Hommage aux profs que j’ai eus : vieux manuels, vieilles méthodes, bienveillance. Les humanités sont la voie d’accès à notre humanité.
Quand j’étais petit, je voulais être enseignant. Mes instituteurs et mes professeurs me fascinaient par leur science : leur haute stature m’en imposait, à raison. Ils étaient des personnages sacrés, les héritiers, dans un monde en délicatesse avec les religions révélées, des clercs, ou leurs équivalents. Sans le savoir, je réactivais la Trinité des fonctions sociales bien mise en évidence par les historiens et les anthropologues : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui produisent - les laboratores, les travailleurs-laboureurs, ceux qui produisent la matière indispensable à la subsistance physique en travaillant (laborare) la terre. Mes parents appartenaient à cette troisième catégorie. Dans une société largement déruralisée depuis les années 60, les laboureurs étaient devenus les travailleurs des secteurs secondaire et tertiaire. Les professeurs, eux, ceux des écoles, des collèges et des lycées, étaient les successeurs des oratores, ceux qui prient, ceux dont le métier est d’être en relation avec une transcendance, celle de Dieu jadis, celle de la science aujourd’hui. Je rêvais de les rejoindre, et d’être un clerc - dont j’arbore fièrement la tonsure, la toge et, me dit-on, l’embonpoint…
J’ai eu la chance d’être scolarisé dans des établissements moyens, voire médiocres, inconnus des palmarès, des classements, pas spécialement courtisés par les bourgeoisies en quête de reproduction sociale, voire soigneusement évités d’icelles. Dans ces établissements, des instituteurs et des professeurs à l’ancienne. Vieux manuels, vieilles méthodes, grande bienveillance, et total investissement pour les élèves. En 5e, notre professeure de lettres, Mme Chauvin, nous faisait lire des extraits de Proust et des poèmes courtois. Elle nous faisait aussi explorer des listes de vocabulaire : chaque semaine, vingt ou quarante mots au programme ! Tous au CDI, le Centre de document et d’information, dans le Larousse ou le Robert et en avant la définition, étymologie comprise : pergélisol, analogie, métaphore, rhétorique… Tout y passait. Affreuse réactionnaire ?
Cette enseignante admirable me semblait plutôt très à gauche. Elle nous faisait comprendre, à grands coups d’anecdotes vécues, que la langue était un marqueur social : employez les bons mots, avec la bonne syntaxe, vous serez respectés. Mieux, elle nous montrait que la langue est le lieu du déploiement de la pensée, donc de la liberté. La langue, c’était aussi le théâtre : elle passait ses mercredis après-midi à nous faire jouer, écrire, répéter. Je sais que Mme Balkany a eu la Légion d’honneur, mais j’ignore si Mme Chauvin l’a obtenue. Elle ne l’a sans doute jamais demandée. En 3e, elle remettait ça : à chaques vacances, un Flaubert ou un Zola à lire, et un dossier de vingt pages à rendre. Le travail de la langue s’accompagnait de l’apprentissage de l’histoire de la littérature, et du travail en profondeur des textes. Ah oui, en 3e, on a lu et étudié Phèdre aussi. La découverte de Racine a été un trésor pour la vie. Son travail était appuyé par celui de Mme Bonnin, professeure de latin. Mme Bonnin nous motivait en nous donnant des points supplémentaires pour toute version ou tout exercice de grammaire que nous ferions en plus. Excellente méthode. Je lui dois de parler et d’écrire le français, qui est du latin simplifié, à peu près correctement.
Je suis de ceux qui ont voté François Hollande en 2012, en prenant au sérieux les déclarations du PS : en dix ans d’opposition, ils avaient fait un travail considérable, leur première année au pouvoir était prête jusqu’au décret d’application. La réforme fiscale allait être mise en œuvre, et l’Education nationale, après la dévastation des années Sarkozy, allait être réparée. Sur les deux fronts, le quinquennat passé fut un échec. Je suis de ceux qui ont pleuré de rage en voyant le latin conspué, les classes bilangues entamées, et la réforme des rythmes scolaires mise en œuvre au grand désarroi des collectivités locales. La justice sociale, brandie par la gauche au pouvoir, était bafouée : les grands lycées de centre-ville n’étaient pas fous au point de sacrifier leur latin et leurs langues. Quant aux grands établissements privés, certains font du latin, et de la grammaire dès l’école primaire, et ils ont raison.
Je ne connais pas M. Blanquer. Je n’aime pas ce qu’il dit sur l’autonomie des établissements. Mais je souscris à tout ce qu’il dit sur la langue, le latin (n’oublions pas le grec), les fondamentaux, la lecture. Les humanités sont la voie d’accès à notre humanité, tout simplement. Ma fille aînée est rentrée en maternelle. Je m’incline devant ses professeurs, devant les animateurs de la garderie, devant leur générosité et leur amour pour ces enfants. Ma gratitude à leur égard est infinie. Je suis heureux qu’elle entre dans une école qui l’exercera à la grammaire, aux mathématiques, qui lui permettra d’habiter sa langue en lui faisant faire du latin. Pour que vive la République, vive son école, ses savoirs, ses maîtres et maîtresses.