En avril dernier, aux États-Unis, le tueur du Golden State a été arrêté à 72 ans. Il est suspecté d'avoir commis au moins treize meurtres, cinquante viols et une centaines de vols en Californie de 1974 à 1986. L'affaire qui avait fait travailler et échouer tant de policiers a pu être résolue notamment grâce à une base de données généalogiques en ligne, GEDMatch. Depuis, l'utilisation de cette dernière a permis de résoudre d'autres affaires.
GEDMatch rassemble les données analysées par des sites de tests génétiques comme 23andMe ou Ancestry, devenus de véritables réseaux sociaux. Même si la police américaine a sa propre base de données génétiques depuis 1994, celle-ci ne contient que l'ADN de personnes déjà arrêtées (seize millions, tout de même) et les filiations sont forcément moins étendues que ce que l'on peut trouver sur un site de généalogie.
Détourné de son utilisation première –retrouver des membres de sa famille éloignée– GEDMatch a mis à jour sa politique de confidentialité en informant les utilisateurs et utilisatrices que leurs données ADN pourraient bien être analysées par la police pour résoudre des crimes.
Des arbres généalogiques accablants
CeCe Moore est une généalogiste génétique qui travaille en principe à aider des personnes adoptées à retrouver leurs parents biologiques. Mais elle voit «énormément de parallèles» avec la résolution d'enquêtes criminelles. Dans les deux cas, elle utilise la comparaison d'ADN afin de créer un arbre généalogique, pour ensuite analyser branche par branche les individus et se recentrer sur une seule et même personne.
Cette généalogiste a récemment aidé la police à résoudre plusieurs affaires jusqu'ici non élucidées. Elle a ainsi participé à l'arrestation, en juin 2018, d'un ancien infirmier de 66 ans pour le viol et meurtre d'une petite fille de 12 ans datant de 1986. En mettant en ligne les données récupérées sur la scène du crime, CeCe Moore avait identifié un certain nombre de cousins éloignés du suspect. Elle avait aussi trouvé 9% de sang amérindien dans l'ADN. Suffisant à l'experte pour reconstituer un arbre généalogique, se rendre compte qu'il y avait un trou dedans (un grand-père qui n'en était pas un) et identifier deux suspects possibles en fonction de leur âge et adresse. Après comparaison de l'ADN d'une serviette du suspect, sa culpabilité a pu être prouvée. En effet, aux États-Unis, il n'est pas obligatoire d'accepter de communiquer son ADN mais n'importe quel «morceau» laissé derrière soi peut être utilisé.
Le 25 juin, c'est un DJ de 49 ans qui est arrêté pour un viol et meurtre datant de 1992. Alors que le suspect exerce ses activités, les enquêteurs utilisent un chewing-gum et une bouteille d'eau pour vérifier que le travail de CeCe Moore a été efficace. Après avoir mis en ligne l'ADN retrouvé sur la scène de crime de l'époque, elle a, à nouveau, été capable de retracer l'arbre généalogique du tueur. Un double assassinat datant de 1987 a également été résolu grâce à la chercheuse.
Pour stalker vos cousins éloignés, les grandes tantes et... les donneurs de spermes.
Repéré sur The New York Times
La démocratisation des kits de tests génétiques a engendré une nouvelle tendance: les tests ADN récréationnels. Vous voulez connaître les secrets de vos chromosomes? Il suffit de vous rendre sur un des sites qui proposent ce genre de test –23andme et Ancestry.com. Selon la Société internationale de généalogie génétique, presque huit millions de personnes dans le monde ont déjà fait analyser leur ADN via ces services –en particulier aux États-Unis.
Après réception des résultats, il est proposé aux clients de «découvrir des proches parents», qui auraient aussi fait le test et qui se seraient eux aussi inscrits sur ce genre de sites. Si des points communs dans les génomes respectifs apparaissent, un mise en relation est proposée, quaisment comme une banale suggestion d’amis sur Facebook. En France, faire tester son ADN à des fins récréationnelles est interdit. Toutefois, il est possible de passer outre la loi en se faisant livrer le kit dans un autre pays.
En 2016, Nolwenn Le Blevennec, journaliste à Rue89, avait comparé son expérience avec les tests ADN à une inscription sur un réseau social: «23andme me propose de découvrir les gens inscrits sur son site qui partagent des séquences de leur ADN avec moi. Le plus souvent, des cousins éloignés, au cinquième degré ou plus. [...] Dans mon cas, le premier profil qui sort est très proche de moi. [...] 23andMe me dit qu’il s’agit surement d’un demi-frère», expliquait-elle à l’époque.
La génétique reprend les codes qui ont fait le succès de Facebook
En utilisant leur base de données génétiques pour «matcher» des clients volontaires avec des personnes qui leur sont génétiquement apparentées, les sites comme 23andme et Ancestry.com reprennent simplement les codes des réseaux sociaux. Rappelons qu'à sa création, le but de Facebook était de connecter les gens entre eux.
«Dans de nombreux cas, des parents éloignés se réunissent, deviennent amis, partenaires de voyage ou confidents. Les enfants adoptés se créent des liens avec leurs familles biologiques», note Alyson Krueger dans le New York Times.
Dyan deNapoli, conférencière TED, fait partie des millions de personnes ayant fait tester leur ADN. Deux mois après avoir craché dans une éprouvette, elle a reçu un dossier de quarante-et-une pages qui liste les personnes qui lui sont génétiquement apparentées: 1.200 personnes au total: «Je me suis très vite trouvée dans un puit sans fond génétique», témoigne-t-elle.
Le New York Times raconte que grâce au système de messagerie interne –non sans rappeler Messenger– Dyan deNapoli a contacté trois de ses cousins au second degré qu'elle a fini par rencontrer pour échanger de longues heures à propos de l'histoire familiale.
Toutefois, tout le monde ne ressort pas satisfait de ces tests ADN. Pour certains groupes ethniques, il est très difficile de trouver des liens de parenté. D’après le magazine Pacific Standard, les Asiatiques et les Latino-Américains ont moins recours à ces tests ADN.
«La manque de diversité dans la recherche génétique est un problème mondial. Mais notre base de données continue de grandir. On y est presque», explique Joanna Mountain, directrice principale à la recherche pour 23andme.
Pour l’heure, en France, la loi protège l'intimité génétique de chacun. Mais la Suisse est sur le point de craquer. Et demain, les assurances trieront-elles leurs clients en fonction de leurs gènes? 3 mars 2018
Êtes-vous le seul propriétaire de vos gènes? Qui d’autre que vous peut avoir accès au prodigieux coffre-fort informatif que constitue votre patrimoine génétique? Durant des millénaires ces questions ne se posèrent pas: personne ne disposait de la clef. Et les assurances privées n’avaient pas été inventées. Vint la découverte de l’ADN. C’était dans la seconde partie du siècle dernier. Puis tout s’emballa dans l’ivresse d’une quête scientifique et médicale aux parfums d’eldorado.
Les assureurs sont très intéressés par nos données
Inaccessible, le coffre-fort génétique devint visible. Puis de plus en plus accessible. Se substituant aux cartomanciens, les généticiens annonçaient des miracles prédictifs. L’esprit de conquête, de lucre et la publicité suivirent: vous pouvez aujourd’hui (un prélèvement de salive, quelques cheveux ou une goutte de sang suffisent) connaître quelques aperçus d’une vérité personnelle, génétique et généalogique. Il vous suffit pour cela de contacter 23andme (c’est l’exemple le plus célèbre) ou l’une des entreprises similaires –comme la belge DNAVision du transhumaniste français Laurent Alexandre.
Dans ce nouveau contexte, quid de la préservation de l’intimité biologique héréditaire? Rempart contre cette irrésistible dynamique planétaire au service de la transparence génétique: la France, ses valeurs et son corpus législatif de bioéthique. Officiellement, tout y est verrouillé depuis les premières lois de 1994 transposées dans l’article 16-10 du code civil:
«L'examen des caractéristiques génétiques d'une personne ne peut être entrepris qu'à des fins médicales ou de recherche scientifique. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l'examen, après qu'elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l'examen.»
Or la situation évolue aujourd’hui à très grande vitesse, outre-Atlantique mais aussi en Suisse:
«Notre gouvernement vient de soumettre au Parlement un projet de loi sur l’analyse génétique humaine. C’est un modèle du genre, ce texte prend en compte la subtilité des enjeux en une dentelle juridique destinée à protéger les citoyens de tout abus et à leur garantir la maîtrise de leur génome, explique à Slate.fr le Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse. Cette loi fait comme si notre pays était un monde étanche, fermé sur lui-même. La réalité, celle du marché mondial du séquençage et de la loi de la jungle qui y règne, n’est qu’à peine évoquée. Mais il n’y a pas que cela.»
Il poursuit:
« La politique suisse a aussi, comme celle des autres pays, ses forces qui sont loin d’avoir la défense de la personnalité de chacun comme objectif. Ainsi, sous pression du lobby des assureurs, une commission du Parlement chargée d’une première lecture de ce projet de loi lui a infligé un sérieux coup de canif. Elle a demandé que les assurances sur la vie –ou celles couvrant l’invalidité– puissent exiger, à partir d’un certain montant de couverture, d’avoir accès à toutes les analyses génétiques déjà effectuées par la personne. Que ce soit dans un cadre médical ou de manière libre, sur internet par exemple.
Si le Parlement accepte ce que lui propose sa commission, les citoyens suisses feront bien d’éviter toute analyse génétique, y compris sur internet (les clauses de confidentialité n’empêchent pas toujours de vendre la liste des clients). Ils feraient bien aussi de refuser de participer à toute bio-banque et aux recherches susceptibles de séquencer leur génome. Sans indication médicale vraiment impérative, le mieux pour eux serait de rester dans le vieux monde de l’ignorance génétique. Car il est dans l’ordre des choses que si le Parlement ouvre cette brèche, quantité d’autres lobbies voudront aussi accéder à l’intimité génétique de chacun.»
En France
Qu’en est-il en France? Ce questionnement s’inscrit dans le cadre général de la connaissance par les assureurs des «données de santé», données dites «sensibles» et qui, à compter du 25 mai prochain, feront l’objet du «Règlement général sur la protection des données» (RGPD). Pour l’heure ces données sont clairement protégées par un ensemble de dispositions incluant le secret médical et le respect d’un code de bonne conduite. Si l’on excepte les contrats d’assurance complémentaire santé (collectifs ou individuels) qui interdisent la prise en compte de ces données et les indemnisations de dommages corporels, ce sont les contrats d’assurance en cas de décès et ceux inhérents à des emprunts bancaires importants (pour projets immobiliers notamment) qui sont ici concernés.
«Dans certains cas, la déclaration sur l’honneur peut être suffisante, précise-t-on à Slate.fr auprès de la Fédération Française de l’Assurance (FFA). Dans d’autres situations, en fonction des montants, une visite médicale peut être demandée ainsi que des investigations complémentaires. Mais dans tous les cas le cadre général de la protection des données est impérativement respecté.»
On peut y ajouter les récentes «dispositions relatives au “droit à l’oubli”», dont peuvent désormais théoriquement bénéficier les malades guéris de pathologies qui, hier, leur interdisaient l’accès aux assurances.
Cette situation apparaît d’autant plus solide que l’interdiction qui est faite aux assureurs français d’avoir recours aux tests génétiques est inscrite à la fois dans le code de la santé publique, dans le code des assurances et dans le code pénal (sanctions prévues: jusqu’à 225.000 euros d’amende).
«Tous les traitements de données de santé sont fortement encadrés, outre le respect de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978 et du pack de conformité assurance de la CNIL, tous les traitements de données de santé sont couverts par le secret professionnel, ce qui implique l’intervention d’un médecin conseil ou d’un membre du personnel spécifique, souligne-t-on auprès de la FFA. Et l’entrée en application du RGPD ne modifiera pas le fondement légal de ces traitements.»
«Vous cibler pour vous vendre tel ou tel produit, ou éventuellement vous refuser telle ou telle assurance»
Il est difficile d’imaginer que cette situation restera très longtemps figée. Les puissants opérateurs français de l’assurance (et ceux, internationaux, de la réassurance) ne cachent nullement leur intérêt pour l’évolution du cadre et des pratiques dans le monde anglo-saxon.
«Pour notre part, si nous devions exprimer un regret, ce serait celui de ne pas pouvoir avoir accès aux données publiques françaises anonymisées dont dispose notamment aujourd’hui l’Assurance Maladie», nous explique-t-on auprès de la FFA. Une Assurance Maladie qui vient d’ailleurs d’être mise en demeure par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) d’améliorer sous trois mois son système de protection informatique des milliards de données personnelles de santé qu’elle détient.
Aucune volonté chez les assureurs français de violer les libertés individuelles et le secret médical. Mais bien le souci assurantiel consubstantiel d’ajuster au mieux leurs calculs pour des prises maximales de profit fondées sur une connaissance approfondie du risque.
De ce point de vue les assureurs français sont dans une situation paradoxale, corsetés dans leur impossibilité d’avoir une connaissance des risques prédictif –et ce alors que ces mêmes risques sont de plus en plus fréquemment et planétairement affichés par les premiers concernés (voir «Nebula Genomics» ou «Patientslikeme»). Cette dynamique est d’autant plus rapide que les prix des tests génétiques ne cessent de s’effondrer et que chacun peut y avoir accès (y compris en France où ils sont officiellement interdits).
«Il faut ici faire la part entre les simples “analyses génétiques” désormais facturées une centaine d’euros et les “séquençage complet” de l’ADN, de l’ordre du millier d’euros, auxquels il faut ajouter le coût des interprétations, nous explique le généticien moléculaire Bertrand Jordan. Outre-Atlantique les premiers succès ont été assurés à 23andMe par l’engouement massif pour la quête génétique généalogique de ses origines –et ce alors que la solidité des informations à prétention médicale pouvait aisément être mises en doute. Puis vinrent les contrats entre ces firmes et celles des entreprises pharmaceutiques.»
Au final, selon Bertrand Jordan, «23andMe» aura réussi à accumuler un ensemble de données génétiques et cliniques auxquelles l’industrie pharmaceutique accorde aujourd’hui une grande valeur –tout en faisant financer cette collecte par les patients eux-mêmes.
«Profils génétiques, informations médicales, et bientôt séquence d’ADN (obtenue dans le cadre des contrats passés avec Genentech, Pfizer ou d’autres), tout cela intéresse beaucoup de monde, assurances, marketing pharmaceutique, qui peuvent, au vu de ces informations, vous cibler pour vous vendre tel ou tel produit, ou éventuellement pour vous refuser telle ou telle assurance, écrivait déjà Bertrand Jordan dans la revue Médecine/Sciences en 2015.
Les garanties que donne l’entreprise ne peuvent être totalement rassurantes: on a vu avec Google et Facebook comment ces promesses pouvaient se diluer au fil du temps, ou même être carrément oubliées, et on sait aussi qu’une séquence d’ADN “anonyme” peut assez facilement être rattachée à une personne précise. Notre “intimité génétique’” est en danger (…), le problème est général, mais particulièrement aigu pour ce qui concerne notre santé et notre génome. Oui, décidément, nous risquons bien d’assister à la fin de la vie privée, ou tout au moins d’une certaine idée de l’intimité.»
Trois ans plus tard, la menace ne cesse de croître. Et le citoyen français informé des menaces et des enjeux, ne peut que regretter que le sujet soit étrangement absent de l’agenda de ses États généraux de la bioéthique –une entreprise pourtant démocratique qui nous interroge officiellement sur «le monde que nous voulons pour demain».
À dire vrai, depuis un siècle ou presque, assureurs ou pas, l’alternative finale ne change guère: Aldous Huxley ou George Orwell.