La semaine dernière, lors d’un vote qui a divisé presque tous les grands partis de l’Union européenne, les députés européens ont adopté toutes les terribles propositions de la nouvelle directive sur le droit d’auteur et rejeté toutes les bonnes, ouvrant la voie à la surveillance de masse automatisée et à la censure arbitraire sur Internet : cela concerne aussi bien les messages – comme les tweets et les mises à jour de statut sur Facebook – que les photos, les vidéos, les fichiers audio, le code des logiciels – tous les médias qui peuvent être protégés par le droit d’auteur.
Trois propositions ont été adoptées par le Parlement européen, chacune d’entre elles est catastrophique pour la liberté d’expression, la vie privée et les arts :
Article 13 : les filtres de copyright. Toutes les plateformes, sauf les plus petites, devront adopter défensivement des filtres de copyright qui examinent tout ce que vous publiez et censurent tout ce qu’ils jugent être une violation du copyright.
Article 11 : il est interdit de créer des liens vers les sites d’information en utilisant plus d’un mot d’un article, à moins d’utiliser un service qui a acheté une licence du site vers lequel vous voulez créer un lien. Les sites d’information peuvent faire payer le droit de les citer ou le refuser, ce qui leur donne effectivement le droit de choisir qui peut les critiquer. Les États membres ont la possibilité, sans obligation, de créer des exceptions et des limitations pour réduire les dommages causés par ce nouveau droit.
Au même moment, l’UE a rejeté jusqu’à la plus modeste proposition pour adapter le droit d’auteur au vingt-et-unième siècle :
Pas de « liberté de panorama ». Quand nous prenons des photos ou des vidéos dans des espaces publics, nous sommes susceptibles de capturer incidemment des œuvres protégées par le droit d’auteur : depuis l’art ordinaire dans les publicités sur les flancs des bus jusqu’aux T-shirts portés par les manifestants, en passant par les façades de bâtiments revendiquées par les architectes comme étant soumises à leur droit d’auteur. L’UE a rejeté une proposition qui rendrait légal, à l’échelle européenne, de photographier des scènes de rue sans craindre de violer le droit d’auteur des objets en arrière-plan ;
J’ai passé la majeure partie de l’été à discuter avec des gens qui sont très satisfaits de ces négociations, en essayant de comprendre pourquoi ils pensaient que cela pourrait être bon pour eux. Voilà ce que j’ai découvert.
Ces gens ne comprennent rien aux filtres. Vraiment rien.
L’industrie du divertissement a convaincu les créateurs qu’il existe une technologie permettant d’identifier les œuvres protégées par le droit d’auteur et de les empêcher d’être montrées en ligne sans une licence appropriée et que la seule chose qui nous retient est l’entêtement des plateformes.
La réalité, c’est que les filtres empêchent principalement les utilisateurs légitimes (y compris les créateurs) de faire des choses légitimes, alors que les véritables contrefacteurs trouvent ces filtres faciles à contourner.
En d’autres termes : si votre activité à plein temps consiste à comprendre comment fonctionnent les filtres et à bidouiller pour les contourner, vous pouvez devenir facilement expert⋅e dans ce domaine. Les filtres utilisés par le gouvernement chinois pour bloquer les images, par exemple, peuvent être contournés par des mesures simples.
Cependant, ces filtres sont mille fois plus efficaces que des filtres de copyright, parce qu’ils sont très simples à mettre en œuvre, tandis que leurs commanditaires ont d’immenses moyens financiers et techniques à disposition.
Mais si vous êtes un photographe professionnel, ou juste un particulier qui publie son propre travail, vous avez mieux à faire que de devenir un super combattant anti-filtre. Quand un filtre se trompe sur votre travail et le bloque pour violation du copyright, vous ne pouvez pas simplement court-circuiter le filtre avec un truc clandestin : vous devez contacter la plateforme qui vous a bloqué⋅e, vous retrouvant en attente derrière des millions d’autres pauvres gogos dans la même situation que vous.
Croisez les doigts et espérez que la personne surchargée de travail qui prendra votre réclamation en compte décidera que vous êtes dans votre droit.
Bien évidemment, les grosses entreprises du divertissement et de l’information ne sont pas inquiétées par ce résultat : elles ont des points d’entrée directe dans les plateformes de diffusion de contenus, des accès prioritaires aux services d’assistance pour débloquer leurs contenus quand ceux-ci sont bloqués par un filtre. Les créateurs qui se rallieront aux grandes sociétés du divertissement seront ainsi protégés des filtres – tandis que les indépendants (et le public) devront se débrouiller seuls.
Ils sous-estiment lourdement l’importance de la concurrence pour améliorer leur sort.
La réalisation des filtres que l’UE vient d’imposer coûtera des centaines de millions de dollars. Il y a très peu d’entreprises dans le monde qui ont ce genre de capital : les géants de la technologie basés aux États-Unis ou en Chine et quelques autres, comme VK en Russie.
L’obligation de filtrer Internet impose un seuil plancher à l’éventuel fractionnement des grandes plateformes par les régulateurs anti-monopole : puisque seules les plus grandes entreprises peuvent se permettre de contrôler l’ensemble du réseau à la recherche d’infractions, elles ne pourront pas être forcées à se séparer en entités beaucoup plus petites. La dernière version de la directive prévoit des exemptions pour les petites entreprises, mais celles-ci devront rester petites ou anticiper constamment le jour où elles devront elles-mêmes endosser le rôle de police du droit d’auteur. Aujourd’hui, l’UE a voté pour consolider le secteur des technologies, et ainsi pour rendre beaucoup plus difficile le fonctionnement des créateurs indépendants. Nous voyons deux grandes industries, faisant toutes deux face à des problèmes de compétitivité, négocier un accord qui fonctionne pour elles, mais qui diminuera la concurrence pour le créateur indépendant pris entre les deux. Ce qu’il nous fallait, c’était des solutions pour contrer le renforcement des industries de la technologie comme de celles de la création : au lieu de cela, nous avons obtenu un compromis qui fonctionne pour elles, mais qui exclut tout le reste.
Comment a-t-on pu en arriver à une situation si désastreuse ?
Ce n’est pas difficile à comprendre, hélas. Internet fait partie intégrante de tout ce que nous faisons, et par conséquent, chaque problème que nous rencontrons a un lien avec Internet. Pour les gens qui ne comprennent pas bien la technologie, il y a un moyen naturel de résoudre tout problème : « réparer la technologie ».
Dans une maxime devenue célèbre, Arthur C. Clarke affirmait que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Certaines réalisations technologiques semblent effectivement magiques, il est naturel d’être témoin de ces miracles du quotidien et d’estimer que la technologie peut tout faire.
L’incapacité à comprendre ce que la technologie peut ou ne peut pas faire est la source d’une infinité d’erreurs : depuis ceux qui affirment hâtivement que les machines à voter connectées peuvent être suffisamment sécurisées pour être utilisées lors d’une élection nationale ; aux officiels qui claironnent qu’il est possible de créer un système de chiffrement qui empêche les truands d’accéder à nos données, mais autorise la police à accéder aux données des truands ; en passant par la croyance que le problème de la frontière irlandaise post-Brexit peut être « solutionné » par de vagues mesures techniques.
Dès que quelques puissants décideurs des industries du divertissement ont été persuadés que le filtrage massif était possible et sans conséquence néfaste, cette croyance s’est répandue, et quand les spécialistes (y compris les experts qui font autorité sur le sujet) disent que ce n’est pas possible, ils sont accusés d’être bornés et de manquer de vision, pas d’apporter un regard avisé sur ce qui est possible ou non.
C’est un schéma assez familier, mais dans le cas de la directive européenne sur le copyright, il y a eu des facteurs aggravants. Lier un amendement sur les filtres de copyright à une proposition de transfert de quelques millions d’euros des géants de l’informatique vers les propriétaires de médias a garanti une couverture médiatique favorable de la part de la presse, qui cherche elle-même une solution à ses problèmes.
Enfin, le problème est qu’Internet favorise une sorte de vision étriquée par laquelle nous avons l’illusion que la petite portion du Net que nous utilisons en constitue la totalité. Internet gère des milliards de communications publiques chaque jour : vœux de naissance et messages de condoléances, signalement de fêtes et réunions prochaines, campagnes politiques et lettres d’amour. Un petit bout, moins d’un pour cent, de ces communications constitue le genre de violation du droit d’auteur visé par l’article 13, mais les avocats de cet article insistent pour dire que le « but premier » de ces plateformes est de diffuser des œuvres protégées par le droit d’auteur.
Il ne fait aucun doute que les gens de l’industrie du divertissement interagissent avec beaucoup d’œuvres de divertissement en ligne, de la même façon que la police voit beaucoup de gens qui utilisent Internet pour planifier des crimes, et les fashionistas voient beaucoup de gens qui utilisent Internet pour montrer leurs tenues.
L’Internet est plus vaste qu’aucun⋅e d’entre nous ne peut le concevoir, mais cela ne signifie pas que nous devrions être indifférent⋅e⋅s à tous les autres utilisateurs d’Internet et à ce qu’ils perdent lorsque nous poursuivons nos seuls objectifs, aux dépens du reste du monde numérique.
Le vote récent de la directive sur le copyright ne rend pas seulement la vie plus difficile aux créateurs, en donnant une plus grande part de leurs revenus à Big contenus et Big techno – il rend la vie plus difficile pour nous tous. Hier, un spécialiste d’un syndicat de créateurs dont je suis membre m’a dit que leur travail n’est pas de « protéger les gens qui veulent citer Shakespeare » (qui pourraient être bloqués par l’enregistrement bidon de ses œuvres dans les filtres du droit d’auteur) – mais plutôt de protéger les intérêts des photographes du syndicat dont l’œuvre est « volée ». Non seulement l’appui de mon syndicat à cette proposition catastrophique ne fait aucun bien aux photographes, mais il causera aussi d’énormes dommages à ceux dont les communications seront prises entre deux feux. Même un taux d’erreur de seulement un pour cent signifie encore des dizaines de millions d’actes de censure arbitraire, chaque jour.
Alors, que faut-il faire ?
En pratique, il existe bien d’autres opportunités pour les Européens d’influencer leurs élu⋅es sur cette question.
Tout de suite : la directive rentre dans une phase de « trilogues » , des réunions secrètes, à huis clos, entre les représentants des gouvernements nationaux et de l’Union européenne ; elles seront difficiles à influencer, mais elles détermineront le discours final présenté au parlement pour le prochain vote (difficulté : 10/10).
Au printemps prochain, le Parlement européen votera sur le discours qui ressort de ces trilogues. Il est peu probable qu’ils puissent étudier le texte plus en profondeur, on passera donc à un vote sur la directive proprement dite. Il est très difficile de contrecarrer la directive à ce stade (difficulté : 8/10).
Par la suite les 28 États membres devront débattre et mettre en vigueur leurs propres versions de la législation. Sous bien des aspects, il sera plus difficile d’influencer 28 parlements distincts que de régler le problème au niveau européen, quoique les membres des parlements nationaux seront plus réceptifs aux arguments d’internautes isolés, et les victoires obtenues dans un pays peuvent être mises à profit dans d’autres (« Tu vois, ça a marché au Luxembourg. On n’a qu’à faire la même chose. ») (difficulté : 7/10).
En attendant, des élections européennes se profilent, au cours desquelles les politiciens de l’UE devront se battre pour leur emploi. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où un futur membre du Parlement européen peut gagner une élection en se vantant de l’expansion du droit d’auteur, mais il y a beaucoup d’adversaires électoraux potentiels qui seront trop heureux de faire campagne avec le slogan « Votez pour moi, mon adversaire vient de casser Internet » ;
Comme nous l’avons vu dans le combat pour la neutralité du Net aux USA, le mouvement pour protéger l’Internet libre et ouvert bénéficie d’un large soutien populaire et peut se transformer en sujet brûlant pour les politiciens.
Écoutez, on n’a jamais dit que notre combat se terminerait par notre « victoire » définitive – le combat pour garder l’Internet libre, juste et ouvert est toujours en cours.
Tant que les gens auront :
a) des problèmes,
b) liés de près ou de loin à Internet,
il y aura toujours des appels à casser/détruire Internet pour tenter de les résoudre.
Nous venons de subir un cuisant revers, mais cela ne change pas notre mission. Se battre, se battre et se battre encore pour garder Internet ouvert, libre et équitable, pour le préserver comme un lieu où nous pouvons nous organiser pour mener les autres luttes qui comptent, contre les inégalités et les trusts, les discriminations de race et de genre, pour la liberté de la parole et de la légitimité démocratique.
Si ce vote avait abouti au résultat inverse, nous serions toujours en train de nous battre aujourd’hui. Et demain. Et les jours suivants.
La lutte pour préserver et restaurer l’Internet libre, équitable et ouvert est une lutte dans laquelle vous vous engagez, pas un match que vous gagnez. Les enjeux sont trop élevés pour faire autrement.
Le Parlement européen a voté mercredi 12 septembre en faveur du projet de réforme de la directive sur le droit d'auteur, qui contient deux articles polémiques. D'autres étapes vont suivre.
La mobilisation dans plusieurs villes d’Europe n’aura donc pas suffi : malgré l’intense activisme des opposants au projet de réforme de la directive sur le droit d’auteur, y compris dans la dernière ligne droite, le Parlement européen a choisi d’approuver la proposition de directive à une confortable majorité : 438 voix pour, 226 contre et 39 abstentions.
La Commission européenne, qui soutient cette révision depuis plusieurs années, a évidemment partagé sa satisfaction. « Nous nous félicitons du vote […]. C’est un signal fort et positif et une étape essentielle pour atteindre notre objectif commun de modernisation des règles du droit d’auteur », déclarent les deux responsables du numérique, Andrus Ansip et Mariya Gabriel.
À l’inverse, les critiques de la réforme ont déploré un rendez-vous manqué, à l’image de Julia Reda, eurodéputée qui est issue des rangs du Parti pirate : « le Parlement n’a pas écouté les préoccupations des citoyens et des experts » sur les deux dispositions du texte les plus critiquées, à savoir les articles 11 (droit voisin pour la presse sur le web) et 13 (filtrage automatique des contenus mis en ligne).
Le vote survenu le mercredi 12 septembre tranche avec celui organisé le 5 juillet dernier. Là aussi réuni en séance plénière, le Parlement européen avait désapprouvé le mandat de négociations confié à la commission des affaires juridiques concernant la réforme du droit d’auteur au sein de l’Union. Le rejet du mandat s’était obtenu dans un vote relativement serré, par 313 voix contre 278.
Si le scrutin survenu mi-septembre constitue une étape clé dans le parcours de ce texte, il n’en constitue pas le point final. D’autres étapes sont prévues. Les députés vont en particulier devoir négocier un compris avec le Conseil de l’Union européenne. Cette phase doit avoir lieu au cours du mois de novembre 2018. Ensuite, un vote définitif, encore par le Parlement européen, doit survenir, vraisemblablement au printemps 2019.
« Maintenant que le Parlement et le Conseil ont adopté leurs positions, nous aurons une dernière chance de rejeter les articles 11 et 13 ors du vote final sur la directive après le trilogue [une réunion tripartite entre le Parlement, le Conseil et la Commission, ndlr], probablement au printemps. Interpellez vos gouvernements en attendant ! », a réagi Julia Reda à l’issue du scrutin.
La Commission européenne espère toutefois un calendrier plus rapide : « la Commission est prête à travailler […] afin que la directive puisse être approuvée dès que possible, idéalement d’ici la fin de 2018 ». « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider les co-législateurs à parvenir à un accord d’ici la fin de l’année », a ainsi réagi Mariya Gabriel, qui a la charge de l’économie et la société numériques à Bruxelles.
Sauf coup de théâtre, il paraît improbable que l’une des trois parties impliquées dans ce trilogue fasse machine arrière. Pour la société civile, le seul angle d’attaque possible reste celui du Parlement européen, qui pourrait faire chavirer le texte dans sa dernière ligne droite. Mais au regard du vote survenu le 12 septembre, cette hypothèse n’est désormais plus celle qui tient la corde.
Un vote favorable mettra un point final aux débats. La France aura alors l’obligation de se mettre au travail pour transposer la directive dans son droit national.
En effet, son application n’est pas immédiate (à la différence, par exemple, du RGPD). Cette marge de manœuvre, qui laisse un délai aux gouvernements, est inscrite dans les règles de fonctionnement de l’Union : « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ».
Mercredi 12 septembre 2018 se tiendra un vote déterminant pour la défense d'un Internet libre et ouvert, neutre et acentré : le Parlement européen réuni en formation plénière va amender et voter la proposition de révision de la directive droit d'auteur de la Commission européenne dont l'article 13 imposerait aux plateformes de partage le filtrage des contenus mis en ligne par leurs utilisateurs et utilisatrices. Une mesure liberticide que les parlementaires doivent absolument rejeter. Il est donc fondamental de se mobiliser pour garantir ce vote de rejet.
« Je regrette l’Europe aux anciens parapets. » Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre »
« Faire l’Europe » ? Elle existe déjà. Ce qu’il faut, c’est construire notre regard. Umberto Eco disait que « la langue de l’Europe, c’est la traduction » et il est vrai que l’Europe géographique, avec 35 langues officielles, enrichies de 225 langues secondaires a toujours été pour les eurosceptiques un mythe, pour les Européens convaincus un rêve.
C’est dans cette faille que s’inscrit le Brexit. Boris Johnson, dans le Telegraph du 15 mai 2016, déclarait de manière ultra-provocatrice :
« L’Union européenne poursuit un but similaire à celui d’Hitler en tentant de créer un puissant super-Etat ! […] Si les bureaucrates de Bruxelles utilisent des méthodes différentes de celles du dictateur nazi, ils partagent le même but d’unifier l’Europe sous une seule “autorité”. »
et, plus loin :
« Napoléon, Hitler, plusieurs personnes ont déjà tenté cela et cela s’est terminé tragiquement. L’Union européenne est une tentative d’y parvenir par des méthodes différentes. Mais fondamentalement ce qui manque est l’éternel problème, il n’existe pas de loyauté à l’idée d’Europe. Il n’y a pas d’autorité unique que tout le monde respecte et comprenne. C’est ce qui cause cet énorme vide démocratique. »
L’idée européenne est née de la tragédie des guerres. Victor Hugo, dans son discours lyrique du Congrès de la Paix du 21 août 1849 s’exclamait :
« Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. – Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! »
Un héritage culturel commun
Les deux guerres mondiales contribueront à relancer l’idée européenne. Stefan Zweig fait l’apologie d’une Europe cultivée, humaniste et pacifiste à laquelle il donne les traits d’Érasme. À Vienne, en 1926, se tient une grande conférence dans le prolongement de la publication en 1923 de l’ouvrage Paneuropa par le comte Richard Coudenhove-Kalergi. Elle réunit plus 2000 délégués de 24 nations dont Adenauer. Y est développée la vision d’une Europe de 300 millions d’âmes dont seraient exclus la Russie, trop orientale, et… la Grande Bretagne tournée vers son Empire.
Le temps a passé. Crise de l’euro, tragédie des migrants. Les uns s’attristent d’une Europe en crise, les autres déplorent et quelquefois se réjouissent qu’elle n’existe déjà plus.
Sortons de ce discours du « rêve » européen, d’une démarche utopiste synonyme d’efforts pour atteindre à un but ou d’amères déceptions de ne pas y parvenir, et adoptons une approche clinique. L’Europe, tout simplement, existe. L’identité européenne est beaucoup plus puissante que n’importe quelle identité nationale. De quoi s’agit-il ?
Lors d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15 novembre 1922, Paul Valéry décrit l’Europe comme la résultante de l’héritage culturel grec, du droit romain et de l’unité chrétienne.
« Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de Saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. […] On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes. Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois… »
La Chine comme miroir
La Chine, justement, tel un miroir, permet de comprendre l’Europe. C’est l’expérience de François Julien décrite par Paul Ricœur :
« Sa thèse que je ne discute pas, mais que je prends comme hypothèse de travail, est que le chinois est l’autre absolu du grec – que la connaissance de l’intérieur du chinois équivaut à une déconstruction par le dehors, par l’extérieur, du penser et du parler grec. »
Écoutons à présent François Jullien :
« […] En organisant un vis-à-vis entre les pensées chinoise et européenne, je les conduis à se réfléchir l’une dans l’autre, l’une par l’autre. C’est-à-dire à sonder dans l’autre ses propres partis-pris théoriques, les choix enfouis à partir desquels elle a pensé, bref à remonter dans son impensé. Chacune ainsi se “dé-construit” à travers l’autre. J’appelle “impensé” ce à partir de quoi on pense et que, par là-même, on ne pense pas : à quoi sa pensée est adossée. »
Les concepts, non pas de la culture chinoise qui est diverse, mais de la « langue-pensée » chinoise au sens où l’entend Jullien font apparaître une vision du monde totalement différente de celle issue de la Grèce des Européens. À commencer par la dé-construction de l’ontologie : « Car vous savez ce fait majeur que la langue chinoise ne dit pas l’« Être » au sens absolu du « je suis », to be or not to be, mais seulement la prédication. »
Ce n’est pas que l’individu n’existe pas en Chine mais comme le rappelle Yuzhi Ouyang dans sa thèse « La culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale contemporaine » :
« La Chine […] méprise l’individu, l’individualisme est une donnée fondamentale dans la culture occidentale, une composante tellement cardinale dans le système de valeurs occidentales que parfois les Occidentaux en oublient l’importance » […] Chez les Grecs jusqu’aux stoïciens, la vie avait en effet pour but le perfectionnement de l’individu. Mais le salut, le but de la foi chrétienne, est lui aussi l’individu. Je peux dire que, dans la culture occidentale, dès son origine, c’est l’individu qui prime. Par contre, dans la culture chinoise, dès son origine, c’est au contraire le collectif qui est valorisé. »
De même, le concept d’amour entre les hommes est à mettre en abîme avec celui de ren que décrit Ouyang : « Le ren incite à agir tout en restant sensible aux relations entre les personnes. Par conséquent, le ren a conduit les Chinois à se positionner toujours dans les relations, dont Confucius a défini les cinq principales : père/fils ; souverain/ministres ; époux/épouse ; frère aîné/frère cadet ; ami/ami. Quand il y a conflit entre la collectivité et l’individualité, l’individualité se soumet toujours à la collectivité. »
François Jullien développe sa pensée selon trois notions clés :
Le concept grec de beau, qui ne se retrouve pas en Chine. Il n’y a pas de nu dans l’art chinois, il n’y a pas non plus d’incarnation de l’Être, ousia ou parousia. « […] En Chine, le corps est plutôt un sac, quasiment informe, de souffle-énergie dont il convient de suivre le plus minutieusement la circulation (ainsi dans l’acuponcture) ».
La pensée chinoise privilégie l’ouïe à la vue. « Pour dire “intelligent”, on dit “entendant-voyant” (cong-ming), l’ouïe avant la vue. Car la vue va chercher dans le monde ce qui est “jeté” devant elle et lui fait obstacle : son “ob-jet” ; mais l’ouïe recueille comme un cornet – c’est pourquoi il faut prêter l’oreille aux transformations silencieuses qui font discrètement leur chemin, continûment et globalement, sans alerter. »
« Le stratège chinois opérera par transformation silencieuse, ce pourquoi il “n’agit pas”, mais fait (laisse) mûrir la situation : quand celle-ci est parvenue à maturation, il n’y a qu’à récolter (li en chinois), sans qu’il y ait à proprement parler de “visé” (skopos dit le grec) fixant méthodiquement à l’avance des “buts” à atteindre (telos), en les détachant de la processualité des choses, et quitte à vouloir forcer tragiquement le destin ».
Comme le souligne Claude Hagège, la Chine joue le rôle d’un grand opérateur théorique : « Il fallait se mettre en position d’étudier la pensée grecque à partir d’une autre pensée, la chinoise ».
Le détour chinois nous permet donc de voir les peuples d’Europe qui se sentent si différents les uns des autres… alors qu’ils sont unis par une métaphysique, une sensibilité, des valeurs et un rapport au monde qui opèrent comme un ciment bien plus fort que les forces centripètes auxquelles l’attention s’attache à vouloir conférer une importance qui, comme l’aurait dit Jonathan Swift, rapportée à l’essentiel relèvent de guerres picrocholines.
Construire une Europe de la culture et des valeurs
D’où vient donc la difficulté de créer les circonstances d’une Europe juridique et institutionnelle ? Peut-être d’un problème de méthode. On se souvient de la fameuse phrase apocryphe de Jean Monnet, père fondateur de l’Union européenne : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » (en réalité un effet rhétorique d’un discours de Mme Hélène Ahrweiler indiquant ce qu’aurait pu s’écrier Jean Monnet et non pas ce qu’il avait réellement dit). Ce qui est intéressant c’est le succès de cette « citation » qui ne s’est jamais démenti car elle touche évidemment une corde sensible.
L’Europe s’est construite sur l’économie et le politique, beaucoup moins sur la culture et les valeurs. Le modèle conscient ou inconscient de ses promoteurs a toujours été calqué sur celui des États-Unis, les États-Unis d’Europe comme pendant des États-Unis d’Amérique, comme l’exposait Victor Hugo en 1849 :
« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! »
Or, s’il relève de l’habitude de réunir l’Europe et les États-Unis au sein du concept plus large d’Occident (voir par exemple Samuel P. Huntington, une différence essentielle subsiste.
Huntington, en effet, définit la civilisation en accordant une prévalence à la notion de religion. Il cite Christopher Dawson (« Les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ») et estime que « Parmi les cinq « religions du monde » selon Weber, quatre – le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le confucianisme sont associées à de grandes civilisations » tout en s’expliquant sur l’exclusion de ces catégories des religions bouddhiste et juive. Or l’Europe n’est pas chrétienne. Comme l’écrit l’auteur Israélien Yuval Noah Harari, elle a inventé une nouvelle religion, celle de l’Homme.
« En Europe, à l’aube des Temps modernes, on pensait que les meurtriers violaient et déstabilisaient l’ordre cosmique. Le rétablissement de l’équilibre passait par la torture et l’exécution publique du criminel en sorte que tout le monde pût voir l’ordre rétabli. Les exécutions macabres étaient un passe-temps favori des Londoniens et des Parisiens à l’époque de Shakespeare et de Molière. Dans l’Europe d’aujourd’hui, le meurtre est perçu comme une violation de la nature sacrée de l’humanité. Pour rétablir l’ordre, les Européens ne torturent ni n’exécutent plus les criminels. Ils punissent le meurtrier de la façon, à leurs yeux, la plus « humaine » possible, sauvegardant ainsi, voire reconstituant sa sainteté humaine. »
Les États-Unis sont plus éloignés de la notion de laïcité. Bien que le premier amendement de la constitution inspiré par Thomas Jefferson garantisse la séparation de l’Église et de l’État et que John Quincy Adams déclarât dix ans plus tard que le gouvernement des États-Unis n’était pas fondé sur la religion chrétienne, on imagine mal figurer sur nos euros « In God we trust » ou nos responsables politiques terminer leurs discours par « God bless Europe ».
L’apport essentiel de l’Europe, à partir des Lumières, a consisté à installer l’Homme plutôt que Dieu au centre de l’univers.
Certes, cet humanisme est issu de la religion chrétienne elle-même. L’appréhension du père, du fils et du Saint-Esprit dans une vision dynamique et non statique est vertigineuse de modernité : Dieu s’incarne en Homme pour devenir Esprit. Il se défait de sa déité, devient mortel pour devenir intemporel. Génie du christianisme, vision sublime qui préfigure celle de faire de l’Homme la valeur suprême de nos sociétés.
C’est ce pas supplémentaire qu’a franchi l’Europe. Elle a su se dégager de la religion en la sublimant. N’en déplaise aux eurosceptiques, l’Europe a une âme et cette âme c’est son humanisme.
Vents contraires
Hélas, des vents contraires se sont levés. À l’est et au centre ont émergé des démocraties il-libérales (Hongrie, Pologne, Slovaquie, etc.) auxquelles Alain Finkielkraut a consacré une émission. Les invités y expliquent qu’il s’agit de nations sans état qui se sont construites sur une identité culturelle et qui non seulement s’opposent au libéralisme politique mais aussi au libéralisme sociétal (mariage gay, avortement et multiculturalisme). Ces pays se vivent – plus dans un conflit de paradigmes que civilisationnel – comme les derniers défenseurs d’une Europe conservatrice (famille, nation, valeurs chrétiennes). Elles s’opposent à la religion humanitaire qui est la nôtre et qui les inquiète. Ainsi, le rejet par ces pays de quotas de migrants que souhaite leur imposer Bruxelles s’explique non par un nationalisme buté mais par des raisons symboliques : le refus d’un avenir multiculturel qui aurait échoué et qui aboutirait à une remise en cause de leur identité. C’est sur fond d’un recul de l’état de droit et d’une résurgence de l’antisémitisme qu’un divorce est en train d’être consommé à l’intérieur de l’Europe.
Découvrons-nous en Europe à travers les Lumières qui nous rassemblent et depuis peu nous divisent ! Tentons, Européens, le pari d’emprunter aux Chinois leur approche de la stratégie, celle « des transformations silencieuses ». Peut-être faut-il renoncer à l’idée de construction européenne et s’orienter vers celle de reconnaissance de l’identité européenne, renoncer à donner une forme à l’Europe pour en révéler les contours véritables. L’avantage serait de s’unir autour de ce qui existe plutôt que d’imaginer ce qui n’existe pas ou d’en dénoncer le caractère utopiste.
Les intérêts économiques peuvent diverger, les approches politiques aussi, le socle de valeurs communes est lui beaucoup plus stable. Plutôt que de rêver à l’Europe des mille normes, dessillons nos yeux et voyons apparaître belle et triomphante, mais surtout bien réelle, l’Europe de l’humanisme, celle du droit et de la culture. Comme une apparition inouïe.
The Conversation
Jean-Jacques Neuer est un des fondateurs d'EuraChine, une association qui a pour objet la promotion de l’art et de la culture entre l’Europe et le monde Chinois. Il est avocat d'affaires, spécialiste de l'Art et de la Culture. Il est cofondateur de l'Association Française pour la Démocratisation de l'Art, une institution philanthropique à but culturel. Il a été membre du Conseil d'administration du Centre National du Théâtre et du Conseil d’administration du Musée Guimet, musée national des Arts Asiatiques. Il a également été membre du Comité des Affaires Juridiques de l'ICOM - Conseil International des Musées.
Prétendue révolution, le RGPD n’est en réalité que l’expression plus aboutie d’une vision philosophique ancienne, tendant à rapprocher donnée, vie privée et personne humaine.
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en application en mai dernier, et avec lui son lot de provisions supposées renforcer la protection des données à caractère personnel. Prétendue révolution, ce texte n’est en réalité que l’expression plus aboutie d’une vision philosophique ancienne, tendant à rapprocher donnée, vie privée et personne humaine et s’opposant à une vision plus mercantile de la donnée, adoptée outre-Atlantique.
En développant massivement les services numériques, nos sociétés ont profondément transformé la notion de vie privée: consciemment ou non, chaque individu partage des informations plus nombreuses et plus diverses le concernant, faisant d’éléments ordinairement privés, des données connues par d’autres individus, des entreprises ou des administrations.
Parmi ces données comptent, de manière très immédiate et par exemple, les données de localisation collectées notamment par les smartphones et les diverses applications qui y sont installées, les données biométriques collectées à la demande d’édition d’un passeport ou encore les préférences alimentaires via les cartes de fidélité utilisées par les grands acteurs de la distribution.
En outre, la modification de la notion de vie privée est d’autant plus grande lorsque l’entité collectant initialement des informations sur un utilisateur, les recoupe, déduisant ainsi de nouvelles données, notamment par l’utilisation d’algorithmes.
Dans les deux cas, en face des possibilités offertes par la technologie, existent des risques pour les personnes concernées en cas de fuite de données comme le prouvent les nombreux scandales passés (Target, Ashley Madison, etc.) ou lors de la prise de décisions basées sur des données erronées. Dès lors, il appartient à chaque société, notamment par le droit, de contrôler les opérations portant sur des données à caractère personnel.
De l’anthropocentrisme aristotélicien à l’idée kantienne de respect de la personne, les philosophes européens ont longtemps considéré que toute chose de nature ontologique méritait une protection des plus absolues. Cette approche fondamentaliste, embrassant les droits humains, se retrouve par exemple en droit français dans le concept d’indisponibilité du corps humain, lui-même à l’origine de l’interdiction de vente d’organes, ou de la pratique des mères porteuses.
Le philosophe italien Luciano Floridi (Information: a very short introduction, 2010) crée à ce titre un parallèle éloquent entre la donnée et le corps humain en expliquant que la «quatrième révolution» (celle de l’informatique, en référence à Alan Turing) et la circulation accrue de données qui y est associée ont transformé la vie humaine à tel point que la donnée devrait être vue comme une extension de la personne humaine.
Ainsi, la marque de possession de la donnée à caractère personnel («mes données») se rapprocherait davantage du lien entre l’individu et son corps («mon bras») que de la marque de possession d’un objet («ma voiture»).
Droit à l’autodétermination informationnelle
En considérant la donnée comme une véritable émanation de la personne, celle-ci devient digne d’une protection très élevée. La volonté de protéger les données à caractère personnel est ainsi bien antérieure au RGPD en Europe, les premières législations relatives aux données à caractère personnel datant de 1970 (Land de Hesse, Allemagne), 1976 (Suède) et 1978 (France).
En Allemagne, la protection des données à caractère personnel revêt, en outre, un caractère constitutionnel depuis qu’en 1983 la Cour constitutionnelle a déduit de la Constitution fédérale un principe de droit à l’autodétermination informationnelle.
Ce principe dépasse la conception minimaliste de la vie privée («le droit d’être laissé tranquille») pour correspondre davantage à une protection large de la sphère privée et à la capacité de l’individu à participer de manière indépendante à la vie politique et sociale, comme l’expliquent Gerrit Hornung et Christoph Schnabel («Computer law and security report», 2009).
"Un renforcement progressif au sein de l’UE
L’Union européenne est également intervenue sur le sujet de la protection des données à caractère personnel avant le RGPD par l’adoption de la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, créant un cadre général relatif à la protection des données à caractère personnel ainsi que par l’inclusion, dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, d’un article 8 relatif à la protection des données à caractère personnel.
Sans constituer une révolution, le RGPD vient toutefois renforcer sensiblement la protection des données à caractère personnel, en ligne avec l’idéologie fondamentaliste présente en Europe.
À titre d’exemple, le Règlement a une portée plus large territorialement puisqu’il s’applique à des contrôleurs de données situés en dehors de l’Union européenne. Substantiellement également, il accorde davantage de droits aux personnes concernées et prévoit notamment des sanctions plus fortes en cas de non-respect.
Aux États-Unis: laissez-faire, laissez-passer
À l’opposé de la vision sacrée de la vie privée et de la considération quasi corporelle de la donnée, existe une vision plus matérielle de cette dernière, dérivée d’une vision plus mercantile de la vie privée.
Dans An economic theory of privacy (1978), Richard Posner dépeint la notion de privacy comme nocive pour le marché en ce qu’elle prive d’informations les agents dans leurs prises de décisions. Dès lors, il n’apparaîtrait pas justifié d’accorder une protection particulièrement élevée aux données mais plutôt d’en autoriser la libre aliénabilité, notamment en créant un droit de propriété de l’individu sur ses données comme le défendait récemment le think tank Génération libre.
La structure américaine s’inspire de cette logique mercantile et est ainsi moins contraignante pour les entreprises désireuses de collecter et traiter des données à caractère personnel. Elle s’oppose au choix européen d’un régime protecteur de l’individu, destiné à sécuriser sa confiance en l’économie numérique.
Au contraire d’une intervention publique forte comme l’est le RGPD, les premières initiatives de régulation aux États-Unis sont l’œuvre des acteurs privés ayant produit des codes de bonne conduite (voir notamment les guidelines de la Direct Marketing Association).
La liberté laissée aux grands acteurs du secteur symbolise parfaitement l’approche libérale choisie par le législateur américain, suivant la doctrine libérale du «laissez-faire, laissez passer» élaborée par Vincent de Gournay au XVIIIe siècle. Cette expression, symbole de la confiance en la capacité autorégulatrice du marché, explique alors la structure parcellaire du droit américain de la protection des données à caractère personnel.
Ce seul exemple de la structure du droit suffit à mettre en lumière les différences juridiques résultant des différences philosophiques dont font l’objet États-Unis et Union européenne. En effet, aucun texte général relatif à la protection des données à caractère personnel n’existe aux États-Unis et le législateur n’est intervenu que sporadiquement sur des points particulièrement sensibles (la protection des jeunes enfants avec le Children Online Privacy Protection Act, 1998) ou pour certains secteurs comme les télécommunications (1996) et la finance (1970, 1999).
Qui a dit que le latin était une langue morte ? Des poissonniers marseillais se sont récemment vu dresser procès-verbal pour n'avoir pas étiqueté leurs denrées en usant des termes scientifiques idoines.
C'est que la réglementation européenne l'exige : « Lorsque toutes les espèces d'un même genre peuvent être désignées sous la même dénomination commerciale, le nom latin de l'espèce doit être indiqué sur l'étiquetage. » On ne vous dit pas la fureur des sanctionnés, lesquels, se sentant monter au nez la moutarde d'Ordralfabétix, se seraient volontiers servis de leurs poissons comme d'autant d'objets contondants, pour peu qu'un malheureux forgeron passât par là ! Les clients confondent déjà rascasse et rouget, éructaient certains, alors s'il faut maintenant appeler le grondin rouge chelidonichthys cuculus...
Il n'est pas impossible, cela dit, que la nouvelle ait plongé dans la béatitude tous ceux qui verraient d'un bon œil que l'on fît preuve du même zèle sur le terrain de la langue. Imaginez un instant que l'on nous oblige, à coups d'amendes, à connaître, pour chaque mot que nous utilisons, le vocable latin dont il dérive ! Voilà qui nous dispenserait à tout le moins de faire de l'adjectif conséquent un synonyme d'important : le repérage du verbe latin sequi (« suivre ») suffirait à valoriser bien plutôt la notion de logique, de cohérence. La somme que l'on (ne) gagne (pas) au loto est moins conséquente que considérable !
De même, le verbe obnubiler (« obscurcir l'esprit ») ressemblerait moins à un... omnibus si l'on savait ce qu'il doit au nubes (« nuage »). Quant à la mappemonde, qui donc oserait encore en faire un globe terrestre en sachant qu'elle descend tout droit du latin médiéval mappa mundi (« carte du monde ») ?
Il se murmure que le président de la République, à qui le maire des lieux, Jean-Claude Gaudin, aurait rapporté l'incident avec la faconde méridionale qu'on lui connaît, s'en serait amusé avant de promettre à son interlocuteur qu'il en faisait son affaire. Reste à savoir si ce fait du prince ne compromettrait pas la cohésion gouvernementale. Il est en effet un ministre de l'Éducation nationale qui, pour avoir appelé de ses vœux la résurrection du latin, se sera réjoui de constater que la langue de Cicéron gardait sa place dans la vie de tous les jours. Pourvu que tout ça ne finisse pas en queue de poisson !
Communiqué de presse du 5 juillet 2018.
À l'issue d'une mobilisation internationale incroyable, le Parlement européen réuni en séance plénière ce jeudi 5 juillet a rejeté, 318 voix contre 278 1, le mandat accordé à l'eurodéputé Axel Voss sur le rapport adopté en commission des affaires juridiques (JURI) le 20 juin dernier 2. L'April félicite les eurodéputés de leur vote et applaudit l'ensemble des personnes qui se sont mobilisées. Le projet de directive droit d'auteur est renvoyé en séance plénière avec réouverture des amendements, lors de la session qui débutera le 10 septembre. Il sera donc à nouveau possible d'amender le texte, voire de le rejeter. La mobilisation doit donc se poursuivre.
Les partisans de ce projet de directive ont mené ces dernières semaines une opération de décrédibilisation de l'importante mobilisation citoyenne contre ce texte. La caricaturant comme étant orchestrée par les « GAFAM » et se contentant de labelliser chaque argument avancé de « Fake news » sans jamais y répondre. Cette stratégie, visant à éviter de parler du fond du texte c'est à dire du filtrage automatique, a échoué. Les eurodéputés n'ont pas été dupes.
« Une importante mobilisation a permis le rejet du mandat mais la mobilisation doit se poursuivre d'ici le vote en plénière sur le fond soit pour corriger les dispositions dangereuses du texte soit pour le rejeter » a déclaré Frédéric Couchet, délégué général de l'April.