Au fond, les gens qui vomissent sur la jeune activiste n'ont pas un problème avec ce qu'elle dit, mais avec qui elle est.
Le rapport du GIEC rendu public mercredi 25 septembre, qui se concentre sur les océans et la cryosphère, rappelle que même si on arrêtait tout de suite les émissions de CO2, le monde ne redeviendrait pas comme avant. Les premiers changements sont déjà constatés par les scientifiques et l'effort doit maintenant se concentrer pour en limiter les effets. Ce n'est pas de la science-fiction ou un scénario plus ou moins probable, ça a déjà commencé. C'est en cours.
Mais au lieu de discuter des mesures à prendre immédiatement, on peut aussi insulter Greta Thunberg.
On peut se demander comment on modifie l'économie mondiale en quelques mois, si chaque pays doit commencer à s'organiser individuellement pour tenter d'assurer sa préservation ou si on doit privilégier des négociations internationales sans fin.
Ou bien, on vomit sur une ado de 16 ans.
Vous me direz, c'est plus facile de déblatérer sur l'adolescence que sur des sujets scientifiques dont la plupart des éditorialistes n'ont pas le début d'une connaissance. Vous imaginez s'il fallait se farcir des rapports de climatologues pour pouvoir commenter l'actualité? Alors que vous pouvez vous contenter de regarder intensément la photo d'une ado et de vous demander ce qu'elle vous évoque aux tréfonds de vous-même et si vous aimez son regard.
Au début, je m'étais dit que je n'allais pas faire comme les vomisseurs. Je n'allais pas parler des vomisseurs qui vomissent sur Greta Thunberg au lieu de parler de la situation écologique. Et puis, comme je suis encore une douce enfant innocente, j'ai été estomaquée devant la violence des attaques dont elle est la cible. Ça me paraissait fou, délirant, incompréhensible. L'ampleur et la virulence de la logorrhée. On aurait dit que ces gens déféquaient par la bouche. Peut-être qu'il y a quelque chose à en dire tout de même, de cette haine brûlante.
Évidemment, avec mon prisme habituel, j'ai commencé par me demander si les réactions auraient été aussi épidermiques si Greta avait été Sven. C'est impossible à démontrer, mais je suis intimement convaincue que non. Je pense qu'une partie de la haine anti-Thunberg s'explique par la réactivation d'une vieille figure: la sorcière.
Greta, c'est leur sorcière moderne. Il n'y a pas si longtemps, ils l'auraient tout simplement cramée.
Déjà, ils sont convaincus qu'elle est possédée. (Elle est manipulée par des forces extérieures, des lobbys, dont elle est l'outil.) (Parce que forcément, une gamine de 16 ans ne peut pas avoir fait tout ça d'elle-même.) Preuve supplémentaire: elle porte la marque physique du malin. On sait que les inquisiteurs cherchaient partout sur le corps des femmes un indice de leur rencontre avec le diable.
Avec Greta, pas besoin de chercher bien loin. Ils sont convaincus de voir dans son visage, dans son regard, quelque chose de l'ordre de la possession démoniaque. Ils ont décidé que son visage était une preuve qui témoignait contre elle. C'est d'une violence absolue.
Greta Thunberg déroge aussi à ce qu'elle devrait être, et même trois fois. Elle trahit d'abord son identité de femme. Elle n'est clairement pas là pour être agréable, douce, séductrice. Pour un peu, on dirait même qu'elle se contrefout de ce qu'on peut penser de son corps –ce qui constitue une forme de trahison de l'ordre social.
En prime, elle ne tient pas sa position d'ado. Les jeunes doivent être plein d'espoir et écouter les grandes personnes. Elle, elle se permet d'engueuler les dirigeants des plus grandes puissances mondiales.
Elle trahit enfin le stéréotype attendu concernant l'autisme. Pour les vomisseurs, elle est autiste = elle est malade ou handicapée, donc par déduction, elle devrait être privée de parole et s'entraîner à compter le nombre d'allumettes dans une boîte. Le vomisseur s'étrangle: depuis quand on laisse des gens comme ça donner leur avis sur l'état du monde?
Le problème, ce n'est pas ce que Greta Thunberg dit (qu'on peut résumer grosso modo par «écoutez les scientifiques») mais qui elle est, ou encore plus précisément: comment, en étant ce qu'elle est, c'est-à-dire jeune/femme/autiste, elle peut oser prendre cette parole et cette place. Son identité devrait lui interdire l'accès à la parole sous cette forme-là.
Ce qu'il y a de plus révolutionnaire à mes yeux chez elle, c'est qu'elle ne s'excuse pas de parler. Elle parle sur un pied d'égalité. Elle parle haut et fort en piétinant les assignations de genre et d'identité diverses.
Parce que la seule chose qui compte à ses yeux, c'est son sujet.
Parce que le réchauffement entraîne la fonte du permafrost, qui va provoquer la libération de centaine de milliards de tonnes de gaz à effet de serre.
Parce que face au plus grand danger que l'espèce humaine ait eu à affronter, il y a autre chose à foutre que de reprocher à une jeune femme sa colère.
Dans "I have a dream", Martin Luther King avait transmis ses convictions chargées de ses émotions. Avec "How dare you?", les larmes et la rage de Greta Thunberg nous bouleversent là où un énième plan désincarné aurait échoué.
Jacky Isabello
Co-Fondateur de l'agence CorioLink, spécialiste de communication politique et auteur, administrateur du Think Tank SYNOPIA
La catilinaire “How dare you?” lancée par la jeune activiste suédoise Greta Thunberg le 23 septembre à l’occasion du “climate action summit” organisé à la demande du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres disposera-t-elle de la même place au Panthéon des grands discours, que la proclamation “I have a dream” du pasteur King en août 1963? Je le pense!
Simon Sinek dans sa théorie des golden circle, explique ce qui fonde les actes mobilisant, les marques engageantes, les paroles transcendantes. La proclamation de Martin Luther King est passée à la postérité, alors qu’il n’était pas le seul noir américain, prêcheur de talent, à s’engager en faveur de la défense des civil rights, parce qu’à la différence d’autres, plus enclin à dresser un catalogue de mesures, M. King fut le premier à instiller dans son adresse, nous dit Sinek, ses convictions intimes, chargées essentiellement de ses émotions. Il a offert à son auditoire la possibilité de réaliser que les rêves de M. King étaient aussi les leurs. S’il recourt au même principe avec un ton certes bien différent, le discours de Greta Thunberg entrera lui aussi dans l’histoire. Un jour, il sera étudié dans les manuels scolaires.
Un discours qui secoue les tripes!
Certes, le ton est moins positif que celui du Docteur King. Il passe par le canal de la colère plutôt que celui de l’espérance. Car M. King aurait été immédiatement embastillé s’il avait osé s’adresser aux puissants de son époque sur le ton employé par la jeune militante suédoise. “How dare you” à l’instar de “I have a dream” transpirent d’une intense émotion. Par sa triste et colérique authenticité Greta fit de son épouvante l’expression de notre désarroi. Et ainsi #JeSuisGreta!
Quel panel d’émotions quand elle lance les larmes aux yeux et les gestes tremblants: “Yet you all come to us young people for hope”. Puis vint la honte: “I shouldn’t be up here. I should be back in school on the other side of the ocean”. Enfin entremêlées émergèrent la peur et la colère: “We are in the beginning of a mass extinction, and all you can talk about is money and fairy tales of eternal economic growth. How dare you?”
Lorsque King mobilise l’espérance de toute une communauté de citoyens dont les droits ont été bafoués des centaines d’années durant, par une Nation que Tocqueville a louée pour son modèle de démocratie, Greta Thunberg reste factuelle dans ses reproches; et en cela elle nous terrorise et nous absorbe. Ses propos terrorisent et absorbent chaque parent; ils terrorisent et absorbent chaque salarié; ils terrorisent et absorbent chaque touriste.
Discours contre action
Historique ce discours car il n’est pas que parole. Il est bâti de mots qui sont des pavés. Quand Brune Poirson affirme sur France inter: “Viens Greta, maintenant on s’assied autour de la table, on se retrousse les manches et on voit comment on fait” elle accuse à tort Melle Thunberg de passivité. Sartre disait “Parler c’est agir”. Il soulignait ainsi le concept un peu abscons de performativité cher à la philosophie. L’arc-boutant de son discours est déjà constitué des troupes de millions de jeunes citoyens militants du monde entier, soucieux de voir les dirigeants s’engager concrètement en direction de la préservation de la planète.
La force des émotions pour combattre l’impossible
Ce que Greta dénonce montre que le modèle de décroissance qu’elle préconise est impossible à bâtir. Et ceci quelle que soit la puissance du dirigeant qui administrerait ce remède à nos sociétés dopées à la dette et contrainte à la croissance économique. C’est en cela que la colère de la jeune Greta Thunberg est salvatrice. Ainsi elle nous adjure de faire. Ses paroles sont des ordres. Malgré son apparence gracile, sa posture est celle d’une cheffe militaire. Pour nous convaincre, car c’est évident que Greta possède quelque chose à nous vendre, elle commande à son auditoire d’éprouver un inextinguible désir de s’engager à assumer une part de la mission. Plus fort encore, elle ordonne aux commandeurs des armées les plus puissantes du monde moderne. Pour captiver, Sinek rappelle que: “Luther King a dit I have a dream et pas I have a plan”. À un énième plan désincarné auquel personne n’accorderait d’attention, seules les larmes et la rage sombre de Greta peuvent bouleverser quelque chose chez chacun d’entre nous. Il existe un “cerveau des émotions” révélé par les travaux de l’anatomiste Franz Josef Gall (1758-1828). Puis les travaux de Paul MacLean ont démontré que le circuit cérébral des émotions peut être indépendant de celui de la cognition. Sinek de résumer cela simplement: “les mots n’ont qu’un faible poids dans l’acte de décision”. Dans le cas de Greta Thunberg, sa posture était offerte aux seuls besoins de la télévision. Ces grands gestes partant de ce petit corps, cette immense colère et ces larmes qui nimbaient des yeux insondables, furent la combinatoire d’une émotion chargée d’une exceptionnelle puissance politique. Sa communication verbale et paraverbale est digne des principes révolutionnaires admis par l’actors studio.
Qu’on aime ou pas, elle est forte cette jeune fille! À la résignation et aux jérémiades d’un vieil écolo ancien animateur de télévision peu enclin à résister à la technostructure d’un ministère qui devait être taillé pour lui, je préfère défendre une espèce de Jeanne d’Arc d’airain, que j’aime penser indestructible. Et qui en quelques discours pousse l’ensemble des chefs d’État à se justifier. En cela elle est déjà plus efficace que quiconque avant elle. Pour toute une jeunesse, je la perçois en héroïne nietzschéenne. Une Uber Fräulein; ses dieux sont morts car elle invente de nouvelles règles. Elle est devenue ce qu’elle était, et enfin son handicap qui ne l’a pas tué l’a rendu oh combien plus forte!!!
*concepts les plus connus de la philosophie de Friedrich Nietzsche
La jeune militante pour le climat Greta Thunberg a été reçue mardi à l’Assemblée Nationale pour y interpeller les députés sur le réchauffement climatique – et, surtout, sur l’inaction quasi-totale du gouvernement face à l’urgence (pas trop chaud chez vous… ?). Sa venue en France a pourtant suscité de nombreuses critiques de la part de certains députés refusant d’écouter « une prophétesse en culottes courtes ». Or on retrouve également au Moyen Âge cette méfiance vis à vis de ceux qui prétendent connaître l’avenir.
Prophètes et faux-prophètes
Les prophètes sont évidemment nombreux dans le texte biblique et jouent un rôle-clé : ils transmettent aux hommes les vérités divines, obtenues grâce à un contact direct avec Dieu. Le prophète se reconnaît à plusieurs critères : la foi évidemment, mais aussi la discrétion, l’humilité, sa bonne connaissance des choses passées. Son propos doit rester cryptique : la prophétie ne se dit jamais au grand jour, mais se masque sous des images, des symboles, des mots ambigus. Le prophète, par conséquent, évite toujours les dates et les noms propres, permettant d’identifier à peu près ce que l’on veut derrière ses mots – c’est ce qui permet aux prophéties de Nostradamus d’être toujours utilisées aujourd’hui. Bref, le prophète voit la vérité mais la transmet dans des « obscures paroles », comme le fait par exemple Merlin – figure par excellence du prophète médiéval – dans les romans arthuriens.
A cet égard, parler de Greta Thunberg comme d’une prophétesse est fallacieux. En effet, elle ne prédit pas l’avenir, se contentant de diffuser l’avis unanime de la communauté scientifique mondiale, en s’appuyant notamment sur le rapport du GIEC. Elle n’utilise ni discours ambigu, ni images obscures : au contraire, son propos est d’une grande clarté, appuyé sur des faits et des chiffres précis. Enfin, elle n’appelle pas tant à une réforme morale assez floue qu’à des actions politiques concrètes et bien identifiées.
Dans le même temps, la Bible, en particulier l’Ancien Testament, met en garde contre les « faux prophètes ». Menteur, démagogue, le faux prophète est également séduisant (Michée, II, 11). Sa prophétie, évidemment, ne s’accomplit jamais, mais cela n’empêche pas le peuple de le croire. Il peut être inspiré par le diable : les démons en effet sont capables de prédire l’avenir.
Très vite, le faux prophète est assimilé au loup. Il s’agit d’un animal redouté à l’époque, souvent considéré comme l’incarnation du paganisme – Romulus, fondateur de Rome, qui a persécuté les chrétiens pendant plusieurs siècles, n’a-t-il pas été nourri par une louve ? Le loup est en outre l’adversaire par excellence du berger, figure christique, chargé de protéger son troupeau. Sans surprise dès lors, l’Evangile de Mathieu dénonce les « faux prophètes », qui ressemblent à des brebis mais sont en réalité « des loups ravisseurs ». Prenant cette métaphore au premier degré, de nombreux auteurs médiévaux s’emploient à décrire des loups prophètes.
C’est le cas par exemple dans l’Ysengrinus de Nivard, un prototype du Roman de Renard écrit en 1148 qui voit le loup, Ysengrin, prophétiser sur son lit de mort. Il faut dire que le loup entretient un rapport étroit avec la parole. Selon une croyance populaire relayée par les textes savants, le loup peut « couper la voix » de sa proie, lui voler son souffle en ouvrant sa gueule : ne pouvant pas crier, la proie est aisément dévorée… Pas étonnant dès lors de croiser dans les textes des loups qui parlent.
L’Ysengrinus est un texte parodique : le loup y est une caricature du clergé, et son dernier discours se moque donc du texte apocalyptique. Les anges sont remplacés par des porcs, les trompettes par des clochettes ; au lieu des désastres mondiaux du texte de saint Jean, Ysengrin propose une apocalypse domestique triviale, faite pour déclencher le rire : « les tabourets auront les pieds en l’air, la chaise sera renversée, tout le monde aura mal aux genoux, la cruche et la marmite se promèneront toutes seules… ». L’auteur du texte se moque de l’emphase des prédicateurs et de leurs images catastrophistes : la peur de la fin des temps est comme effacée par ce discours ancré dans le quotidien. De même, aujourd’hui beaucoup préfèrent se moquer de Greta Thunberg… plutôt que de l’écouter.
Le chroniqueur Giraud de Barri, qui écrit à la fin du XIIe siècle, décrit quant à lui la rencontre, en Irlande, entre un prêtre et un loup-garou parlant qui prophétise sur l’avenir de l’île. La scène est beaucoup plus inquiétante que dans l’Ysengrinus : au cœur de la nuit, un prêtre marchant dans les collines de Tara est abordé par un énorme loup, qui lui explique qu’il est catholique, que son peuple a été transformé en loup par un saint à cause de ses péchés, avant d’entamer une longue prophétie sur l’avenir de l’Irlande, prophétisant notamment l’invasion anglaise de l’île – évidemment, Giraud écrit en 1188, donc après cette invasion…
Le loup-garou est décrit dans les textes médiévaux comme un versipellis, c’est à dire un « change-peau » : figure ambivalente, il incarne la ruse, la traîtrise, la fourberie. Il est tout à fait logique du coup de le voir associer au faux prophète, maître des apparences et des illusions.
Mais ces deux loups prophètes sont avant tout des figures ambivalentes, qui disent à la fois le faux et le vrai. Chez Giraud de Barri, le prêtre, suite à sa rencontre avec cet animal étrange, réfléchit en effet à la notion chrétienne de la métamorphose, et donc au mystère de l’Eucharistie. Le loup est d’ailleurs décrit comme un bon guide et ses vertus sont mises en avant par le texte. Dans l’Ysengrinus, le ton violemment parodique permet à l’auteur de dénoncer, sous le couvert de l’humour, les abus et la corruption du clergé, à une époque où les hérésies commencent à se multiplier en Occident. Au même moment, la théologienne Hildegarde de Bingen se pose elle aussi comme une visionnaire, convoquant de terribles prophéties pour mieux appeler à une réforme morale et politique de l’Eglise.
Dans tous ces cas, le fait de parler de l’avenir, sur un ton sérieux, apocalyptique ou humoristique, permet de réfléchir sur le présent. Au Moyen Âge, les « prophéties de Merlin » puis celles de Joachim de Flore ont en permanence un rôle politique : les principaux pouvoirs s’en servent pour légitimer leur autorité… ou pour critiquer la domination d’un rival.
Greta Thunberg ne ressemble ni à l’Ysengrin de Nivard, ni au loup-garou de Giraud, ni même à Hildegarde de Bingen. Son discours n’a pas les accents de la prophétie, ni les mêmes buts. Mais, tout comme nos loups-prophètes médiévaux, elle rappelle que parler de l’avenir est toujours une façon de décrire le présent – et, du moins peut-on l’espérer, de transformer ce présent, pour éviter un avenir redouté.