistiques, pas très glorieuses évidemment,
Parce qu'un département né sur les cendres d'une révolution,
Ça fait des enfants turbulents souvent victime d'hypertension.
Mais ça crée aussi des hommes, qui survivront aux bidonvilles,
Des ouvriers aux doigts calleux, aux rides profondes, indélébiles,
Et puis des journalistes, des commerçants, des artistes, des avocats.
C'est peut-être un petit peu prétentieux, mais y a que chez nous qu'on trouve tout ça.
Alors merci,
Merci de rendre hommage à notre histoire,
De faire de la connaissance bien plus qu'un droit, un devoir.
Par chez nous, ça manque souvent d'attaches, de racines,
Merci, de venir combler les blancs de nos origines.
Avec ce bâtiment, vous faites de la Seine-Saint-Denis un écrin.
Sacrée responsabilité, mais on en prendra soin.
Parce qu'en protégeant son passé on en devient fier,
Et qu'imaginer demain c'est plus facile quand on a fait la paix avec hier.
Merci, enfin, de nous rappeler que ce terrain a eu une vie avant,
Et que d'ici à Pantin, pour alimenter Paris, il y avait du blé, il y avait des champs.
C'est pas seulement un terrain vague, des hommes ont cultivé ici,
Et maintenant que le corps est rassasié, on va nourrir l'esprit.
Ami Karim, 11 septembre 2009