La flotte de 1606 à destination de l’Acadie est composée de cinq navires[1].
Le navire Le Jonas (150 tx) est le sujet du présent article. Il est la propriété des marchands rochelais Samuel Georges et Jean Macain qui fournissent l’équipage[2].
Nommé l’un des pairs de La Rochelle en 1603, Jean Macain avait épousé, le 15 décembre 1591, Anne Georges, sœur de son associé. Les deux beaux-frères protestants se livrent, depuis le début du XVIIe siècle, à de nombreuses opérations commerciales avec la Nouvelle-France[3]. Le 25 février 1606[4], ils ont engagé Élie Petit, chaussetier et chaunier, de La Rochelle.
Au printemps de 1605, Pierre Dugua de Monts décide de déplacer son habitation de l’île Sainte-Croix vers Port-Royal, près de l’actuelle petite ville d’Annapolis Royal (Nouvelle-Écosse).
Il choisit François Gravé du Pont pour diriger les pêcheries et nomme Jean de Biencourt, baron de Poutrincourt et de Saint-Just, un gentilhomme picard, gouverneur de Port-Royal.
Poutrincourt demande à Dugua de lui accorder des terres à Port-Royal, se proposant de vivre là et d’y établir sa famille et sa fortune. Il acquiesce et, le 25 février 1606, Henri IV accorde à Poutrincourt « la seigneurie de Port-Royal et terres adjacentes ». En échange, il doit y installer une colonie dans les deux années qui suivent.
Le 19 décembre 1605, en vue de l’expédition de 1606, Dugua de Monts signe un contrat avec les rochelais Georges et Macain et avec d’autres marchands de Rouen et de Saint-Malo[5].
À Paris, Dugua presse le départ de Poutrincourt, qui tarde un peu à aller se mettre en possession du pays et territoires qui lui ont été concédés[6]. En mars, Poutrincourt rencontre son ami Marc Lescarbot, avocat au Parlement, et l’invite à joindre son expédition en Acadie.
Poutrincourt recrute une cinquante de colons dont plusieurs personnes de qualité, des artisans et journaliers aussi : menuisiers, charpentiers de navire, maçons, tailleurs de pierres, serruriers, taillandiers, couturiers, scieurs d’ais, matelots, etc. Selon Gervais Carpin[7], il est resté vingt-trois contrats d’engagement d’artisans d’une durée d’une année, signés chez le notaire parisien Rémond en présence de Pierre Dugua « gentilhomme ordinaire de la chambre du roi et son lieutenant général en la Nouvelle-France ». Les contrats mentionnent qu’ils doivent rejoindre La Rochelle à la fin du mois de mars pour leur embarquement.
Poutrincourt est aussi à la recherche de prêtres, mais c’est la Semaine sainte et ils sont tous occupés aux confessions ! Il s’en présente aucun, les uns s’excusant sur les incommodités de la mer et du long voyage, les autres remettant l’affaire après Pâques[8]. Le temps presse, il faut se rendre à La Rochelle.
Le Vendredi Saint, Lescarbot se rend vers Orléans, où il remplit, le dimanche, son devoir pascal et arrive à La Rochelle le 3 avril[9]. Le jeune avocat va quitter sa mère patrie pour la première fois. Entre Orléans et La Rochelle, un touchant et sincère adieu sort de sa plume de poète. Il compose un long poème combinant une nostalgie de l’Ancien Monde et l’anticipation du Nouveau[10]. Son Adieu à la France est imprimé le lendemain de son arrivée à La Rochelle, puis à Rouen.
Les préparatifs
À La Rochelle, nos voyageurs y trouvent le navire Le Jonas, prêt à sortir « hors des chaînes » de la ville pour attendre le vent. Il est chargé de bétail : des vaches, des porcs, un mouton, des poules, des pigeons ainsi que des chiens et… bien malgré soi, on emmène des rats[11].
Étant dans l’octave de Pâques, ils patientent en profitant des abstinences du récent carême[12]. Ils font bonne chère, « si bonne chère, écrit Lescarbot, qu’il nous tardait que nous fussions sur mer pour faire diète[13]. » On fête… un peu trop !
Fait étrange que ces tintamarres, constate Lescarbot, dans une ville réformée comme La Rochelle…où chacun marche droit pour ne pas encourir la censure soit du maire, soit des ministres de la ville. Quelques ouvriers sont faits prisonniers, gardés à l’Hôtel de ville jusqu’à leur départ. N’eut été de l’expédition, ils auraient été châtiés !
Le 1er avril[14], le capitaine Guillaume Foucques emprunte la somme de 42lt du marchand rochelais Jean Perrin pour s’acheter des marchandises pour le voyage.
Étant chargé, le navire Le Jonas est prêt à sortir de la rade. Le départ est prévu le 8 ou le 9 avril, mais… Par malheur, le capitaine Foucques le laisse sans hommes, ni lui-même, ni son pilote, puis un grand vent du sud-est s’élève pendant la nuit et casse le câble… le navire est entraîné hors du port et va se briser contre une des murailles de la ville, adossant la tour de la Chaîne[15]. Par chance, au même moment, la mer monte et l’empêche de couler !
Le navire est sauvé, mais il faut le réparer. Les pertes sont énormes. L’expédition est compromise. On demande l’aide des ouvriers soit à tirer à la pompe ou pousser au cabestan ou autre chose, mais peu d’entre-eux se mettent au travail. Quelques-uns se plaignent et quittent. Il faut embaucher un nouvel équipage.
Immobilisé, le capitaine Foucques parle sérieusement de rompre son engagement et de se mettre au service de marchands concurrents des Macain et Georges, écrit Adrien Huguet[16]. Sur le port, il reçoit des offres alléchantes dans l’espoir de se détacher de l’expédition de Dugua de Monts.
Cet esclandre retarde le départ de plus d’un mois ! Il faut décharger et recharger le navire. Pendant ce temps, Lescarbot se promène dans la ville et particulièrement aux Cordeliers. Comme l’a fait Poutrincourt à Paris, Lescarbot profite de son séjour rochelais pour trouver un homme d’église afin d’administrer les sacrements pendant le voyage. Étant dans une ville maritime, il croit qu’un curé ou vicaire prendrait plaisir à voguer sur les flots. En vain ! Il se fait dire qu’il « faudrait des gens qui fussent poussés de grand zèle et piété pour aller en tels voyages et serait bon de s’adresser aux pères Jésuites[17]. »
Faute de temps, le navire va partir sans missionnaire et lorsqu’on arrivera en Acadie, on apprendra que le seul prêtre qu’y avait laissé Dugua de Monts est décédé. C’est donc sans aucun prêtre que se fera l’hivernement de 1606-1607[18].
Le 11 mai, à la faveur d’un petit vent d’est, le navire Le Jonas prend la mer et aborde à La Palice. Le lendemain, il mouille à Chef de Baie (lieu où les navires s’abritent des vents). Enfin, le samedi 13 mai, veille de la Pentecôte, il fait voile…
Juste avant de partir, le 12 mai[19], le marinier Jean Launay reconnaît avoir reçu la somme de 45lt du marchand rochelais Élie Leroy.
De l’équipage, nous connaissons :
Guillaume Foucques, maître et capitaine
Olivier Fleuriot, pilote, de Saint-Malo (Bretagne)
Jean Launay, marinier, de Le Conquet (Bretagne)
Des passagers, nous connaissons :
Jean de Biencourt, baron de Poutrincourt et de Saint-Just, gouverneur
François Addenin, soldat, domestique
Charles de Biencourt de Poutrincourt, fils de Jean
Du Boullay, ancien capitaine de régiment
Étienne, maître-chirurgien
Robert Gravé, fils de François Gravé du Pont
Daniel Hay, charpentier
Jean Hay, charpentier
Louis Hébert, apothicaire, de Paris (Île-de-France)
Marc Lescarbot, avocat, de Vervins (Île-de-France)
Jean Ralluau, secrétaire de Dugua de Monts
Charles Turgis de Saint-Étienne de La Tour, fils
Claude Turgis de Saint-Étienne et de La Tour, père
Des engagés, nous connaissons :
Simon Barguin, compagnon-charpentier, de Reims (Champagnie)
Léonard Bidon
François Bonin
Olivier Bresson
Claude Desbry
Michel Destrez, compagnon-menuisier, de Magny-en-Vexin (Île-de-France)
Jean Duval, serrurier, de Normandie
Antoine Esnault, compagnon-menuisier, natif de Montdidier (Picardie)
Michel Genson, compagnon-menuisier, de Troyes (Champagne)
Guillaume Gérault
François Guittard, taillandier, de Paris (Île-de-France)
Jean Hanin
Toussain Husson
Husson Jabart
Élie Petit, chaussetier, de La Rochelle
Poileus
Jean Pussot, compagnon-charpentier, de Reims (Champagne)
Guillaume Richard, compagnon-charpentier, de Lusignan (Poitou)
Pierre Rondeau
À bord du navire, Marc Lescarbot passe par toute une gamme d’émotions pour un homme si peu familier avec les voyages maritimes. Face à l’océan, il a peur. Il le confesse avec franchise.
Le 16 mai, les voiles blanches d’une flottille de treize navires flamands allant en Espagne distraient, pour un instant, l’horizon du navire. En vue des Açores, un navire inconnu, dont l’équipage composé de matelots anglais et flamands, se disant terre-neuvier, se montre courtois et s’informe de son itinéraire[20].
Jusqu’au 18 juin, le navire surmonte quelques tempêtes causées par des vents contraires… étant partit trop tard, écrit Lescarbot. À cela, il faut ajouter des froidures et des brouillards intenses rendant la traversée difficile.
Des volées d’oiseaux annoncent les environs du banc de Terre-Neuve. Pour s’en assurer, le soir du 22 juin, à la seconde tentative, la sonde est jetée et on trouve fond à trente-six brasses. Après avoir reconnu le Banc, on poursuit la route à l’ouest. On met les voiles bas, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, et la journée se passe à la pêcherie des morues avec mille réjouissances pendant lesquelles un des charpentiers de navire tombe à la mer ! Il est sauvé sans pour autant subir le mécontentement du capitaine. Pendant la nuit du 29 juin, un des matelots tombe à la mer sauvé par un cordage !
Dès le matin du 4 juillet, les matelots du dernier quart de travail reconnaissent les îles de Saint-Pierre encore lointaines. Le 7 juillet, avec joie, on découvre à tribord une côte de terre longue à perte de vue [Cap Breton]. « Les plus hardis, raconte Lescarbot, montaient à la hune pour mieux voir tant nous étions désireux de cette terre […] Nos chiens mettaient le museau hors le bord pour mieux flairer l’air terrestre[21]. »
Le 8 juillet apparaît la baie de Canseau, mais des brumes s’élèvent forçant le navire à louvoyer, sans avancer, contrarié des vents d’ouest et sud-ouest[22]. Sur les deux heures de l’après-midi, le samedi 15 juillet, le brouillard se dissipe, le ciel s’éclaircit et la côte se distingue à quatre lieues de terre[23].
Deux chaloupes, voiles déployées, s’approchent du navire. L’une chargée de sauvages, un élan peint à leur voile, l’autre de Français malouins faisant la pêche au port de Canseau[24]. Par eux, on apprend que Gravé du Pont avait quitté Port-Royal vingt jours avant, désespéré de voir arriver un navire de France. Il décida de regagner Honfleur par ses propres moyens. Il avait laissé la garde de l’habitation à deux hommes[25], nommés La Taille et Miquelet.
Le 17 juillet, le navire est encore pris de brumes et de vent contraire pendant deux jours. Le calme revenu, le soir du 19 juillet, se baignant dans la mer, un charpentier de navire ayant trop bu d’eau de vie est surpris… « le froid de la marine combattant contre l’échauffement de cet esprit de vin », écrit Lescarbot[26]. Voyant leur compagnon en danger, quelques matelots se jettent à l’eau pour le secourir, mais il se moque d’eux ! D’autres matelots sont appelés en renfort qui, dans cette confusion, se nuisent l’un l’autre et se mirent en danger ! Au cri de Poutrincourt, le charpentier Jean Hay prend le cordage qu’on lui montre et est tiré vers le haut, puis sauvé. Il tomba malade et cru mourir !
Le dimanche 23 juillet, le navire entre dans le port Rossignol et en après-midi, de beau soleil, il mouille au port au Mouton. Dix-sept hommes débarquent pour se réapprovisionner d’eau douce et de bois. Après avoir doublé le Cap de Sable, le 25 juillet, le navire Le Jonas jette l’ancre à l’entrée de Port-Royal. Deux coups de canon sont tirés afin de saluer le port et avertir les Français qui y demeurent[27].
Enfin, le 27 juillet, après une traversée de onze semaines, le navire entre dans le port, non sans difficulté, car le vent ralenti sa marche. La joie est grande, tant chez les passagers que chez les colons.
Le lendemain de leur débarquement, tous se mettent à l’ouvrage; quelques-uns au labourage et à la culture de la terre, écrit Lescarbot, d’autres à nettoyer les chambres. Comme la colonie ne compte aucune femme, les hommes doivent se partager les menus travaux ménagers[28].
Alors que les colons s’affairent à leur besogne, les hommes de bord qui avait quitté Le Jonas au port de Canseau pour venir le long de la côte rencontrent sur leur route Gravé du Pont qui rebroussa chemin pour retourner à Port-Royal, où il arrive le 31 juillet.
Pendant un mois, les réjouissances succèdent aux réjouissances. Poutrincourt fait mettre un muid de vin « sur le cul ». L’un de ceux qu’on lui avait baillé pour sa bouche, raconte Lescarbot[29], et permission de boire à tout venant tant qu’il y en aura !
Le 20 août, il est temps de trousser bagage. Le 25, après maintes canonnades, le navire Le Jonas lève l’ancre pour aller à l’embouchure du port en attendant un vent favorable. Le 28 août, le navire appareille. Gravé du Pont dit adieu à ses amis et prend place dans le navire avec ses cinquante hommes. Pour l’occasion, Marc Lescarbot salue les partants d’un poème de 124 vers, Adieu aux Français retournant de la Nouvelle-France en la France Gaulloise.